La Cour a reconnu qu’« il y a détention [. . .] même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer [. . .] et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir ».
[21] La détention s’entend de « la suspension de l’intérêt d’une personne en matière de liberté par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable de la part de l’État » (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 21; Le, par. 27). Dans le feu de l’action, il n’est pas toujours facile pour des citoyens ordinaires, qui sont peut‑être mal informés de leurs droits ou de l’étendue des pouvoirs des policiers, de savoir s’ils ont le choix d’obtempérer ou non à une demande des policiers. Une personne peut percevoir « une simple interaction de routine avec les policiers comme [l’]obligeant à obtempérer à toute demande » (Le, par. 26, se référant à S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83). Pour cette raison, la Cour a reconnu qu’« il y a détention [. . .] même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer [. . .] et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir » (Le, par. 26 (je souligne)). Cela étant dit, ce n’est pas toute interaction entre l’État et les citoyens qui constitue une détention (Suberu, par. 3; Le, par. 27); il n’y a pas détention, et donc les droits garantis par l’al. 10b) ne sont pas violés, lorsqu’une personne coopère volontairement avec les policiers, par exemple en acceptant librement de faire une déclaration.
[22] En l’espèce, M. Lafrance affirme que son choix de coopérer avec les policiers le 19 mars a été, en substance, imposé au moyen de contraintes psychologiques. Une détention psychologique existe lorsqu’une personne est légalement tenue de se conformer à un ordre ou une sommation des policiers, ou lorsqu’une « personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire » et « conclur[ait] qu’elle n’est pas libre de partir » (Grant, par. 30‑31; Le, par. 25). C’est cette dernière catégorie qui, selon M. Lafrance, décrit sa situation. Trois facteurs — identifiés dans l’arrêt Grant et explicités dans l’arrêt Le — doivent être pris en considération et mis en balance :
1. Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir.
2. La nature de la conduite des policiers.
3. Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence (Grant, par. 44; Le, par. 31).
L’arrêt Moran n’est plus valable en droit et ne devrait plus être appliqué ni invoqué.
[26] Je reconnais que les tribunaux de juridiction inférieure continuent de se reporter à ces facteurs lorsqu’ils évaluent s’il y a eu détention selon l’arrêt Grant (voir, p. ex., R. c. Seagull, 2015 BCCA 164, 323 C.C.C. (3d) 361, par. 38; R. c. Tessier, 2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, par. 66‑69, autorisation d’appel accueillie, Bulletin des procédures, 4 mars 2021, p. 2; R. c. Eaton, 2019 ONCA 891, par. 12 (CanLII); R. c. N.B., 2018 ONCA 556, 362 C.C.C. (3d) 302, par. 121). L’opinion à cet égard, qu’elle soit énoncée de manière explicite dans ces jugements ou qu’elle y soit nécessairement implicite, est que les facteurs établis dans l’arrêt Moran sont des critères [traduction] « utiles » lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a détention selon l’arrêt Grant (Seagull, par. 38; N.B., par. 121).
[27] Soit dit en tout respect, l’opinion la plus juste est que, par suite de l’arrêt Grant, l’arrêt Moran n’est plus valable en droit (S. Coughlan et G. Luther, Detention and Arrest (2e éd. 2017), p. 287) et ne devrait plus être appliqué ni invoqué. Dans l’arrêt Grant, le test servant à déterminer s’il y a détention a été reformulé pour axer l’analyse sur la perspective d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. En revanche, les facteurs établis dans l’arrêt Moran sont principalement axés sur la conduite des policiers et sur les renseignements auxquels l’accusé n’a pas facilement accès au moment de la détention (par exemple l’étape à laquelle est rendue l’enquête policière). De plus, alors que le test établi dans l’arrêt Grant est objectif, l’arrêt Moran invite les tribunaux à tenir compte des perceptions et croyances subjectives de l’accusé, ce qui met l’accent sur des considérations jouant un rôle limité (voire inexistant) dans une appréciation objective (Le, par. 111‑117).
[28] De plus, et comme je l’ai mentionné, la portée de l’arrêt Moran se limite, suivant les termes mêmes qui y sont utilisés, à la question de savoir si une personne qui est interrogée dans un poste de police est détenue. Pour cette raison, l’arrêt Moran se voulait donc d’application limitée. L’arrêt Grant a une portée globale et s’applique à toute situation de détention policière alléguée, en ce qu’il couvre tout l’éventail de circonstances mettant en cause le droit à la protection contre l’auto-incrimination garanti par l’art. 10 de la Charte, y compris les détentions aux fins d’enquête (R. c. Folker,2016 NLCA 1, 373 Nfld. & P.E.I.R. 49, par. 74‑79, le juge White (dissident en partie)).
a) Les circonstances à l’origine du contact
[29] À ce stade, la Cour doit se demander comment M. Lafrance pouvait raisonnablement percevoir les circonstances du contact ⸺ plus précisément, « les policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou [le] visaient‑ils précisément [. . .] dans le cadre d’une enquête ciblée? » (Le, par. 31a); Grant, par. 44(2)a)).
[30] Je constate que le juge du procès a d’abord examiné les renseignements contextuels dont disposaient le sergent Eros et les policiers pendant les premières étapes de leur enquête, notamment le mandat qui a été confié au sergent Eros de parler à M. Lafrance à l’extérieur de la maison. Toutefois, dans l’arrêt Le (auquel le juge du procès n’avait pas accès, je le signale, au moment où il a rendu sa décision), la Cour a expliqué que les « objectifs d’enquête sont importants lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention était arbitraire et si les policiers agissaient de bonne foi », mais qu’ils « sont moins pertinents » lorsqu’il s’agit d’examiner le premier facteur de l’arrêt Grant(par. 37‑38). Une personne raisonnable mise à la place de l’accusé n’aurait pas connaissance des renseignements en coulisse d’une enquête policière.
[31] L’analyse commence véritablement au moment où le contact lui‑même commence — en l’espèce, il s’agit du moment où les policiers sont arrivés chez M. Lafrance dans des véhicules de police banalisés et d’autres identifiés, à une heure matinale alors que M. Lafrance dormait. Armés et vêtus de gilets pare‑balles, ils sont entrés dans la maison, ont frappé à la porte de sa chambre et lui ont donné l’ordre de s’habiller et de sortir. Ils l’ont surveillé à l’intérieur et à l’extérieur de la maison.
