Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32
Les personnes morales sont exclues du champ d’application de la protection de l’art. 12. En termes simples, l’expression « cruels et inusités » dénote une protection que seul un être humain peut avoir. En conséquence, le champ d’application de la protection de l’art. 12 se limite aux êtres humains.
Les mots « traitements ou peines cruels et inusités » s’entendent de la douleur et de la souffrance humaines, tant physiques que mentales.
[1] Dans le présent pourvoi, la Cour doit décider si l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et des libertés protège les personnes morales contre les traitements ou peines cruels et inusités. À l’instar de nos collègues, nous concluons que non, parce que les personnes morales sont exclues du champ d’application de la protection de l’art. 12. En termes simples, l’expression « cruels et inusités » dénote une protection que « seul un être humain peut avoir » : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 1004. En conséquence, le champ d’application de la protection de l’art. 12 se limite aux êtres humains.
[2] La jurisprudence de notre Cour sur l’art. 12, tant en français qu’en anglais, est caractérisée par la notion de dignité humaine, comme l’ont souligné nos collègues. Qui plus est, le fait qu’il y ait des êtres humains derrière la personnalité morale est insuffisant pour justifier la revendication du droit garanti à l’art. 12 en faveur d’une personne morale, vu la personnalité juridique distincte de celle‑ci. Comme nos collègues, et contrairement aux juges majoritaires de la Cour d’appel, nous rejetons donc la proposition voulant que les répercussions de la faillite d’une personne morale sur ses parties prenantes doivent être prises en compte dans la détermination du champ d’application de l’art. 12.
[3] Bien que nous souscrivions au résultat du présent pourvoi, nous estimons qu’il est nécessaire de rédiger des motifs distincts pour préciser le rôle approprié, en matière d’interprétation constitutionnelle, des sources étrangères et internationales du genre de celles sur lesquelles notre collègue la juge Abella appuie son analyse. Si de telles sources doivent se voir accorder une valeur persuasive, cela doit se faire en suivant une méthodologie cohérente et uniforme. Il est important qu’un tribunal fasse montre de cohérence et d’uniformité dans les motifs qu’il expose, parce que les motifs constituent un moyen essentiel pour rendre compte au public de la façon dont il exerce ses pouvoirs. C’est particulièrement le cas pour un sujet aussi fondamental que l’interprétation constitutionnelle. Comme le souligne le professeur Stéphane Beaulac, une méthodologie d’interprétation bien définie et cohérente est nécessaire, car elle est un moyen de promouvoir la primauté du droit, particulièrement grâce à la prévisibilité juridique : « “Texture ouverte”, droit international et interprétation de la Charte canadienne » (2013), 61 S.C.L.R. (2d) 191, p. 192‑193.
[4] Nous tenons également à formuler une observation préliminaire et générale sur l’interprétation constitutionnelle. Notre collègue la juge Abella applique le principe de la préséance du texte de la Constitution ainsi que des considérations liées à l’objet, conformément à la méthode d’interprétation téléologique qui a été adoptée dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344, et confirmée récemment dans R. c. Poulin, 2019 CSC 47, par. 32. Ce faisant, toutefois, elle fait plusieurs remarques qui risquent de minimiser l’importance primordiale accordée par la jurisprudence de la Cour au texte de la Constitution dans l’interprétation téléologique.
[5] En ce qui concerne la décision visée par le présent pourvoi, c’est‑à‑dire l’arrêt de la Cour d’appel du Québec, nous concluons qu’il serait difficile d’améliorer les motifs de dissidence qu’a rédigés le juge Chamberland. L’analyse réalisée par ce dernier écarte tout besoin de décider l’affaire en se référant abondamment au droit international et au droit comparé. En outre, son analyse textuelle — notamment quant au sens du mot « cruel » — est convaincante. Ainsi qu’il l’explique, « [c]e serait de dénaturer totalement le sens commun des mots [. . .] de dire que l’on peut faire preuve de cruauté envers une entité corporative, une société par actions » : 2019 QCCA 373, par. 53 (CanLII). Ses propos sur les autres facteurs énoncés dans l’arrêt Big M Drug Mart sont également conformes à la directive de notre Cour quant à la méthodologie qu’il convient d’appliquer pour l’interprétation de la Charte.
…
[14] Revenons maintenant à l’affaire qui nous occupe. Le texte de l’art. 12, en particulier la présence du mot « cruels » dans celui‑ci, suggère fortement que cette disposition s’applique uniquement aux êtres humains. Le juge Chamberland a à juste titre souligné que le sens courant du mot « cruel » ne permet pas de l’appliquer à des objets inanimés ou à des entités juridiques telles les personnes morales. Ainsi qu’il l’a expliqué, « [o]n ne dirait pas, me semble‑t‑il, d’un groupe d’ouvriers qui démolissent une bâtisse à coups d’explosifs (plutôt que d’y aller plus doucement, brique par brique, planche par planche) qu’ils traitent la bâtisse cruellement. Pas plus qu’on ne dirait d’un groupe de consommateurs qui boycottent les produits d’une entreprise, au risque réel de l’entraîner vers la faillite, qu’ils font preuve de cruauté envers la société propriétaire de l’entreprise » : par. 56, note 32. Nous sommes par conséquent d’accord avec le juge Chamberland (par. 51‑56) et avec notre collègue (motifs de la juge Abella, par. 86) pour dire que les mots « traitements ou peines cruels et inusités » s’entendent de la douleur et de la souffrance humaines, tant physiques que mentales.
