Nelson (Ville) c. Marchi, 2021 CSC 41
La séparation des pouvoirs protège ainsi l’indépendance de la magistrature, la capacité et la liberté du pouvoir législatif d’adopter des lois et la capacité du pouvoir exécutif d’appliquer ces lois, d’établir des priorités et d’allouer les ressources nécessaires à une bonne gouvernance.
[42] La raison première pour laquelle les décisions de politique générale fondamentale sont soustraites à la responsabilité pour négligence est le maintien de la séparation des pouvoirs. Assujettir ces décisions aux obligations de diligence de droit privé amènerait les tribunaux à évaluer des décisions qui relèvent davantage des pouvoirs législatif ou exécutif. Les branches exécutive, législative et judiciaire du gouvernement jouent des rôles distincts et complémentaires dans l’ordre constitutionnel du Canada (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 27‑29). Chaque branche possède aussi des attributions institutionnelles fondamentales : la branche législative a le pouvoir de faire de nouvelles lois, la branche exécutive exécute les lois édictées par la branche législative, et la branche judiciaire tranche les différends qui découlent de l’application des lois (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 9.1 (« Definition of responsible government »)).
[43] Il est essentiel, pour assurer le maintien de l’ordre constitutionnel, que chaque branche joue le rôle qui lui est propre et « qu’aucune [des] branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative)), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389; voir aussi Just, p. 1239). La séparation des pouvoirs protège ainsi l’indépendance de la magistrature, la capacité et la liberté du pouvoir législatif d’adopter des lois (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 2 et 35; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 65), et la capacité du pouvoir exécutif d’appliquer ces lois, d’établir des priorités et d’allouer les ressources nécessaires à une bonne gouvernance. Comme les municipalités détiennent des pouvoirs provinciaux délégués, elles bénéficient de la même protection à l’égard de certaines responsabilités.
[44] Les décisions de politique générale fondamentale prises par les branches législative et exécutive nécessitent la mise en balance de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents, ainsi que la réalisation d’analyses contextualisées de données. Ces décisions ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives, mais elles requièrent également des jugements de valeur — car des personnes raisonnables peuvent légitimement diverger d’opinions et de fait le font (voir B. A. Peterson et M. E. Van Der Weide, « Susceptible to Faulty Analysis : United States v. Gaubert and the Resurrection of Federal Sovereign Immunity » (1997), 72 Notre Dame L. Rev. 447, p. 450). Si les tribunaux intervenaient, ils remettraient en question les décisions de représentants gouvernementaux démocratiquement élus ou de représentantes gouvernementales démocratiquement élues, et ils ne feraient qu’y substituer leurs propres opinions (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 194, le juge La Forest (motifs concordants); S. M. Makuch, « Municipal Immunity From Liability in Negligence », dans F. M. Steel et S. Rodgers‑Magnet, dir., Issues in Tort Law (1983), 221, p. 232‑234).
[45] Dans le même ordre d’idées, la procédure contradictoire et les règles de procédure civile ne se prêtent pas au type de décisions polycentriques prises dans le cours du processus démocratique (Hogg, Monahan et Wright, p. 226; Home Office c. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004 (H.L.), le lord Diplock, p. 1066-1068). Il en va de même du fait que, bien qu’une décision de politique générale fondamentale soit meilleure qu’une autre, cela ne saurait constituer une preuve analogue à celles que requièrent généralement les tribunaux (Just, p. 1239‑1240, citant Blessing c. United States, 447 F. Supp. 1160 (E.D. Pa. 1978); voir aussi Berkovitz c. United States, 486 U.S. 531 (1988), p. 545).
Si toutes les décisions gouvernementales étaient assujetties à la responsabilité délictuelle, cela risquerait de nuire à la bonne gouvernance en créant un effet paralysant. Les autorités publiques doivent être autorisées à « nuire en soi aux intérêts des particuliers », lorsqu’elles prennent des décisions de politique générale fondamentale, sans craindre d’engager leur responsabilité.
[46] Qui plus est, si toutes les décisions gouvernementales étaient assujetties à la responsabilité délictuelle, cela risquerait de nuire à la bonne gouvernance en créant un effet paralysant (L. N. Klar, « The Supreme Court of Canada: Extending the Tort Liability of Public Authorities » (1990), 28 Alta. L. Rev. 648, p. 650; voir aussi United States c. Muniz, 374 U.S. 150 (1963), p. 163). Les autorités publiques doivent être autorisées à « nuire en soi aux intérêts des particuliers », lorsqu’elles prennent des décisions de politique générale fondamentale, sans craindre d’engager leur responsabilité (Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 722).
[47] Pour ces raisons, bien qu’il soit incontestable que les branches législative et exécutive prennent parfois des décisions de politique générale fondamentale qui causent en définitive préjudice à des particuliers (Klar, p. 650), la réponse à de telles décisions doit émaner des électeurs plutôt que des tribunaux (Anns, p. 754; George c. Newfoundland and Labrador, 2016 NLCA 24, 378 Nfld. & P.E.I.R. 46, par. 159). Contrairement au droit public (administratif), où les décisions prises par des délégataires du gouvernement sont contrôlées par les tribunaux pour assurer la primauté du droit, appliquer aux décisions de politique générale fondamentale la responsabilité de droit privé aurait pour effet de miner notre ordre constitutionnel.
[48] À l’inverse, il existe de bonnes raisons de tenir les autorités publiques responsables de leurs activités négligentes qui ne relèvent pas de la sphère de la politique générale fondamentale, lorsque ces activités causent préjudice à des particuliers. [traduction] « Les municipalités fonctionnent à plusieurs égards comme des personnes physiques ou morales », et elles ont la capacité de « causer des pertes » (Makuch, p. 239). La responsabilité à l’égard d’activités opérationnelles est « une protection utile pour les citoyens dont la confiance de plus en plus grande dans les fonctionnaires semble une caractéristique de notre temps » (Kamloops, p. 26).
[49] Comme nous l’expliquerons, la raison d’être de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs — devrait servir de principe directeur général de l’analyse. En définitive, la question de savoir si une autorité publique doit bénéficier ou non de l’immunité à l’égard des poursuites en responsabilité pour négligence dépend de la réponse à la question de savoir si la séparation des pouvoirs sous-jacente est en jeu et dans quelle mesure elle l’est (voir, p. ex., United States c. Varig Airlines, 467 U.S. 797 (1984), p. 814; Berkovitz, p. 536‑537).