[32] À mon avis, il est inconcevable qu’une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance — réveillée et face à des policiers armés dans sa maison lui disant de sortir — pourrait croire qu’ils étaient venus pour « fourni[r] une aide générale », « assur[er] le maintien de l’ordre » ou mener « une enquête générale ». Une personne raisonnable comprendrait immédiatement qu’elle fait l’objet d’une enquête ciblée. Bien entendu, même si les policiers étaient autorisés par mandat et qu’ils avaient donc des « raisons légitimes » de prendre les mesures qu’ils ont prises, cela ne détermine pas comment une personne raisonnable perçoit ses interactions avec la police — et il est d’ailleurs peu probable que cela ait une incidence sur cette perception (Le, par. 37‑38). En réalité, le mandat lui-même, en autorisant les policiers à perquisitionner à la maison de M. Lafrance, révèle l’existence d’une enquête ciblée.
[33] Bien que le jugement de première instance rappelle les faits relatifs à ce premier contact avec les policiers (au par. 37), peu de considération est accordée à la possibilité que ces faits aient entraîné une détention. Le juge du procès met plutôt l’accent sur la première interaction entre M. Lafrance et le sergent Eros. Cependant, encore une fois, c’est le moment où l’interaction avec les policiers commence qui doit être pris en considération. L’interaction entre M. Lafrance et le sergent Eros était le prolongement d’une série d’événements qui ont commencé quand les policiers sont entrés dans la maison de M. Lafrance, l’ont réveillé et lui ont donné l’ordre de s’habiller et de sortir. Quoi qu’il en soit, même si la conversation entre le sergent Eros et M. Lafrance correspondait au moment où la détention est survenue, ma conclusion serait la même : une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance se serait sentie visée à des fins d’enquête lorsque le sergent Eros l’aurait abordée, lui aurait demandé de confirmer son identité et l’aurait informée que les policiers voulaient lui parler au sujet d’un meurtre. Cela milite en faveur d’une conclusion qu’il y a eu détention.
b) La nature de la conduite des policiers
[34] Suivant le deuxième facteur de l’arrêt Grant, le tribunal doit se pencher sur la nature de la conduite des policiers tout au long de l’interaction. Plus précisément, leurs actions et les mots employés, le recours au contact physique, le lieu du contact, la présence d’autres personnes et la durée du contact sont tous des éléments qui peuvent jouer un rôle sur les perceptions de la personne raisonnable mise à la place de l’accusé (Grant, par. 44(2)b); Le, par. 31b) et 43).
(i) Les mots employés par les policiers et leurs actions
[35] Un argument central de la thèse de la Couronne est qu’un contact est à première vue volontaire lorsque les policiers informent explicitement une personne qu’elle n’est pas obligée de coopérer. Cela, plaide la Couronne, revêt la fonction d’un événement intermédiaire qui éclaire l’interprétation des événements antérieurs et ultérieurs de manière à éliminer toute possibilité de détention policière. La Couronne invoque en particulier les passages suivants tirés de l’arrêt Grant :
La nature objective de cet examen reconnaît la nécessité que les policiers soient en mesure de savoir quand il y a détention afin qu’ils puissent s’acquitter des obligations qu’impose la Charte en ce cas et qu’ils puissent accorder à la personne détenue les protections supplémentaires qui lui sont conférées. Toutefois, les intentions subjectives des policiers ne sont pas déterminantes. (Des questions comme celle de la « bonne foi » des policiers peuvent devenir pertinentes — dans les cas où le tribunal conclut qu’il y a eu violation de la Charte — lors de l’application du test en matière d’exclusion d’éléments de preuve prévu au par. 24(2).) Bien que le test soit objectif, la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment envisagé peuvent être pertinentes pour déterminer si elle pouvait raisonnablement conclure à un déséquilibre entre son pouvoir et celui des policiers, et donc raisonnablement penser qu’elle n’avait d’autre choix que d’obéir à la directive donnée. Pour répondre à la question de savoir s’il y a détention, il faut procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé, et non à une analyse détaillée de chacun des mots prononcés et des gestes posés. Dans les cas où les policiers ne savent pas avec certitude si leur conduite a un effet coercitif, ils peuvent dire clairement à la personne visée qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir. C’est au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits.
. . .
L’application efficace de la loi dépend largement de la coopération des membres du public. Les policiers doivent avoir la capacité d’agir de façon à favoriser cette coopération, et non à la décourager. Cependant, les pouvoirs d’enquête des policiers ne sont pas illimités. La notion de détention psychologique reconnaît la possibilité que des tactiques policières, même exemptes de contraintes physiques véritables, soient suffisamment coercitives pour, en réalité, priver une personne du choix de s’en aller. La personne risque alors raisonnablement de se sentir obligée de s’incriminer. En pareil cas, les policiers ne peuvent plus s’attendre simplement à ce qu’elle coopère. Répétons‑le, à moins que les policiers n’informent la personne qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir, il se peut fort bien que la détention se soit cristallisée. Dès lors, les policiers doivent observer les garanties juridiques énoncées à l’al. 10b). Le fait que l’obligation ne prenne naissance qu’en cas de détention est un des éléments qui permet d’établir un équilibre entre, d’une part, les droits individuels garantis par les art. 9 et 10 dont bénéficient tous les membres de la société et, d’autre part, l’intérêt collectif de la société à ce que la police puisse effectuer des enquêtes et réprimer le crime. [Je souligne; par. 32 et 39.]
[36] À eux seuls, ces passages peuvent étayer la thèse de la Couronne. Cependant, à la lumière de l’arrêt Grant dans son ensemble, ils n’étayent pas la thèse selon laquelle une telle déclaration de la police empêcherait de conclure à l’existence d’une détention. Dans l’arrêt Grant, la Cour a élaboré le test servant à déterminer s’il y a détention de manière à ce qu’aucun facteur à lui seul — y compris une déclaration des policiers portant que la personne n’est pas obligée de leur parler ou qu’elle peut partir — ne soit déterminant. Au contraire, ce qui est nécessaire, comme l’indique également le premier de ces passages, c’est de « procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé » (par. 32 (je souligne)). Les passages de l’arrêt Grant invoqués par la Couronne étaient donc immédiatement assortis de la mise en garde d’après laquelle c’est en définitive « au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits » (par. 32). Autrement dit, dans son évaluation, le tribunal doit avoir une vue d’ensemble qui tient compte de toutes les circonstances de l’affaire et il ne devrait pas être distrait par la déclaration d’un policier qui, prise isolément, serait défavorable à la conclusion qu’il y a eu détention. Il est tout à fait possible qu’une telle assurance, donnée à un moment très précis de l’interaction avec les policiers, perde tout son sens pour une personne raisonnable mise à la place de la personne détenue une fois que l’entièreté du contact est prise en compte.