…
[17] Par conséquent, la protection contre les peines cruelles et inusitées prévue par l’art. 12 de la Charte constitue une garantie autonome. Vu le contexte historique exposé ci‑dessus, il s’agit d’un facteur extrêmement important, voire déterminant : une amende excessive (qu’une personne morale peut se voir infliger), sans plus, n’est pas inconstitutionnelle. En effet, pour qu’une amende soit inconstitutionnelle, elle doit être « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » en plus d’être « odieuse ou intolérable » pour la société : R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 45 et 94. Eu égard à l’objet de l’art. 12, ce critère est inextricablement ancré dans la dignité humaine. Il s’agit d’une norme constitutionnelle qui ne saurait s’appliquer aux traitements ou peines infligés aux personnes morales.
Suivant une interprétation téléologique, l’analyse doit commencer par l’examen du texte de la disposition. Bien que les dispositions constitutionnelles doivent être susceptibles d’évoluer, l’interprétation en la matière doit néanmoins commencer par l’examen du texte de la loi ou de la disposition constitutionnelle en cause. Comme chaque fois qu’il s’agit d’analyser une disposition constitutionnelle, il faut tout d’abord se pencher sur son libellé. La première étape de l’interprétation d’un droit garanti par la Charte consiste à analyser le texte de la disposition.
La reconnaissance de l’importance du texte dans le cadre de l’interprétation téléologique d’un droit garanti par la Charte ne constitue pas un plaidoyer en faveur de ce que notre collègue la juge Abella appelle une « interprétation purement textuelle » de la Constitution.
[8] La Cour a toujours insisté sur le fait que, suivant une interprétation téléologique, l’analyse doit commencer par l’examen du texte de la disposition. Comme elle l’a clairement indiqué dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 81 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 41 (« Chemin de fer de l’Île de Vancouver »), « [b]ien que les dispositions constitutionnelles doivent être susceptibles d’évoluer, l’interprétation en la matière doit néanmoins commencer par l’examen du texte de la loi ou de la disposition constitutionnelle en cause » : p. 88. Ce principe a été réitéré dans l’arrêt Grant, où la Cour a déclaré que, « [c]omme chaque fois qu’il s’agit d’analyser une disposition constitutionnelle, il faut tout d’abord se pencher sur son libellé » : par. 15 (nous soulignons). Récemment, dans l’arrêt Poulin, la Cour a une fois de plus confirmé que la première étape de l’interprétation d’un droit garanti par la Charte consiste à analyser le texte de la disposition : par. 64.
[9] Il en est ainsi parce que l’interprétation constitutionnelle, c’est‑à‑dire l’interprétation du texte de la Constitution, doit être réalisée d’abord et avant tout par référence à ce texte, et être circonscrite par celui‑ci. En fait, bien que les normes constitutionnelles soient délibérément exprimées en termes généraux, les mots utilisés demeurent [traduction] « la principale contrainte en cas d’examen judiciaire » et constituent « les limites externes de l’analyse téléologique » : B. J. Oliphant, « Taking purposes seriously: The purposive scope and textual bounds of interpretation under the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2015), 65 U.T.L.J. 239, p. 243. La Constitution « ne saurait être considérée comme un simple contenant, à même de recevoir n’importe quelle interprétation qu’on pourrait vouloir lui donner » : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313, (« Re PSERA »), p. 394; Caron, par. 36. Fait important, dans Caron, la Cour a repris ce dernier passage et réaffirmé la « préséance [du] texte écrit de la Constitution » : par. 36; voir aussi le par. 37.
[10] Qui plus est, bien que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés selon la méthode téléologique, pareille interprétation ne doit pas aller au‑delà (ni, d’ailleurs, rester en deçà) de l’objet véritable du droit : Poulin, par. 53 et 55; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, par. 21 et 126; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236, par. 17‑18 et 40; Big M Drug Mart, p. 344. Le fait de donner préséance au texte — c’est‑à‑dire respecter l’importance qui lui est reconnue comme premier facteur à prendre en compte dans une interprétation téléologique — permet d’éviter d’aller au‑delà de l’objet du droit.
