R. c. Thanabalasingham, 2020 CSC 18
Ne doit pas être considérée comme ayant pour effet d’écarter le rôle important que jouent la gravité de l’infraction et le préjudice subi dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle.
[7] Étant donné que dans la présente affaire, la plus grande partie du délai s’est écoulé avant le prononcé de l’arrêt Jordan, nous devons, comme l’on fait les juridictions inférieures, nous demander si la mesure transitoire exceptionnelle permet de justifier ce délai (voir Jordan, par. 96). À ce stade‑ci, il convient de répéter que la majeure partie du long délai qui s’est écoulé dans la présente affaire découlait de délais systémiques qui avaient atteint des proportions épidémiques dans de nombreuses régions du Canada — un facteur clé qui a motivé la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Jordan. D’ailleurs, comme l’a fait observer le juge du procès, ce problème [traduction] « afflige[ait] le système de justice criminelle dans le district de Montréal » en particulier (par. 40).
[8] Pour ce qui est de la mesure transitoire exceptionnelle, nous ne pouvons affirmer que le juge du procès a commis une erreur en concluant que le ministère public n’a pas été en mesure d’établir que cette exception s’appliquait en l’espèce. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Cody, le ministère public « ne réussira que rarement, voire jamais, à justifier le délai en invoquant la mesure transitoire exceptionnelle prévue par le cadre énoncé dans Jordan » si l’affaire justifiait le prononcé d’un arrêt des procédures selon l’arrêt R. c. Morin, 1992 CanLII 89 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 771 (par. 74). À notre avis, la présente espèce aurait certainement donné ouverture à un arrêt des procédures suivant le cadre d’analyse qui s’appliquait antérieurement. Le juge du procès a établi à environ 43 mois le délai institutionnel dans la présente affaire, période qui dépasse largement les balises fixées dans l’arrêt Morin (14 à 18 mois). Monsieur Thanabalasingham a passé près de cinq ans en détention en attente de son procès et il a par conséquent subi un préjudice réel, de même qu’un préjudice présumé (motifs du jugement de première instance, par. 33). En ce qui concerne la nature des accusations, le juge du procès a reconnu que l’infraction reprochée était [traduction] « très grave » et qu’« une femme a[vait] perdu la vie dans des circonstances tragiques » (par. 36). Cela dit, à l’instar du procureur du ministère public et de l’amicus curiae, nous sommes d’avis que le juge du procès a fait erreur en affirmant que « la gravité de l’infraction reprochée est un facteur dont la pertinence est très limitée dans le cadre de cette analyse » (par. 37). À la décharge du juge du procès, signalons toutefois que ce dernier ne disposait pas des motifs exposés par notre Cour dans l’affaire Cody. Dans cet arrêt, la Cour a précisé que la décision R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741, « ne doit pas être considérée comme ayant pour effet d’écarter le rôle important que jouent la gravité de l’infraction et le préjudice subi dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle » (par. 70), et elle a reconnu que « [s]uivant le cadre qui avait été établi dans l’arrêt Morin, le préjudice subi et la gravité de l’infraction “ont souvent joué un rôle décisif dans la décision quant au caractère raisonnable du délai” » (par. 69, citant Jordan, par. 96). Il semble que le juge du procès ait donné à l’arrêt Williamson l’interprétation contre laquelle notre Cour avait mis en garde dans l’arrêt Cody. Nous estimons toutefois que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, cette erreur est sans conséquence. Même s’il n’avait pas commis cette erreur, le juge du procès serait parvenu au même résultat. Nous refusons donc d’intervenir pour modifier sa conclusion selon laquelle l’arrêt des procédures était justifié.
Le ministère public a pour tâches de « prendre des décisions raisonnables et responsables lorsqu’il s’agira de déterminer qui — et pour quelle infraction — poursuivre, de s’acquitter de ses obligations de communication de la preuve rapidement en collaboration avec la police, d’établir des plans pour les poursuites complexes et d’utiliser de façon efficace le temps du tribunal.
[9] Rien de ce qui précède ne devrait toutefois être considéré comme un recul par rapport au message que l’arrêt Jordan cherche à transmettre ou aux principes et considérations d’intérêt général qui sous‑tendent cet arrêt. L’arrêt Jordan visait à mettre fin à une époque où des délais interminables étaient tolérés, ainsi qu’à la culture complaisante du « tout est permis » qui s’était instaurée au sein du système de justice criminelle. Le message clair, net et précis de l’arrêt Jordan est que toutes les personnes associées au système de justice doivent prendre des mesures proactives à toutes les étapes du procès pour faire progresser l’instance et pour que les personnes accusées soient jugées en temps utile. Le ministère public a pour tâches de « prendre des décisions raisonnables et responsables lorsqu’il s’agira de déterminer qui — et pour quelle infraction — poursuivre, de s’acquitter de ses obligations de communication de la preuve rapidement en collaboration avec la police, d’établir des plans pour les poursuites complexes et d’utiliser de façon efficace le temps du tribunal » (Jordan, par. 138). La défense doit être consciente du fait que, mis à part le temps qui est légitimement consacré à répondre aux accusations, elle « cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle » (Jordan, par. 64; voir également par. 65). Comme nous l’avons fait tant dans l’arrêt Jordan que dans l’arrêt Cody, nous tenons une fois de plus à souligner le rôle important que les juges de première instance — qui sont chargés de réduire les délais inutiles et de changer la culture en salle d’audience — sont appelés à jouer pour opérer ce changement (Cody, par. 37, citant Jordan, par. 114). Par exemple, lorsque la défense sollicite un ajournement, le tribunal peut refuser de l’accorder « pour le motif qu’il en résulterait un délai intolérablement long, et ce, même si cette période pourrait par ailleurs être déduite en tant que délai imputable à la défense » (Cody, par. 37). En résumé, des pratiques qui étaient autrefois monnaie courante ou encore simplement tolérées ne sont désormais plus compatibles avec le droit garanti par l’al. 11b) de la Charte — droit qui profite non seulement aux accusés, mais également aux victimes et à l’ensemble de la société.