[37] Interprété ainsi, le test de l’arrêt Grant repose sur une réalité pratique des interactions entre les policiers et les citoyens, en particulier lorsque l’interaction se rapporte à une enquête criminelle. Bien que les mots employés par les policiers puissent avoir une certaine signification pour ceux d’entre eux qui sont formés et expérimentés ou pour les personnes ayant une formation en droit ou qui connaissent déjà leurs droits et la manière de les exercer, ils peuvent avoir une signification moindre ou différente pour des personnes vulnérables qui ne connaissent pas bien leurs droits garantis par la Charte. Ce cas particulier de déséquilibre des pouvoirs entre l’État et les citoyens qui caractérise notre système de justice criminelle est exacerbé par la dynamique psychologique d’un interrogatoire policier, où même les confirmations répétées que le détenu est libre de partir peuvent ne pas être prises en compte, particulièrement par des personnes innocentes qui souhaitent se disculper de tout méfait.
[38] Rien de ce qui précède n’est miné par la jurisprudence des cours d’appel que la Couronne invoque, laquelle soit est antérieure à l’arrêt Grant (p. ex., R. c. Rajaratnam, 2006 ABCA 333, 397 A.R. 126), soit confirme que toutes les circonstances d’une affaire doivent être examinées afin de déterminer s’il y a eu détention (p. ex., Seagull, par. 49‑60; R. c. Van Wissen, 2018 MBCA 110, 367 C.C.C. (3d) 186). Je rejette par conséquent l’argument de la Couronne selon lequel une détention ne peut pas exister à première vue lorsque les policiers déclarent que la personne peut refuser de leur parler ou qu’elle peut partir dès lors qu’une déclaration est faite. À cet égard, mes collègues aussi accordent un poids important à de telles déclarations. De fait, ils les traitent comme si elles étaient pratiquement déterminantes (comme on le pourrait en considérant les mots utilisés par les policiers, en application du cadre d’analyse de l’arrêt Moran), plutôt que de se concentrer sur les facteurs contextuels qui auraient un effet sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé (comme l’exigent les arrêts Grant et Le).
[39] En résumé : aucun facteur à lui seul, y compris une déclaration policière faite à une personne portant qu’elle n’est « pas détenue » ou qu’elle n’est par ailleurs pas obligée de coopérer ou qu’elle peut partir, ne permet de déterminer qu’il y a eu détention. Lorsqu’un tel facteur existe, il ne s’agit que d’un facteur parmi d’autres qu’un tribunal doit prendre en considération pour établir si une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée de coopérer. Ce facteur ne fait pas automatiquement pencher la balance, et ne la fera peut‑être pas pencher du tout, lorsque d’autres facteurs portent à conclure qu’il y a eu détention.
[40] De fait, les déclarations faites par le sergent Eros à M. Lafrance[3] ne font pas pencher la balance en l’espèce. Bien qu’elles soient défavorables à une conclusion qu’il y a eu détention, elles sont supplantées par les circonstances qui étayent la conclusion contraire, à savoir qu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se serait sentie obligée d’obtempérer et non pas libre de partir. Par exemple :
• Le sergent Eros a abordé M. Lafrance après qu’il est sorti, lui a demandé de confirmer son identité et lui a dit qu’il voulait lui poser des questions concernant le décès de M. Yasinski;
• Le seul moyen pratique dont disposait M. Lafrance pour se rendre au poste de police était d’y être conduit, ce qui a été fait dans une voiture de police banalisée avec deux policiers;
• Au poste de police, les policiers ont emmené M. Lafrance dans une salle d’interrogatoire située à l’arrière du poste de police, qui se trouvait derrière deux séries de portes verrouillées;
• Les policiers ont laissé M. Lafrance dans la salle d’interrogatoire pendant au moins 17 minutes, après avoir fermé la porte derrière eux, et ne l’ont pas informé que les portes n’étaient pas verrouillées;
• Les policiers ont dit à M. Lafrance qu’il se trouvait dans un environnement sécurisé, ont contrôlé son accès à l’extérieur de la salle d’interrogatoire et l’ont gardé sous surveillance pendant l’entretien, y compris en l’escortant aux toilettes.
(ii) Le recours au contact physique
[41] Comme cela ressort manifestement des analyses dans les arrêts Le (par. 50) et Grant (par. 50‑52), l’examen du recours au contact physique par les policiers avec une personne s’étend à leur proximité physique avec la personne. Même si, à proprement parler, il n’y a pas de contact physique, une proximité physique délibérée dans un espace restreint peut créer une ambiance qui amènerait une personne raisonnable à conclure qu’il est impossible de partir (Le, par. 50; Grant, par. 50). Cela est logique, puisqu’une proximité physique peut indiquer la possibilité de contact physique. Ainsi, même si rien ne suggère que les policiers ont eu quelque contact physique que ce soit avec M. Lafrance le 19 mars, cet élément n’est pas le seul devant être pris en compte. Par exemple, une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance pourrait, particulièrement après avoir été escortée aux toilettes, percevoir la proximité constante des policiers enquêteurs comme indiquant que toute tentative de partir, du moins de son propre chef, serait contrecarrée par une résistance physique.
[42] Cela étant dit, et bien que les policiers aient choisi d’avoir un entretien avec M. Lafrance dans ce que le sergent Eros a décrit comme l’« environnement sécurisé » d’une salle d’interrogatoire, leur conduite en l’espèce est loin de celle décrite dans l’arrêt Le, où les policiers se sont intentionnellement placés de manière à bloquer la sortie de la cour arrière (par. 50). Ni les éléments de preuve en l’espèce ni les conclusions du juge du procès ne donnent à penser que les policiers ont cherché à profiter de la proximité physique de cette manière. À mon avis, les facteurs liés à la proximité physique à eux seuls auraient peu d’incidence, voire aucune, sur la question de savoir si une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance se sentirait libre de refuser de parler aux policiers ou de partir.
(iii) La présence d’autres personnes
[43] Il s’agit d’un facteur important en l’espèce. À l’exception des moments où il a été laissé seul dans la salle d’interrogatoire et aux toilettes, M. Lafrance était en présence d’au moins un agent pendant toute son interaction avec les policiers, dès le moment où ceux-ci l’ont réveillé dans sa maison. Au début, il était sous la supervision de l’équipe de policiers armés chargée de la perquisition qui a exécuté le mandat et l’a surveillé alors qu’il entrait et sortait de la maison. Par la suite, le sergent Eros et le sergent d’état‑major Zazulak étaient présents tout au long de l’interaction, dès leur contact initial à l’extérieur de la maison, jusqu’au trajet menant au poste de police et pendant l’entretien. Ces policiers pesaient environ 220 à 245 lb, respectivement (alors que M. Lafrance pesait 130 lb), et le sergent d’état‑major Zazulak était armé et portait un gilet pare‑balles. Leur présence et leur supervision constantes tendraient à amener une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance à considérer qu’elle n’est pas libre de partir ou de refuser de parler.