[11] Bien qu’elle reconnaisse, au par. 71, que le libellé fait partie de l’analyse et que « le texte de la Charte est important », notre collègue la juge Abella insiste sur la directive donnée dans Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, selon laquelle l’interprétation d’une constitution diffère fondamentalement de l’interprétation d’une loi, et que les tribunaux ne doivent pas « interpréter les dispositions de la Constitution comme un testament de peur qu’elle ne le devienne » : p. 155. Malgré son à‑propos, le passage cité ne saurait cependant être considéré comme ayant pour effet de réduire l’importance primordiale du texte de la Constitution, importance qui a — depuis, et de façon répétée — été reconnue dans la jurisprudence de la Cour : voir, par exemple, Caron, par. 36; Chemin de fer de l’Île de Vancouver, p. 88. Le texte ne constitue pas la seule et unique considération, mais le fait de le traiter comme l’indice premier de l’objet n’est d’aucune façon incompatible avec les principes d’interprétation de la Charte, puisqu’il fait en réalité partie de ceux‑ci.
[12] Avant de poursuivre, nous tenons à souligner que la reconnaissance de l’importance du texte dans le cadre de l’interprétation téléologique d’un droit garanti par la Charte ne constitue pas un plaidoyer en faveur de ce que notre collègue la juge Abella appelle une « interprétation purement textuelle » de la Constitution : par. 76, citant A. Barak, « A Judge on Judging: The Role of a Supreme Court in a Democracy » (2002), 116 Harv. L. Rev. 19, p. 83. La notion de « textualisme » qu’elle invoque pour étayer son propos diverge considérablement de l’idée — intégrée dans la jurisprudence de la Cour et dans nos motifs — suivant laquelle l’analyse téléologique doit commencer par l’examen du texte. À titre d’exemple, le [traduction] « nouveau textualisme » dénoncé par Aharon Barak est un « système voulant que la Constitution et toutes les lois doivent être interprétées en fonction de la lecture qu’en faisait un lecteur raisonnable au moment de leur édiction » et dans lequel « toute référence à l’historique de la création du texte [. . .] n’est pas autorisée » : p. 82‑83. De même, le type d’interprétation que Lorne Neudorf qualifie de [traduction] « lecture purement textuelle » en est une dans laquelle l’analyse est strictement limitée au texte de la Constitution : « Reassessing the Constitutional Foundation of Delegated Legislation in Canada » (2018), 41 Dal. L.J. 519, p. 544. Ces conceptions de l’interprétation constitutionnelle n’ont absolument rien en commun avec celles que nous appliquons et que notre droit requiert.
[13] Qui plus est, notre collègue la juge Abella établit une fausse dichotomie entre l’interprétation téléologique et le fait d’amorcer cette analyse par l’examen du texte de la disposition. De fait, commencer par l’examen du texte est précisément ce que les précédents de la Cour nous instruisent de faire. L’affirmation de la juge Abella selon laquelle « le fait de considérer que le texte prime est peu utile dans l’interprétation des garanties constitutionnelles » (par. 75) écarte ces précédents et le rôle qu’ils attribuent au texte dans la délimitation de l’analyse qui, nous le répétons, doit aussi être réalisée en tenant compte du contexte historique, des vastes objectifs de la Charte et, s’il y a lieu, du sens et de l’objet des droits connexes garantis par la Charte.
La Charte et ses dispositions sont interprétées avant tout au regard du droit et de l’histoire du Canada. L’interprétation téléologique élaborée dans l’arrêt Big M Drug Mart n’y a rien changé. Cet arrêt ne se réfère aucunement au droit international et au droit comparé, si ce n’est lorsqu’il est question des origines historiques des concepts enchâssés dans la Charte.
Bien que la Cour accepte de façon générale que les normes internationales peuvent être prises en compte dans l’interprétation de normes nationales, ces normes internationales jouent habituellement un rôle limité consistant à appuyer ou à confirmer le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une interprétation téléologique.
[19] Là où nous divergeons fondamentalement d’opinions avec notre collègue la juge Abella, c’est quant à l’importance qu’elle accorde au droit international et au droit comparé dans le processus d’interprétation. Nous estimons que l’approche qu’elle préconise s’écarte de façon importante et injustifiée de la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, son affirmation selon laquelle toutes les sources de droit international et de droit comparé se sont révélées être des outils d’interprétation « indispensables » en matière d’interprétation constitutionnelle au Canada (par. 100) ne tient pas la route lorsque l’on considère la jurisprudence de la Cour ainsi que le rôle et le poids variés que cette jurisprudence a accordés à différents types d’instruments.
[20] En tant que document constitutionnel [traduction] « fait au Canada » (premier ministre Pierre Elliot Trudeau, Conférence fédérale‑provinciale des premiers ministres sur la Constitution (séance du matin du 2 novembre 1981), p. 10), la Charte et ses dispositions sont interprétées avant tout au regard du droit et de l’histoire du Canada.
[21] L’interprétation téléologique élaborée dans l’arrêt Big M Drug Mart n’y a rien changé. Cet arrêt ne se réfère aucunement au droit international et au droit comparé, si ce n’est lorsqu’il est question des origines historiques des concepts enchâssés dans la Charte.
