Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 :

                        L’immunité des États ne représente pas seulement une règle de droit international, mais témoigne aussi des choix faits par un pays pour des raisons politiques, notamment au sujet de ses relations internationales. L’engagement du Canada envers l’interdiction universelle de la torture reste fort. Cependant, le législateur a privilégié l’immunité des États étrangers par rapport à l’application de recours civils aux citoyens qui auraient été victimes de torture à l’étranger. Ce choix de politique générale ne représente pas un jugement sur les méfaits de la torture, mais une indication des principes que le législateur a décidé de promouvoir.

                    Au Canada, l’immunité des États à l’égard des poursuites civiles est consacrée par la LIÉ. Cette loi codifie de manière exhaustive le droit canadien concernant la question de l’immunité des États à l’encontre de poursuites civiles. Elle établit une liste exhaustive des exceptions à l’immunité des États et ne prévoit aucune exception à l’immunité à l’égard de poursuites civiles pour des actes allégués de torture commis à l’étranger. En conséquence, il n’est pas nécessaire de se fonder sur la common law, les normes de jus cogens ou le droit international coutumier — et il ne saurait en être ainsi — pour créer des exceptions additionnelles à l’immunité accordée aux États étrangers en application de la LIÉ. Même s’il ne fait aucun doute que l’interdiction de la torture a acquis un caractère impératif, l’état actuel du droit international coutumier sur les réparations destinées aux victimes de torture ne modifie pas la LIÉ et ne la rend pas ambiguë.

[…]

                    Une autre question à déterminer est celle de savoir si l’application de la LIÉ met M et B, intimés en l’espèce, à l’abri des poursuites judiciaires. Aux termes du par. 3(1) de la LIÉ, l’« État étranger » bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada. La définition du terme « État étranger » à l’art. 2 inclut le terme « gouvernement ». Comme la LIÉ n’utilise pas expressément le mot « fonctionnaire », le terme « gouvernement » doit être interprété selon son contexte et à la lumière du droit international. Il ressort à l’évidence d’un tel exercice que les agents de l’État doivent être visés par le sens du mot « gouvernement » qui figure à la LIÉ. L’État constitue une entité abstraite qui ne peut agir que par l’entremise d’individus. Si la définition du mot « gouvernement » excluait les fonctionnaires, cela contrecarrerait complètement les objectifs de la LIÉ, tout comme l’autorisation de poursuites civiles contre des fonctionnaires, en particulier, obligerait les tribunaux canadiens à examiner les décisions d’États étrangers qu’auraient prises leurs agents. Ainsi, les fonctionnaires, en tant qu’instruments nécessaires de l’État, sont visés par le terme « gouvernement » qui figure dans la LIÉ. Les fonctionnaires ne peuvent toutefois bénéficier de l’immunité des États que lorsqu’ils exercent leurs fonctions officielles.

                    Les actes de torture reprochés à M et à B revêtent toutes les caractéristiques d’actes officiels, et rien ne permet de croire que l’un ou l’autre de ces représentants de l’État agissait à titre personnel ou dans un cadre sans lien avec leur rôle d’agents de l’État. Le caractère odieux des actes de torture ne métamorphose pas les agissements de M et de B en des actes privés commis à l’extérieur du cadre de leurs fonctions officielles. Par définition, la torture est nécessairement un acte officiel de l’État. C’est la sanction officielle donnée par l’État à la torture qui rend ce crime si abominable. La conclusion selon laquelle l’immunité contre les poursuites civiles s’applique aux fonctionnaires qui se livrent à des actes de torture jouit toujours d’un appui très fort, et il est encore impossible de conclure à l’existence d’une pratique uniforme des États ou d’une opinio juris allant dans le sens contraire. En conséquence, en tant que fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions officielles, M et B sont visés par le terme « gouvernement » qui figure à l’art. 2 de la LIÉ. Ainsi, aux termes de cette loi, ils jouissent de l’immunité de juridiction devant les tribunaux canadiens.

                    Le législateur n’a pas donné la moindre indication selon laquelle les tribunaux canadiens devraient considérer que la torture constitue un « acte non officiel » et qu’une compétence universelle en matière civile a été créée afin de poursuivre des agents d’un État étranger devant nos tribunaux. La création de ce type de compétence aurait des conséquences potentiellement graves sur les relations internationales du Canada. Cette décision incombe au législateur, et non aux tribunaux.

[…]

Les engagements pris dans des ententes internationales ne sont pas tous assimilables à des principes de justice fondamentale. Quand une partie invoque une disposition d’un traité international comme preuve d’un principe de justice fondamentale, la cour doit déterminer a) s’il existe un vaste consensus international à propos de l’interprétation de ce traité, et b) s’il y a un consensus sur le fait que l’interprétation particulière est essentielle au bon fonctionnement du système de justice international. L’absence d’un tel consensus milite contre une conclusion voulant que le principe soit essentiel au fonctionnement du système de justice. Même si, selon les appelants, l’art. 14 de la Convention contre la torture oblige le Canada à veiller à ce que l’on assure une réparation civile aux victimes d’actes de torture commis à l’étranger et que cette obligation constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7, ils n’ont pas prétendu — et encore moins établi — que leur interprétation de l’art. 14 correspond au droit international coutumier ou qu’elle a été intégrée au droit canadien par voie législative. En effet, aucun consensus ne semble s’être établi pour reconnaître que l’art. 14 devrait être interprété comme le souhaitent les appelants. En fait, tant le libellé de l’art. 14 que ses interprétations étatiques et judiciaires nationales et internationales étayent la conclusion selon laquelle cette disposition garantit une réparation et une indemnisation pour des actes de torture commis sur le territoire même de l’État du for.

                    Si l’interdiction de la torture est assurément une norme du jus cogens à laquelle le Canada ne peut déroger et aussi, fort probablement, un principe de justice fondamentale, la norme impérative qui interdit la torture n’a pas encore entraîné la création d’une exception à l’immunité des États contre toute responsabilité civile à l’égard d’actes de torture commis à l’étranger. À l’heure actuelle, les pratiques étatiques et l’opinio juris ne sous‑entendent pas que le Canada est tenu par les règles du jus cogens relatives à l’interdiction de la torture d’ouvrir ses tribunaux de sorte que ses citoyens puissent solliciter une réparation civile pour des actes de torture commis à l’étranger. En conséquence, ne pas accorder un tel accès ne constituerait pas une violation des principes de justice fondamentale.

                    Pour conclure, la LIÉ, dans sa forme actuelle, ne prévoit aucune exception à l’immunité des États étrangers à l’égard des poursuites civiles pour des actes allégués de torture commis à l’extérieur du Canada. En conséquence, une personne ne peut pas poursuivre un État étranger et ses fonctionnaires devant les tribunaux canadiens pour des actes de torture commis à l’étranger. Cette conclusion ne fige toutefois pas l’immunité des États dans le temps. Le législateur a le pouvoir et la capacité de modifier l’état actuel du droit régissant les exceptions à l’immunité des États, tout comme il l’a déjà fait, et de permettre aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de H et de la succession de sa mère d’obtenir réparation devant les tribunaux canadiens.

***Voir l’article rédigé par l’appelant dans cette affaire.