[44] Mes collègues semblent comprendre ce facteur, tel qu’il a été énoncé dans l’arrêt Le, comme s’appliquant uniquement à la présence de témoins, et non pas à celle des policiers (par. 152). Mis à part le fait que les policiers étaient des témoins en l’espèce, je ne vois aucune raison valable de s’en tenir à un champ d’application aussi restrictif. La « présence d’autres personnes » n’était pas un facteur inédit dans l’arrêt Le. Il s’agit de l’un des facteurs énumérés dans l’arrêt Grant pour évaluer « [l]a nature de la conduite des policiers » (par. 44(2)b) (je souligne)). Pour cette raison, la Cour, à l’appui de sa conclusion qu’il y avait eu détention psychologique dans l’arrêt Grant, a souligné la présence d’autres policiers au moment du contact (par. 49‑52). Le fait est qu’il faut prendre en considération toute conduite policière pertinente relativement à la question de savoir si une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance aurait compris qu’elle était libre de partir. En effet, le fait que les témoins étaient des policiers pèse peut‑être encore plus lourdement dans la balance en faveur d’une conclusion qu’il y a eu détention que s’il s’agissait de simples passants.
(iv) Le lieu et la durée du contact
[45] Le contact de M. Lafrance avec les policiers s’est déroulé dans son ensemble à plusieurs endroits et sur plusieurs périodes de temps. À mon avis, les facteurs liés au lieu et à la durée amèneraient une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance à croire qu’elle était obligée de coopérer avec les policiers.
[46] Le contact initial a eu lieu tôt le matin à l’intérieur de la maison de M. Lafrance. Toute intrusion de policiers dans un domicile « sera raisonnablement perçue comme plus percutante, coercitive et menaçante que si pareil acte de l’État se produisait dans un lieu public » (Le, par. 51). Cela demeure vrai, peu importe que l’intrusion soit autorisée ou non par un mandat, même si selon les circonstances de l’intrusion, son incidence peut être atténuée lorsque, comme en l’espèce, les policiers informent l’occupant qu’ils sont munis d’un mandat de perquisition.
[47] Même dans ce cas, cependant, le mode d’entrée dans la maison, bien qu’autorisé en droit, peut raisonnablement être perçu comme intimidant. À mon avis, il est incontestable que cela aurait été le cas dans les circonstances de l’intrusion en cause. Aucune personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance n’aurait vu fondre toutes ses appréhensions simplement en raison de l’assurance que les 11 policiers qui venaient tout juste de la réveiller dans sa maison et qui lui avaient donné l’ordre de sortir avaient préalablement obtenu un mandat de perquisition. En conséquence, l’effet d’une intrusion policière dans une maison peut être atténué lorsque les policiers informent l’occupant qu’ils ont un mandat de perquisition. Toutefois, les policiers et les cours de révision doivent aussi être conscients de la possibilité que l’exécution d’un mandat dans une résidence — qui constitue un moyen par lequel la police exerce un contrôle sur la maison— puisse en soi étayer la conclusion qu’il y a détention, lorsqu’il est également appliqué de manière à prendre le contrôle de la personne. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce : les policiers ont donné l’ordre à M. Lafrance de s’habiller et de partir, puis ils l’ont surveillé alors qu’il se rendait à l’extérieur, où l’attendait le sergent Eros pour un contact préarrangé.
[48] Le contact a continué après que le sergent Eros a pris la relève et a demandé à M. Lafrance de faire une déclaration, et pendant le trajet jusqu’au poste de police. Je note qu’en concluant que M. Lafrance n’était pas détenu à ce moment, le juge du procès a estimé qu’il avait accepté de se rendre au poste de police pour dissiper tout soupçon. Mes collègues font de même, mettant l’accent sur les perceptions subjectives de M. Lafrance comme étant « particulièrement importantes » (par. 162). Le critère est principalement objectif (Le, par. 114). Accorder trop d’importance aux perceptions subjectives d’une personne affaiblit les assises de l’adoption d’un critère objectif (par. 115). Par conséquent, plutôt que d’être axée sur « ce qui se passait dans l’esprit de l’accusé à un moment précis », l’analyse porte « sur la façon dont les policiers ont agi et, eu égard à l’ensemble des circonstances, sur la manière dont un tel comportement serait raisonnablement perçu » (par. 116).
[49] Cela ne veut pas dire qu’il faut considérer que les policiers détiennent une personne lorsqu’ils la conduisent en voiture au poste de police. La question est de savoir si une personne raisonnable mise à la place du passager croirait qu’elle peut cesser de coopérer en demandant aux policiers d’arrêter le véhicule et de partir; la réponse dépendra de l’ensemble des circonstances de l’affaire (Coughlan et Luther, p. 291), y compris ce qui s’est passé auparavant. Compte tenu de ce qui s’était déjà passé en l’espèce, une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance n’aurait, à mon avis, aucunement eu le sentiment d’être libre de le faire.
[50] Le contact a ensuite continué tout au long d’un entretien de trois heures et demie au poste de police, dans une salle d’interrogatoire décrite par le sergent Eros comme un « environnement sécurisé », dont l’accès, comme je l’ai déjà mentionné, se faisait par deux séries de portes verrouillées. La « sécurité » de cet environnement — qui comprend à la fois la salle d’interrogatoire et les installations qui l’entourent et qui y donnent accès — mènerait une personne mise à la place de M. Lafrance à croire qu’elle n’est pas libre de partir comme elle le veut.
[51] En résumé, il s’agissait d’un contact unique prolongé avec les policiers. Bien qu’il ait eu lieu à plusieurs endroits, chacun de ceux‑ci présente des particularités — le vaste déploiement de force lors de l’intrusion dans la maison, le long trajet jusqu’au poste de police et l’environnement sécurisé pour un long entretien — qui, prises dans leur ensemble, étayent le point de vue selon lequel une personne mise à la place de M. Lafrance aurait raisonnablement considéré qu’elle ne pouvait pas partir (Le, par. 66). Cela milite en faveur de la conclusion qu’il y a eu détention.
c) La situation particulière de l’accusé
[52] Le dernier facteur de l’arrêt Grant exige que le tribunal prenne en considération, selon leur pertinence, « [l’]âge, [la] stature, [l’]appartenance à une minorité [et le] degré de discernement » de la personne (Grant,par. 44(2)c); Le,par. 31c)).