[22] Bien que la Cour accepte de façon générale que les normes internationales peuvent être prises en compte dans l’interprétation de normes nationales, ces normes internationales jouent habituellement un rôle limité consistant à appuyer ou à confirmer le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une interprétation téléologique. Cette constatation est logique, car les tribunaux canadiens appelés à interpréter la Charte ne sont pas liés par le contenu des normes internationales. Comme l’expliquent le professeur Stéphane Beaulac et le docteur en droit Frédéric Bérard :
En plus de dénaturer le lien relationnel entre les ordres juridiques international et interne, la suggestion que les tribunaux nationaux sont liés par la normativité internationale est incompatible avec le mandat constitutionnel et la fonction du pouvoir judiciaire, qui est d’exercer un pouvoir décisionnel eu égard au droit canadien et québécois applicable. Voir le droit international comme jouissant d’une autorité persuasive s’avère être une approche plus adéquate, conforme et efficace.
. . .
. . . même si elle n’est aucunement contraignante en droit interne, ce que la normativité internationale peut faire et, à vrai dire, devrait faire lorsque les circonstances s’y prêtent, est d’influencer l’interprétation et l’application du droit national par nos tribunaux. Sauf pour quelques fervents zélés de la cause internationaliste, on s’entend généralement que, à ce titre, le critère de référence au droit international en droit interne est celui « d’autorité persuasive ».
(S. Beaulac et F. Bérard, Précis d’interprétation législative (2e éd. 2014), chapitre 5, par. 5 et 36 (nous soulignons; notes en bas de page omises).)
[23] De surcroît, même dans ce rôle limité d’appui ou de confirmation, le poids et la valeur persuasive de chacune de ces normes dans l’analyse dépendent de la nature de la source et de son rapport avec notre Constitution. La raison de cet état de choses est la nécessité de préserver l’intégrité de la structure constitutionnelle canadienne et la souveraineté du Canada. Suivant la mise en garde formulée par la Cour dans l’arrêt Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, « [l]’interaction entre le droit national et le droit international doit être gérée avec soin, à la lumière des principes régissant ce qui demeure un système dualiste d’application du droit international et une démocratie constitutionnelle et parlementaire » : par. 150.
[24] Quoique la Cour prenne soin d’accorder le poids adéquat au droit international et au droit comparé dans l’interprétation de la Charte, elle n’a pas toujours expliqué comment ou pourquoi certaines sources internationales sont examinées ou utilisées, alors que d’autres ne le sont pas. Il en découle une absence de clarté, voire une confusion, auxquelles ajoute selon nous, cela dit avec égards, notre collègue la juge Abella lorsqu’elle puise indistinctement dans différents instruments juridiques contraignants et non contraignants, dans des instruments antérieurs et postérieurs à la Charte, ainsi que dans des décisions de tribunaux internationaux et de tribunaux nationaux étrangers pour conclure que, combinées ensemble, ces sources représentent un « consensus international [qui n’est] pas déterminant quant au résultat, [mais] apporte néanmoins un appui convaincant et pertinent sur le plan de l’interprétation » : par. 107.
[25] Comme nous le verrons, les divers instruments et la jurisprudence examinés par notre collègue la juge Abella jouent des rôles différents dans l’analyse, et le poids qui leur est accordé est différent. Le fait de traiter tous ces éléments de la même manière — affirmant que chacun est « indispensable » et apporte un « appui convaincant et pertinent sur le plan de l’interprétation » (par. 100 et 107) — risque en fait de miner l’importance des obligations internationales du Canada :
[traduction] La tentation peut être grande de traiter toutes les sources de droit international, qu’elles soient contraignantes ou non pour le Canada, comme de l’« information facultative » et de faire abstraction du fardeau d’interprétation particulier que fait peser sur les tribunaux la présomption de conformité aux obligations internationales du Canada. Il y a une grande différence entre les règles de droit international qui lient le Canada et les autres normes internationales. Les premières sont non seulement potentiellement persuasives, mais également obligatoires. Cette distinction a son importance — si nous ne respectons pas nos obligations, nous minons le respect à l’égard du droit à l’échelle internationale. La distinction permet également de justifier la présomption traditionnelle, en common law, de conformité aux obligations internationales du Canada, ainsi que le traitement différencié de normes internationales qui ne sont pas juridiquement contraignantes pour le Canada.
(J. Brunnée et S. J. Toope, « A Hesitant Embrace: The Application of International Law by Canadian Courts » (2002), 40 Can Y.B. Intl Law 3, p. 41 (nous soulignons); voir aussi J. H. Currie, Public International Law (2e éd. 2008), p. 260.)
[26] Nous ne sommes pas les seuls à exprimer des réserves concernant la nécessité de structurer la façon de se référer aux sources internationales et étrangères. Des commentateurs réclament des éclaircissements à cet égard, soulignant que les tribunaux devraient faire preuve d’une [traduction] « plus grande rigueur analytique » et « aborder le droit international d’une manière cohérente et raisonnée, en précisant clairement quel est l’effet accordé au droit international dans une affaire donnée et pourquoi » : Brunnée et Toope, p. 8; voir aussi l’honorable juge R. G. Juriansz, « International Law and Canadian Courts: A Work in Progress » (2008), 25 N.J.C.L 171, p. 176 et 178. Les aspects particuliers nécessitant des éclaircissements sont notamment :
[traduction] . . . les normes en fonction desquelles les tribunaux déterminent si les traités ont été mis en œuvre; le rôle que les sources non contraignantes (par exemple les traités que le Canada a signés, mais n’a pas ratifiés, ceux qu’il n’a ni signés ni ratifiés, ou les instruments de « droit souple ») devraient jouer dans l’interprétation du droit interne; et la question de savoir si ces diverses catégories de sources non contraignantes devraient être traitées différemment les unes des autres ou eu égard aux obligations juridiques internationales contraignantes du Canada.
(Currie, p. 262)
La présomption de conformité sert principalement d’outil d’interprétation en vue d’aider les tribunaux à délimiter l’étendue et la portée des droits que garantit la Charte. Cependant, comme il s’agit d’une présomption, elle est aussi réfutable et elle ne permet pas d’écarter l’intention claire du législateur.
[27] Un cadre raisonné d’analyse est donc nécessaire et souhaitable, à la fois pour reconnaître adéquatement les obligations internationales du Canada et pour fournir des indications claires et cohérentes aux tribunaux et aux plaideurs. L’établissement d’une méthodologie de prise en compte des sources de droit international et de droit comparé permet d’indiquer comment notre Cour a traité ces sources en pratique, en plus de procurer direction et clarté. Étant donné la question soulevée en l’espèce, nous nous concentrons sur le recours au droit international et au droit comparé dans l’interprétation constitutionnelle.
[28] La Cour a reconnu que le droit international et le droit comparé jouent un rôle dans l’interprétation des droits garantis par la Charte. Cependant, ce rôle a comme il se doit consisté à appuyer ou à confirmer une interprétation dégagée en appliquant la démarche établie dans l’arrêt Big M Drug Mart; la Cour n’a jamais eu recours à de tels outils pour définir la portée des droits garantis par la Charte. Avec égards, l’approche de notre collègue la juge Abella s’écarte de façon marquée et inquiétante de cette pratique prudente.
[29] Notre Cour prend soin (généralement, mais non systématiquement) de préciser la valeur normative et le poids des différents types de sources internationales. L’approche de notre collègue la juge Abella abandonne tout simplement cette importante pratique.
[30] Les indications fournies par le juge en chef Dickson dans Re PSERA constituent un point de départ utile. Bien qu’exposée dans une opinion dissidente, son approche à l’égard du droit international et du droit comparé façonne depuis lors la manière dont notre Cour traite ces sources. Dans son examen de la portée de l’al. 2d) de la Charte, il s’est penché d’abord sur la jurisprudence canadienne et sur celle du Conseil privé, puis sur le droit des États‑Unis et sur le droit international (p. 335). Relativement aux sources internationales en particulier, il a donné les explications suivantes :
Les diverses sources du droit international des droits de la personne — les déclarations, les pactes, les conventions, les décisions judiciaires et quasi judiciaires des tribunaux internationaux, et les règles coutumières —doivent, à mon avis, être considérées comme des sources pertinentes et persuasives quand il s’agit d’interpréter les dispositions de la Charte.
En particulier, la similarité entre les principes généraux et les dispositions de la Charte et ceux des instruments internationaux concernant les droits de la personne confère une importance considérable aux interprétations de ces instruments par des organes décisionnels, tout comme les jugements des tribunaux américains portant sur le Bill of Rights ou ceux des tribunaux d’autres ressorts sont pertinents et peuvent être persuasifs. L’importance de ces instruments pour ce qui est d’interpréter la Charte va au‑delà des normes élaborées par des organes décisionnels en vertu de ces instruments et touche ces instruments mêmes. [Nous soulignons; p. 348‑349.]
[31] Le juge en chef Dickson a poursuivi et précisé que ces sources n’ont pas toutes le même poids dans l’interprétation de la Charte, déclarant « qu’il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne » : p. 349 (nous soulignons). Cette proposition est devenue depuis un principe solidement établi en matière d’interprétation de la Charte, à savoir la présomption de conformité : Ktunaxa Nation c. Colombie‑Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54, [2017] 2 R.C.S. 386, par. 65; India c. Badesha, 2017 CSC 44, [2017] 2 R.C.S. 127, par. 38; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 64; Kazemi, par. 150; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157, par. 23; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 70.
[32] Il importe de souligner que le juge en chef Dickson parlait des instruments que le Canada avait ratifiés. Autrement dit, lorsqu’il a établi cette présomption, il visait les instruments internationaux contraignants, car la ratification est la procédure par laquelle ces instruments deviennent contraignants à l’échelle internationale : Currie, p. 153‑154. Dans la même veine, le juge en chef Dickson a expliqué qu’en devenant partie à des conventions internationales en matière de droits de la personne, « [l]e Canada s’est donc obligé internationalement à assurer à l’intérieur de ses frontières la protection de certains droits et libertés fondamentaux qui figurent aussi dans la Charte » et que « [l]e contenu des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne est [. . .] un indice important du sens de l’expression “bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte” » : p. 349 (nous soulignons).