(i) Le jeune âge
[54] Le jeune âge de M. Lafrance — il avait 19 ans — est une caractéristique cruciale qui, soit dit en tout respect encore une fois, aurait dû se voir accorder davantage d’attention. Les perceptions d’une personne raisonnable sont inévitablement façonnées par les connaissances et le discernement qui viennent avec l’âge et l’expérience de vie (Le,par. 122). Le jeune âge — et même le début de l’âge adulte — accentue le déséquilibre des pouvoirs entre l’État et le citoyen, le rendant « plus marqu[é], éviden[t] et préoccupan[t] » (par. 122). Il est tout simplement irréaliste de penser qu’une personne raisonnable de 19 ans ne se sentira pas contrainte, malgré des déclarations policières à l’effet contraire, d’obtempérer à la demande de faire une déclaration immédiatement après une entrée policière dans son domicile du genre de celle qui a eu lieu en l’espèce.
(ii) La race
[56] La question à laquelle doit répondre le juge qui préside un procès est de savoir « comment une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire liée à la race percevrait l’interaction avec les policiers » (Le,par. 75). Pour répondre à cette question, les tribunaux doivent prendre en considération le « contexte historique et social plus large des relations interraciales entre la police et les divers groupes raciaux et les divers individus dans notre société » (Le,par. 75). La personne raisonnable mise à la place de l’accusé est présumée connaître ce contexte racial (Le,par. 75). De plus, cette prise en considération doit être effectuée avec sensibilité et prudence. Même en l’absence de témoignage sur ce point, les juges appelés à décider si une personne racisée a été détenue doivent être conscients de l’importance que pourrait revêtir ce facteur (Le, par. 98 et 106; R. c. Theriault, 2021 ONCA 517, 157 O.R. (3d) 241, par. 143).
[57] Comme l’a reconnu le juge du procès, M. Lafrance est autochtone. À ce titre, il est membre d’une population qui continue de faire disproportionnellement l’objet d’interactions avec les policiers et d’être surreprésentée dans le système de justice criminelle (R. c. Gladue,1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688,par. 58‑65; R. c. Ipeelee,2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 57‑60; Le, par. 90‑97 et 108). L’examen de la question de savoir si une personne autochtone a été détenue doit être empreint de sensibilité quant « au racisme systémique, aux politiques et pratiques discriminatoires auxquelles des générations d’Autochtones ont été assujetties », ainsi qu’au rôle des policiers dans l’application de ces politiques et pratiques (Statistique Canada, Perceptions et expériences relatives à la police et au système de justice au sein des populations noire et autochtone au Canada (février 2022), p. 14). Tout cela n’a fait que nourrir la méfiance, comme le confirme une étude de février 2022 selon laquelle « [u]ne proportion plus élevée d’Autochtones de moins de 40 ans étaient d’avis que les services de police faisaient du mauvais travail pour ce qui est de faire respecter la loi, de répondre rapidement aux appels, d’assurer la sécurité des citoyens et de traiter les personnes équitablement, comparativement aux non‑Autochtones de moins de 40 ans n’appartenant pas à une minorité visible » (Statistique Canada, p. 12). Cette conclusion s’applique également aux Autochtones plus âgés (Statistique Canada, p. 12).
[58] Ce facteur militera souvent en faveur d’une conclusion qu’il y a eu détention, mais pas dans tous les cas. Le tribunal ne peut pas simplement présumer que toutes les expériences des Autochtones avec les policiers ne respectent pas la Charte ou sont autrement abusives. De plus, toutes les personnes autochtones ne seront pas vulnérables, du tout ou de la même manière, lorsqu’elles interagissent avec les policiers (K. G. Watkins, « The Vulnerability of Aboriginal Suspects When Questioned by Police : Mitigating Risk and Maximizing the Reliability of Statement Evidence » (2016), 63 Crim. L.Q. 474, p. 479). Cela ne signifie pas que les arrêts Grantou Le ne laissent aucune place à la nuance dans l’évaluation des interactions entre les Autochtones et la police, mais plutôt que le juge qui préside un procès doit être conscient (1) des « rapports » entre les policiers et les Autochtones (Le,par. 81), rapports caractérisés par un considérable déséquilibre des pouvoirs et par un historique de discrimination, et (2) de la possibilité qui en résulte que leurs interactions soient raisonnablement perçues par les Autochtones comme les privant de leur choix de coopérer ou non.
(iii) Le degré de discernement
[61] Là où je suis, en tout respect, en désaccord avec le juge du procès, c’est dans l’application de ces conclusions pour décider comment une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance percevrait ses options dans ses interactions avec la police. Le « discernement », sans davantage de précisions, peut être une attribution inutile; en l’espèce, le juge du procès a seulement fait remarquer que, [traduction] « [a]u mieux, l’accusé était naïf de penser que sa participation dissiperait les soupçons des policiers » (par. 81), ce qui tend à miner, et non à expliquer, une telle attribution. L’« intelligence », bien qu’elle soit plus précise, n’évoque pas nécessairement une compréhension des droits, y compris le droit de refuser de coopérer avec les policiers. Monsieur Lafrance, par exemple, ne s’était jamais auparavant trouvé dans une situation qui l’obligeait à connaître ses droits (ce qui suggère plutôt un manque de discernement sur un aspect crucial en l’espèce).
[62] En dernière analyse, la conclusion du juge du procès quant au discernement de M. Lafrance (ou, plus exactement, quant à son absence de discernement) ne mine pas les arguments à l’appui de la conclusion qu’il y a eu détention. Au contraire, son manque d’expérience avec les policiers et sa méconnaissance des droits qui lui sont garantis par la Charte étayent ces arguments.
Lorsque les policiers exécutent un mandat d’une manière qui amène une personne raisonnable mise à la place de l’accusé à croire que, dans l’ensemble des circonstances, elle n’est pas libre de partir, il y aura détention.