[33] La jurisprudence subséquente a continué à lier la présomption de conformité au libellé des obligations ou engagements internationaux du Canada : Ktunaxa, par. 65; Badesha, par. 38; Saskatchewan Federation of Labour, par. 62 et 64‑65; Divito, par. 22; Health Services, par. 69.
[34] La Cour a expliqué que la présomption de conformité « sert principalement d’outil d’interprétation en vue d’aider les tribunaux à délimiter l’étendue et la portée des droits que garantit la Charte » : Kazemi, par. 150. Cependant, comme il s’agit d’une présomption, elle est aussi réfutable et elle « ne permet pas d’écarter l’intention claire du législateur » : par. 60.
L’approche du juge en chef Dickson à l’égard des sources non contraignantes — qui consiste à les traiter comme des outils d’interprétation pertinents et persuasifs, mais non déterminants — est elle aussi appliquée.
[35] L’approche du juge en chef Dickson à l’égard des sources non contraignantes — qui consiste à les traiter comme des outils d’interprétation pertinents et persuasifs, mais non déterminants — est elle aussi appliquée : États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, par. 80. Parmi les sources non contraignantes, mentionnons particulièrement les instruments internationaux auxquels le Canada n’est pas partie. De tels instruments ne donnent pas naissance à la présomption de conformité. Ils n’ont par conséquent qu’une valeur persuasive dans l’interprétation de la Charte.
[36] Cela ne signifie pas que de tels instruments ne sont pas pertinents. Comme l’ont fait observer les professeurs Brunnée et Toope, [traduction] « il n’y a aucune raison qui empêche les tribunaux canadiens de s’appuyer sur ces normes [non contraignantes], tant qu’ils le font d’une manière qui tient compte de leur caractère non contraignant sur le plan juridique » : p. 53 (nous soulignons); voir aussi G. van Ert, Using International Law in Canadian Courts (2e éd. 2008), p. 350. Comme le mentionne notre collègue, « [l]a Cour s’est fréquemment appuyée sur des sources de droit international [non contraignantes] pour l’aider à délimiter la portée et le contenu des droits garantis par la Charte » : motifs de la juge Abella, par. 99 (nous soulignons). Soit dit en tout respect, la tentative qu’elle fait ensuite pour importer au sein de notre juridiction les profonds clivages observés dans la jurisprudence de notre voisin n’a aucun rapport avec la question en litige dans la présente affaire. Fait plus important encore, les décisions qu’elle invoque appuient les distinctions que nous établissons dans les présents motifs. La façon dont le juge en chef Dickson a formulé la présomption de conformité dans Re PSERA a été décrite dans l’arrêt Divito comme le « cadre d’analyse du contexte juridique international » : par. 22. Ce passage a également été repris dans l’arrêt Slaight Communications inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1056. Par ailleurs, les affaires Burns et Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, portaient sur la définition des « principes de justice fondamentale », un sujet que nous abordons plus loin au par. 45.
[37] En plus de caractériser adéquatement leur utilisation, les tribunaux ne doivent pas permettre que la prise en considération de tels instruments remplace la méthodologie de l’interprétation de la Charte établie dans l’arrêt Big M Drug Mart. La Cour prend soin de procéder ainsi. À titre d’exemple, dans l’arrêt Ktunaxa, elle a d’abord examiné la jurisprudence canadienne sur la portée de la liberté de religion avant de confirmer cette portée en faisant référence aux instruments internationaux contraignants : par. 62‑65. Elle a ensuite considéré brièvement les instruments non contraignants qui appuyaient eux « aussi » la jurisprudence canadienne, prenant soin de préciser que ces instruments « ne lient pas le Canada et ne font donc pas intervenir la présomption de conformité », mais « constituent des illustrations importantes de la manière dont on conçoit la liberté de religion partout dans le monde » : par. 66. De même, dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la Cour s’est d’abord penchée sur la jurisprudence canadienne relative à l’alinéa 2d) de la Charte et son historique : par. 28‑55. Elle a ensuite expliqué que les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne commandaient « également » la protection du droit de grève, insistant particulièrement sur les instruments contraignants et la présomption de conformité : par. 62‑70. Enfin, elle a souligné que sa conclusion était « [p]ar ailleurs » étayée par le droit interne étranger : par. 71‑74.
Il découle de tout cela — et, plus précisément, de la présomption de conformité — que les instruments contraignants ont nécessairement plus de poids dans l’analyse que les instruments non contraignants. Bien qu’il soit possible de recourir aux deux types d’instruments, les tribunaux qui se fondent sur les instruments non contraignants doivent veiller à expliquer pourquoi ils le font et comment ils utilisent ces instruments.