[64] Il s’ensuit que les policiers étaient tenus d’informer M. Lafrance de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) et de lui donner la possibilité de l’exercer, et qu’ils ont violé ce droit en omettant de le faire. Mes collègues affirment que cette conclusion fait en sorte que la combinaison d’un jeune accusé et de l’exécution d’un mandat de perquisition entraînera toujours une conclusion de détention (par. 160). Cependant, il n’en est pas ainsi; c’est uniquement lorsque les policiers exécutent un mandat d’une manière qui amène une personne raisonnable mise à la place de l’accusé à croire que, dans l’ensemble des circonstances, elle n’est pas libre de partir, qu’il y aura détention. Tel était le cas en l’espèce : compte tenu du vaste déploiement de force avec lequel une équipe de policiers est arrivée au domicile de M. Lafrance, lui a donné l’ordre de s’habiller et de quitter sa maison et a surveillé chacun de ses mouvements, les policiers auraient dû reconnaître qu’une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance se serait sentie obligée d’obtempérer à leurs sommations et aurait conclu qu’elle n’était pas libre de partir. Dans de telles circonstances, les policiers auraient dû l’informer de ses droits garantis par l’al. 10b) de la Charte. Je me penche sur les conséquences de cette violation plus loin, après avoir examiné son contact du 7 avril avec les policiers.
L’objet de l’al. 10b) et le cadre d’analyse de l’arrêt Sinclair
[69] La Cour a conclu que l’aveu était admissible. L’alinéa 10b) ne confère pas le droit à la présence d’un avocat pendant une enquête policière. De plus, une seule consultation avec un avocat est suffisante sur le plan constitutionnel, en l’absence de faits nouveaux ou d’un changement de circonstances tendant à indiquer que le choix auquel l’accusé faisait face « a considérablement changé, de sorte qu’il a besoin d’autres conseils sur la nouvelle situation pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) de fournir à l’accusé des conseils juridiques lui permettant de décider de coopérer ou non à l’enquête policière » (Sinclair, par. 65). La Cour a ajouté qu’il n’y a pas changement de circonstances ni de faits nouveaux lorsque les policiers emploient « la tactique, souvent utilisée [. . .] de révéler petit à petit des éléments de preuve (réels ou faux) au détenu pour démontrer ou exagérer la solidité de la preuve contre lui » (par. 60).
[70] La Cour a affirmé que cela découle de l’objet de l’al. 10b), qui est de « fournir au détenu l’occasion d’obtenir des conseils juridiques propres à sa situation juridique » (Sinclair, par. 24) ou, plus particulièrement, de « permettre à la personne détenue non seulement d’être informée de ses droits et de ses obligations en vertu de la loi, mais également, voire qui plus est, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits » (par. 26, citant Manninen, p. 1242‑1243). Dans le contexte d’un interrogatoire sous garde, la Cour a ajouté que l’al. 10b) vise « à étayer le droit du détenu de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière, en lui donnant accès à des conseils juridiques sur sa situation » (par. 32).
[71]Interprété ainsi, l’al. 10b) rappelle aux policiers les limites constitutionnelles des interrogatoires des détenus. Comme l’a également reconnu la Cour dans l’arrêt Clarkson c. La Reine, 1986 CanLII 61 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 383, p. 394‑395, ce qui sous‑tend l’al. 10b) c’est le souci d’atténuer l’iniquité qui existe lorsque les policiers comprennent le droit de l’accusé de choisir s’il veut leur parler, mais que l’accusé ne le comprend peut‑être pas. L’élément clé pour que se réalise la garantie de traitement équitable des détenus prévue à l’al. 10b) est de leur donner accès aux conseils juridiques, car ces conseils visent à équilibrer les forces en veillant, d’abord et avant tout, à ce que les détenus comprennent leurs droits, « dont le principal est le droit de garder le silence » (R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, p. 176); et, ensuite, à ce qu’ils comprennent comment exercer ces droits (Sinclair, par. 29). Cela inclut la connaissance [traduction] « des avantages et des désavantages de coopérer à l’enquête policière, ainsi que les stratégies pour résister à la coopération si tel est le choix du détenu » (motifs de la C.A., par. 48).
[72] Lorsqu’il est adéquatement interprété et appliqué, l’arrêt Sinclair donne effet à l’al. 10b) et réalise son objectif. Il identifie dans l’al. 10b) un volet informationnel (exigeant que les policiers avisent les détenus de leur droit à l’assistance d’un avocat) et un volet mise en application (exigeant que les policiers permettent aux détenus d’exercer leur droit de consulter un avocat), qui comporte implicitement « l’obligation pour la police de suspendre les questions jusqu’à ce que le détenu ait eu une possibilité raisonnable de consulter un avocat » (par. 27). De plus, comme je viens de le mentionner, l’arrêt Sinclair reconnaît également que le volet mise en application de l’al. 10b) impose à la police une autre obligation : celle de donner au détenu une possibilité raisonnable de consulter de nouveau un avocat si, par suite d’un changement de circonstances ou de faits nouveaux, cette mesure est nécessaire pour que soit réalisé l’objet de l’al. 10b) (par. 53). Trois catégories non exhaustives de circonstances exceptionnelles donnant naissance à cette obligation ont été relevées (par. 49‑52) : (1) les policiers invitent l’accusé à participer à des mesures peu habituelles que l’avocat n’envisagerait pas au moment de la consultation initiale; (2) il survient un changement du risque qui pourrait faire en sorte que les conseils obtenus durant la consultation initiale ne sont plus adéquats; et (3) il y a des raisons de se demander si le détenu comprend ses droits. C’est la troisième catégorie que la Cour d’appel a jugé applicable ici. Je suis du même avis.
[73] Dans l’arrêt Sinclair, cette catégorie a été définie « en termes généraux » et englobe, entre autres, « les circonstances indi[quant] que le détenu n’a peut‑être pas compris les conseils reçus initialement en vertu de l’al. 10b) au sujet de son droit à l’assistance d’un avocat », de sorte que « la police a l’obligation de lui accorder de nouveau la possibilité de parler à un avocat » (par. 52). Cela soulève la question de savoir comment de telles circonstances doivent être identifiées ⸺ c’est‑à‑dire, ce que cela signifie pour un détenu de ne pas comprendre « les conseils reçus initialement en vertu de l’al. 10b) » de manière à ce qu’une deuxième consultation juridique soit nécessaire. Je relève, incidemment, que la troisième catégorie couvre aussi un différent type de violation potentielle de l’al. 10b), c.‑à‑d. lorsque « la police dénigre les conseils juridiques reçus par le détenu [d’une façon qui a] pour effet de les dénaturer ou de les réduire à néant » (par. 52; voir R. c. Dussault, 2022 CSC 16, par. 35). Le jugement récent de la Cour dans l’arrêt Dussault examine en détail le type de conduite des policiers dont on pourrait dire qu’elle « mine » les conseils juridiques qu’un détenu a reçus (par. 36‑45).