[38] Il découle de tout cela — et, plus précisément, de la présomption de conformité — que les instruments contraignants ont nécessairement plus de poids dans l’analyse que les instruments non contraignants. Bien qu’il soit possible de recourir aux deux types d’instruments, les tribunaux qui se fondent sur les instruments non contraignants doivent veiller à expliquer pourquoi ils le font et comment ils utilisent ces instruments. Avec égards pour l’opinion contraire, nous affirmons que les distinctions que nous établissons constituent la raison même pour laquelle « notre Cour n’a pas eu de difficulté à décider quelles sont les sources qu’elle considère plus pertinentes et persuasives que d’autres » (motifs de la juge Abella, par. 104), et que le fait d’énoncer ce cadre d’analyse de façon claire n’a pas pour effet de « nui[re] à la capacité de notre Cour de continuer à considérer ces sources en les choisissant avec discernement » : par. 102. Notre méthode est fermement enracinée dans la jurisprudence de la Cour.
[39] En l’espèce, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, R.T. Can. 1987 no 36, et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47 (« PIRDCP ») lient tous deux le Canada, faisant donc intervenir la présomption de conformité. Toutefois, à l’instar de de notre collègue, nous sommes d’avis que ni l’un ni l’autre de ces instruments n’élargit aux personnes morales la protection contre les peines cruelles et inusitées.
[40] Notre collègue poursuit ensuite son analyse en examinant d’abord la Convention américaine relative aux droits de l’homme, 1144 R.T.N.U. 123, adoptée par le Mexique et certains États des Caraïbes, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, puis l’instrument européen intitulé Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221. Bien que nous souscrivions à l’opinion selon laquelle aucun de ces instruments n’accorde aux personnes morales la protection contre les peines cruelles et inusitées, nous sommes préoccupés par l’approche de notre collègue la juge Abella, approche qui semble accorder à ces instruments non contraignants le même poids qu’aux instruments contraignants. Nous tenons par conséquent à souligner que ces instruments n’ont qu’une valeur persuasive en l’espèce, et qu’un tribunal qui se fonde sur eux devrait expliquer pourquoi il le fait et comment il les utilise (c’est‑à‑dire quel poids il leur accorde).
[41] Une autre distinction importante est celle entre les instruments antérieurs à la Charte et ceux postérieurs à celle‑ci. Dans l’application de l’approche établie dans l’arrêt Big M Drug Mart, les tribunaux doivent considérer les « origines historiques des concepts enchâssés » dans la Charte lorsqu’ils déterminent la portée des droits garantis par celle‑ci : p. 344. Les instruments internationaux antérieurs à la Charte peuvent nettement faire partie du contexte historique d’un droit garanti par la Charte et éclairer sur la façon dont il a été établi. Dans un tel cas, le fait que le Canada est ou non partie à de tels instruments a moins d’importance, car les [traduction] « rédacteurs de la Charte se sont inspirés des conventions internationales parce qu’elles constituent les meilleurs modèles de protection des droits, et non parce que le Canada les avait ratifiées » : L. E. Weinrib, « A Primer on International Law and the Canadian Charter » (2006), 21 N.J.C.L. 313, p. 324. En l’espèce, donc, le contexte du Bill of Rights anglais et du Huitième amendement est très pertinent, car ces deux instruments contiennent chacun des protections similaires — mais pas identiques, il importe de le mentionner — à la protection prévue à l’art. 12, comme nous l’avons expliqué précédemment. De même, il est tout à fait indiqué et pertinent d’examiner la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. N.U. A/810, p. 71 (1948), en faveur de laquelle le Canada a voté et qui a inspiré le PIRDCP, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, R.T. Can. 1976 no 46, et les protocoles connexes que le Canada a ratifiés : Weinrib, p. 317.
[42] En ce qui concerne les instruments postérieurs à la Charte, toutefois, une fois de plus la question consiste à se demander si ces instruments lient le Canada et, par extension, s’ils font intervenir la présomption de conformité. Il est aisé de constater qu’un instrument postérieur à la Charte qui ne lie pas le Canada a une valeur interprétative beaucoup moins grande qu’un instrument qui lie le Canada, qui a contribué à l’élaboration de la Charte, ou les deux.
[43] Enfin, nous nous penchons sur les décisions des tribunaux étrangers et internationaux. Dans l’arrêt Re PSERA, ces décisions ont été incluses dans la catégorie des instruments non contraignants qui « sont pertinents et peuvent être persuasifs » : p. 348. Une prudence particulière s’impose toutefois lorsqu’on se reporte à ce que les autres pays font dans leur droit interne, car les mesures en vigueur à l’étranger nous renseignent peu (voire pas du tout) sur la portée des droits inscrits dans la Charte canadienne ⸺ un point sur lequel la Cour a insisté dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 62. Comme l’a expliqué Michel Bastarache, [traduction] « [l]a logique utilisée par d’autres tribunaux constitue des indications pour les tribunaux canadiens plutôt que des précédents à suivre » et « il est important de souligner que toutes les décisions des tribunaux étrangers influencent en fin de compte le droit canadien sur la base de leur valeur persuasive plutôt que de leur valeur contraignante » : « How Internationalization of the Law Has Materialized in Canada » (2009), 59 R.D. U.N.‑B. 190, p. 196.
[44] Bien que notre collègue mentionne que son examen de la jurisprudence interne étrangère n’est « pas déterminant » et que cet examen « appuie » son analyse (motifs de la juge Abella, par. 118), la jurisprudence des tribunaux étrangers et internationaux semble imprégner son analyse à divers moments sans qu’elle n’explique le rôle de cette jurisprudence dans le processus d’interprétation. Soit dit en tout respect, l’examen qu’elle fait de ces sources ne permet pas réellement d’expliquer de quelle manière celles‑ci sont instructives, comment elles sont utilisées ou pourquoi notre collègue s’appuie sur elles en particulier. De fait, la juge Abella examine diverses sources de droit international et de droit comparé et leur accorde une valeur interprétative qu’elle ne précise pas, mais qui semble équivalente. Cela est particulièrement évident aux par. 99 et 100 de ses motifs, où elle affirme que notre Cour « s’est fréquemment appuyée sur des sources de droit international pour l’aider à délimiter la portée et le contenu de droits garantis par la Charte » et que « [t]ant les sources contraignantes que celles qui ne le sont pas se sont révélées être indispensables dans pratiquement tous les domaines du droit ». Pourtant, selon les distinctions que nous avons établies, les affaires que notre collègue cite à l’appui de cette déclaration générale portent dans une large mesure sur des instruments contraignants : Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, 1997 CanLII 17020 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 157, par. 58; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 120‑121; Health Services, par. 70‑71; R. c. Smith (Edward Dewey), 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1061; Ktunaxa, par. 64‑65; Saskatchewan Federation of Labour, par. 65‑70. Comme nous l’avons déjà expliqué plus tôt, l’examen des instruments non contraignants dans les arrêts Saskatchewan Federation of Labour et Ktunaxa a eu, comme il se doit, une fonction de confirmation.
[45] Les arrêts Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, Burns ou Kazemi, de même que le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), ne sauraient eux aussi justifier le recours à des instruments non historiques et non contraignants pour interpréter la Charte en l’espèce, car ces affaires requéraient que l’on s’interroge sur l’existence d’un consensus international vu la nature des questions posées. Dans l’arrêt Suresh, notre Cour était appelée à décider s’il existait une norme impérative de droit international coutumier, cela l’obligeait nécessairement à considérer des sources internationales : par. 59‑75. Le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.) et les arrêts Burns et Kazemi, en revanche, portaient sur les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7. La détermination de ces principes peut nécessiter l’examen de sources internationales, puisque l’analyse exige l’établissement d’un « consensus [. . .] dans la société » : Kazemi, par. 139 et 150; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 503; Burns, par. 79‑81.
[46] Comme le démontre abondamment la jurisprudence de la Cour, la valeur normative et le poids accordés aux sources de droit international et de droit comparé ont été conçus pour refléter la nature de la source dont il est question et son lien avec notre Constitution. Réaffirmer cette exigence ne saurait raisonnablement être qualifiée d’exigence « inédite », quelle que soit la vigueur ou l’emphase des dénonciations à cet effet de notre collègue la juge Abella.
Les tribunaux doivent faire attention de ne pas amalgamer indistinctement les facteurs traditionnels énoncés dans l’arrêt Big M Drug Mart avec le droit international et le droit comparé. L’analyse doit reposer principalement sur les facteurs traditionnels et ne faire appel au droit international et au droit comparé que quand il convient de le faire, et être accompagnée d’une explication sur les raisons pour lesquelles une source non contraignante est prise en compte et comment elle est utilisée, notamment quel poids persuasif lui est accordé.
[47] En définitive, les tribunaux doivent faire attention de ne pas amalgamer indistinctement les facteurs traditionnels énoncés dans l’arrêt Big M Drug Mart avec le droit international et le droit comparé. L’analyse doit reposer principalement sur les facteurs traditionnels et ne faire appel au droit international et au droit comparé que quand il convient de le faire, et être accompagnée d’une explication sur les raisons pour lesquelles une source non contraignante est prise en compte et comment elle est utilisée, notamment quel poids persuasif lui est accordé. Avec égards, les motifs de notre collègue la juge Abella ne respectent pas cette démarche. Il s’ensuit que la jurisprudence et les instruments internationaux et étrangers dominent dans son analyse, contrairement aux enseignements de la Cour sur l’interprétation constitutionnelle. Bien que ce changement d’approche ne soit pas déterminant en l’espèce, il pourrait très bien l’être dans une autre affaire. Par conséquent, nous concluons qu’il est essentiel de réitérer la démarche qu’il convient de suivre en matière d’interprétation de la Charte.