[74] La jurisprudence révèle deux approches générales pour évaluer si les détenus comprennent les conseils reçus au titre de l’al. 10b). La première approche — plus étroite que la seconde — tend à se concentrer sur l’existence de la première consultation ou, le cas échéant, sur la revendication par le détenu de son droit de garder le silence (voir, p. ex., R. c. Pagé, 2018 QCCS 5553, par. 20‑21 (CanLII); R. c. Smith, 2015 ABQB 624, par. 66‑68 (CanLII); R. c. Ejigu, 2012 BCSC 1673, par. 58 (CanLII); et R. c. Jongbloets, 2017 BCSC 740, par. 109‑110 et 113 (CanLII)). La seconde approche s’attache au [traduction] « contexte dans son ensemble » ou à « la situation “sur le terrain” » (R. c. A.R.M., 2011 ABCA 98, 599 A.R. 343, par. 25 et 40) qui éclaire adéquatement les perceptions raisonnables des policiers quant à savoir si les détenus comprennent leur droit de garder le silence et la manière de l’exercer (voir, p. ex., R. c. Laquette, 2021 MBQB 177, par. 93 (CanLII) : [traduction] « Peut‑être qu’en l’espèce, la demanderesse, en raison de son jeune âge et de son inexpérience des rapports avec les policiers, aurait dû se voir accorder [une autre consultation avec un avocat] » (je souligne); R. c. Hunt, 2020 ONCJ 627, par. 51 (CanLII) : [traduction] « Dans la plupart des cas, on peut inférer des circonstances que le détenu comprend ce qu’on lui a dit, mais dans les situations où celui‑ci n’a peut‑être pas compris son [droit à l’assistance d’un avocat], les policiers doivent prendre des mesures visant à faciliter cette compréhension, [y compris] la prise en considération de la compréhension du détenu et sa capacité à comprendre » (je souligne); et R. c. Fedoseev, 2014 ABPC 192, 597 A.R. 1, par. 55‑63).
[75] Étant conscient que la troisième catégorie de l’arrêt Sinclair a été énoncée « [e]n termes généraux » par la Cour, en référence à des « circonstances » indiquant que « le détenu n’a peut‑être pas compris les conseils reçus initialement en vertu de l’al. 10b) », deux points méritent d’être soulignés (Sinclair, par. 52). Premièrement, l’analyse porte sur les circonstances, énoncées en termes généraux. Cela évoque un examen non seulement de la question de savoir si la personne détenue a consulté un avocat, mais également de l’ensemble du contexte dans lequel l’interaction entre les policiers et le détenu a eu lieu (comme dans l’affaire A.R.M.), y compris la situation de la personne détenue (comme dans les affaires Laquette et Hunt). Deuxièmement, et en conséquence, un examen s’attachant strictement à la question de savoir si le détenu a compris qu’il pouvait garder le silence n’est pas suffisant. La question, après tout, ne consiste pas seulement à savoir si le détenu a été informé; dans la troisième catégorie, on présume que c’est le cas. L’alinéa 10b) exige beaucoup plus que cela (un point exprimé à maintes reprises dans l’arrêt Sinclair : voir par. 2, 24‑26, 28‑29, 32, 47‑48, 53, 57 et 65). Il faut plutôt se demander si le détenu n’a peut‑être pas compris les conseils juridiques qu’il a reçus, notamment, comme l’a fait observer à juste titre la Cour d’appel, s’il devait exercer son droit de garder le silence et comment le faire, ce qui en soi inclut [traduction] « les avantages et les désavantages de coopérer » ainsi que « les stratégies pour résister à la coopération » lorsque tel est le choix du détenu.
[76] Une telle approche est non seulement plus fidèle à l’arrêt Sinclair, mais elle est également conforme à la directive de la Cour dans l’arrêt Grant, selon laquelle « [l]’interprétation de garanties constitutionnelles comme celles énoncées aux art. 9 et 10“doit être libérale plutôt que formaliste” et doit “viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte” » (par. 16, citant R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). J’ai souligné précédemment que l’objet de l’al. 10b) n’est pas réalisé simplement par le fait de donner au détenu une occasion d’être informé de son droit de garder le silence, mais qu’il s’étend aussi aux conseils sur la façon d’exercer ce droit lors d’un interrogatoire policier. Et cela conjugué à la préoccupation dans l’arrêt Sinclair quant aux circonstances de la détention qui, comme je l’ai préalablement expliqué, incluent la situation du détenu, il s’ensuit que l’interprétation téléologique et généreuse de l’al. 10b)exigée par l’arrêt Grant reconnaît que l’exercice de ce droit par la personne accusée est tributaire de l’accès à des conseils juridiques sur « sa situation [particulière] », transmis d’une manière qu’elle comprend (Sinclair, par. 32 (je souligne)).
[77] À défaut d’une telle interprétation, notre travail jurisprudentiel (notamment dans les arrêts Grant et Le) sur la détention au titre de l’art. 9 visant à prendre en compte le déséquilibre des pouvoirs entre l’État et les personnes détenues et à l’atténuer, serait annihilé par une interprétation appauvrie des protections offertes par l’al. 10b), ce qui serait incompatible avec l’arrêt Sinclair lui‑même et aurait des effets corrosifs sur la liberté du sujet. Une interprétation téléologique et généreuse de l’al. 10b) et, par extension, de la troisième catégorie de l’arrêt Sinclair, reflète également cette réalité pratique des interactions entre policiers et citoyens dont j’ai déjà parlé, et qui s’impose a fortiori en cas d’arrestation ou de détention : le détenu est désavantagé par rapport à l’État (V. A. MacDonnell, « R v Sinclair : Balancing Individual Rights and Societal Interests Outside of Section 1 of the Charter » (2012), 38 Queen’s L.J. 137, p. 156). Ce désavantage n’est pas mineur, particulièrement compte tenu du fait que les policiers peuvent recourir à des tactiques comme le mensonge lors d’un interrogatoire. Ce n’est qu’en veillant à ce que les personnes détenues obtiennent des conseils juridiques tenant compte de leur situation particulière, transmis d’une manière qu’elles peuvent comprendre, que l’al. 10b) peut véritablement corriger le déséquilibre des pouvoirs entre l’État (dont les représentants connaissent les droits du détenu) et le détenu (qui ne les connaît peut‑être pas).
[78] Mes collègues disent qu’il est inexact de décrire l’objet de l’al. 10b) comme visant à « atténuer le déséquilibre entre la personne et l’État » (par. 168). Soit dit en tout respect, cette affirmation est non controversée. Malgré l’opinion de mes collègues à l’effet contraire, elle découle de la déclaration de la Cour dans l’arrêt R. c. Willier, 2010 CSC 37, [2010] 2 R.C.S. 429, par. 28, selon laquelle « l’al. 10b) donne aux détenus la possibilité de communiquer avec un avocat lorsqu’ils sont privés de leur liberté et sous le contrôle de l’État, et que, de ce fait, ils se trouvent à la merci de son pouvoir et courent un risque sur le plan juridique » et « [l]’objectif de l’al. 10b) est de donner aux détenus la possibilité d’atténuer ce désavantage juridique ». Bien que mes collègues affirment que l’arrêt Sinclair, aux par. 30‑31, rejette cette opinion, il s’agit, soit dit en tout respect encore une fois, d’une mauvaise interprétation de l’arrêt Sinclair. Dans ces passages, la question n’était pas de savoir si l’objet de l’al. 10b) est de corriger ce déséquilibre des pouvoirs, mais comment il le fait. Les juges dissidents LeBel et Fish soutenaient qu’il le fait en conférant un droit continu de consulter un avocat tout au long de l’entretien policier de l’accusé (par. 30 et 154). Les juges majoritaires ont toutefois décidé qu’il le fait en conférant un droit de consulter un avocat « pour obtenir renseignements et conseils dès le début de la détention » (par. 31) afin de réaliser l’objet de « l’al. 10b) [qui] vise à étayer le droit du détenu de choisir de coopérer ou non à l’enquête policière, en lui donnant accès à des conseils juridiques sur sa situation » (par. 32 (je souligne)).
[79] Le degré de déséquilibre entre le pouvoir des policiers et celui des détenus variera évidemment d’une affaire à l’autre, en fonction de la situation particulière des détenus eux‑mêmes. Les caractéristiques spécifiques des détenus (décrites comme des « vulnérabilités » dans le contexte de l’interrogatoire policier) peuvent influencer le cours d’un entretien sous garde. Les enquêteurs et les cours de révision doivent être conscients de la possibilité que ces vulnérabilités, qui peuvent avoir trait au genre, à la jeunesse, à l’âge, à la race, à la santé mentale, à la compréhension de la langue, à la capacité cognitive ou à tout autre facteur, combinées aux faits nouveaux pouvant survenir au cours d’un interrogatoire policier, puissent rendre inadéquats les conseils juridiques initialement reçus par le détenu, affaiblissant sa capacité de faire un choix éclairé quant à savoir s’il veut coopérer ou non avec la police. Dans de telles situations, l’arrêt Sinclair exige que l’accusé ait droit à une consultation additionnelle afin que les forces soient égales.
…
[87] Le doute qui aurait raisonnablement dû naître dans l’esprit de l’enquêteur concernant le fait que M. Lafrance n’avait peut‑être pas compris ses droits et la manière de les exercer est confirmé, voire accentué, lorsqu’il est examiné à la lumière des caractéristiques particulières de M. Lafrance. Il est tout à fait plausible qu’une personne de 19 ans, n’ayant jamais été détenue ou fait l’objet d’un entretien sous garde, puisse avoir de la difficulté à comprendre ses droits, puisqu’elle ne les a jamais exercés ni même parlé à un avocat. Bien que le juge du procès ait estimé qu’il était « non dépourv[u] de discernement », comme je l’ai déjà expliqué, il était manifestement dépourvu de discernement d’une manière qui importe en l’espèce. Enfin, comme je l’ai expliqué et même s’il n’était pas clair qu’il s’agissait d’un facteur présent dans le cas qui nous occupe, compte tenu des origines autochtones de M. Lafrance, je note que les enquêteurs et les cours de révision devraient être sensibles au profond déséquilibre des pouvoirs qui découle de la vulnérabilité historique unique des Autochtones dans leurs contacts avec le système de justice criminelle (Watkins, p. 493‑495). Tous ces facteurs — dont aucun n’est pris en considération par mes collègues — étayent davantage la conclusion que la situation de M. Lafrance appartient à la troisième catégorie énoncée dans l’arrêt Sinclair.
Le paragraphe 24(2) de la Charte
[90] Ainsi, le fait de permettre à la Couronne de s’appuyer sur les éléments de preuve obtenus le 19 mars et le 7 avril en violation des droits que la Charte garantit à M. Lafrance est‑il susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? Pour trancher cette question, il faut examiner et mettre en balance les trois questions identifiées dans l’arrêt Grant : (1) la gravité de la conduite attentatoire; (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond (par. 71; Le, par. 139‑142; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 74). Bien que les deux premières questions agissent généralement en tandem, il n’est pas nécessaire que les deux étayent l’exclusion pour qu’un tribunal puisse conclure que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Le, par. 141). Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Le, « [c]’est la somme, et non la moyenne, de ces deux premières questions qui détermine si la balance penche en faveur de l’exclusion » (par. 141). En d’autres termes, c’est le poids cumulatif des deux premières questions que les juges du procès doivent considérer et mettre en balance par rapport à la troisième question lorsqu’ils examinent si les éléments de preuve devraient être écartés. C’est pourquoi la troisième question — qui milite généralement en faveur de la conclusion selon laquelle l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice — fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve lorsque les deux premières questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion (Le, par. 142; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 56).
…
[97] Dans la présente affaire, il y a eu deux violations de l’al. 10b). Bien que cela ne soit pas déterminant, je suis conscient que la Cour a décrit le droit garanti par l’al. 10b)comme « [l]e principe directeur qui est sans doute le plus important en droit criminel » (R. c. P. (M.B.), 1994 CanLII 125 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 577). Toute violation de cette disposition « porte atteinte [au] droit [du détenu] de décider utilement et de façon éclairée s’il parlera aux policiers, à son droit connexe de garder le silence et, plus fondamentalement, à la protection contre l’auto‑incrimination testimoniale dont il jouit » (Grant, par. 95). Comme cela ressort clairement de l’analyse de la Cour d’appel, ces conséquences précises étaient graves en l’espèce : [traduction] « [M. Lafrance] a été amené à avouer le meurtre d’une personne sans qu’il ait eu la possibilité de discuter de manière approfondie et réfléchie avec un avocat pleinement informé des risques auxquels il était exposé » (par. 82). Je ne vois aucune raison de m’écarter de l’analyse de la Cour d’appel selon laquelle cela a eu [traduction] « une grave incidence » sur les droits de M. Lafrance garantis par la Charte (par. 82). La deuxième question d’analyse énoncée dans l’arrêt Grant appuie la thèse selon laquelle l’utilisation de cet élément de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.