Hoummady c. R., 2018 QCCQ 4088
On reproche à la requérante d’avoir conduit un véhicule à moteur le 24 juin 2016 alors qu’elle avait consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang et d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire ce véhicule était affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue.
Le jour du procès, elle présente une requête en exclusion des éléments de preuve en vertu des articles 8, 9 et 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Elle soumet que son droit à la protection contre la détention arbitraire a été violé et que la prise d’échantillons obtenues suite à cette détention illégale constitue une fouille abusive contrairement aux droits prévus aux articles 8 et 9 de la Charte.
À titre de réparation, elle demande à la Cour d’exclure tout élément de preuve qui a découlé de sa détention illégale en application de l’article 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[39] En matière de conduite avec les facultés affaiblies, le législateur prévoit au paragraphe 254(3) du Code criminel les pouvoirs d’arrestation des policiers, soit la présence de motifs raisonnables et probables de croire qu’une personne a commis, au cours des 3 heures précédentes, ou est en train de commettre une infraction à l’article 253 C.cr.
[40] Dans l’arrêt Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, la Cour suprême nous enseigne que l’existence de motifs raisonnables comporte un élément objectif ainsi qu’un élément subjectif :
« Il existe une autre protection contre l’arrestation arbitraire. Il ne suffit pas que l’agent de police croie personnellement avoir des motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation. Au contraire, l’existence de ces motifs raisonnables et probables doit être objectivement établie. En d’autres termes, il faut établir qu’une personne raisonnable, se trouvant à la place de l’agent de police, aurait cru à l’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation. »
[41] Le plus haut tribunal du pays a d’ailleurs réitéré ce principe en l’appliquant spécifiquement à l’infraction visée à l’article 253 C.cr. dans l’arrêt Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254, tout en précisant qu’il s’agit non seulement d’une exigence légale, mais aussi constitutionnelle.
[42] Dans l’évaluation de la suffisance des motifs, la Cour d’appel dans l’arrêt Bouchard, 2008 QCCA 2260 (CanLII), J.E. 2009-24, prône l’approche selon laquelle il y a lieu de se demander s’il existe des faits sur lesquels des policiers peuvent raisonnablement fonder leur croyance.
[43] Dans l’arrêt Rhyason, 2007 CSC 39 (CanLII), [2007] 3 R.C.S. 108, la Cour suprême confirme que les circonstances d’un accident peuvent être prises en considération avec d’autres éléments pour déterminer l’existence ou non de motifs raisonnables d’arrêter une personne pour conduite avec les facultés affaiblies. Cependant, comme le mentionne la juge Abella :
« Cela ne veut pas dire que la consommation d’alcool conjuguée à un accident inexpliqué fournissent toujours des motifs raisonnables ou, à l’inverse, qu’ils ne le font jamais. L’important, c’est que la décision relative à l’existence de motifs raisonnables doit se fonder sur les faits et reste fonction des circonstances. »
[44] Dans la même optique, une preuve de consommation d’alcool ou une simple odeur d’alcool est certes de nature à éveiller des soupçons, mais elle ne peut, à elle seule, fonder des motifs raisonnables. La Loi n’interdit pas de conduire après avoir consommé de l’alcool (arrêt Leblond, [2010] QCCQ 7673).
[45] Lors de son analyse, le Tribunal doit évaluer l’ensemble des éléments factuels à la connaissance de la policière qui a procédé à l’arrestation de la requérante. L’analyse se fait à la lumière de toutes les informations que la policière possédait et de tous les symptômes qu’elle a observés pour que le Tribunal puisse déterminer si les motifs d’arrestation étaient suffisants.
[46] En l’espèce, existe-t-il des faits sur lesquels l’agente Chicoine pouvait raisonnablement fonder cette croyance?
[47] Selon son rapport, ses motifs sont fondés sur :
a) un accident inexpliqué;
b) la présence d’une odeur d’alcool provenant de l’haleine de la conductrice;
c) les yeux de la conductrice étaient légèrement rouges et vitreux;
d) l’admission de la requérante d’avoir consommé un peu d’alcool « tantôt ».
[48] C’est la combinaison de plusieurs éléments qui doit amener une policière à avoir des motifs raisonnables et nécessaires à une arrestation.
[49] Une preuve établissant que la conductrice dégage une odeur d’alcool n’est évidemment pas suffisante à elle seule pour justifier une demande d’échantillon de sang.
[50] Mais, l’odeur d’alcool dans un contexte d’accident sans cause spécifique à première vue, est-elle une preuve suffisante pour justifier l’arrestation de la requérante?
[51] La preuve démontre que la policière n’a posé aucune question au conjoint sur les circonstances de l’accident et sur la consommation d’alcool de la requérante.
[52] Mathieu Gill, première personne à intervenir suite à l’accident, n’a constaté aucune présence d’alcool, aucun contenant relatif à l’alcool et aucune conduite erratique lorsqu’il l’a suivi pendant 2 kilomètres. En fait, il n’a constaté que la requérante semblait un peu perdue, mais qu’après un accident où le véhicule a fait quelques tonneaux avant de percuter un ponceau, la situation ne lui a pas paru anormale.
[53] De plus, la policière n’a fait aucune enquête afin de déterminer la cause de l’accident et n’a pas questionné la requérante sur la quantité d’alcool et l’heure où celle‑ci a été prise.
[54] En regard des yeux de la requérante qui étaient légèrement rouges et vitreux, la policière n’a posé aucune question à savoir si elle a pleuré ou si elle a été en contact avec du chlore au camping d’où elle provient alors qu’elle constate qu’elle porte un haut de bikini et une jupe.
[55] Et bien que cela ne soit pas une obligation au sens de la Loi, la policière n’a pas soumis la requérante à un test avec l’appareil de détection approuvé alors que la preuve n’établit pas l’impossibilité physique de le faire.
[56] En bref, il apparaît clair que la policière aurait dû pousser plus loin son enquête suite aux soupçons obtenus.
[57] Subjectivement parlant, la policière avait certainement une croyance sincère d’avoir des motifs nécessaires pour arrêter celle-ci, mais objectivement, le Tribunal est d’avis qu’elle ne pouvait raisonnablement que soupçonner que la conductrice avait conduit avec les facultés affaiblies.
[58] Une personne raisonnable ne conclurait pas au fait qu’une infraction de conduite avec les facultés affaiblies a été commise du seul fait qu’une conductrice a consommé de l’alcool avant de prendre le volant, et ce, même s’il y a un accident.
[59] Les faits à la connaissance de la policière, même évalués globalement, ne supportent pas une preuve convaincante de motifs.
[60] Les motifs d’arrestation n’ayant pas été objectivement établis, le Tribunal conclut que l’arrestation et la détention de la requérante sont arbitraires et contraires à l’article 9 de la Charte. En conséquence, l’ordre de se soumettre à une prise d’échantillon sanguin s’avère illégal.
ANALYSE EN VERTU DU PARAGRAPHE 24(2) DE LA CHARTE
[61] Depuis l’arrêt Grant de la Cour suprême 2009 CSC 32 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 353, la règle d’exclusion quasi automatique des preuves auto-incriminantes ou mobilisant l’accusé contre lui‑même a été remplacée par un critère plus souple qui tient désormais compte de l’ensemble des circonstances.
[62] Le Tribunal doit donc mettre en balance l’effet qu’aurait l’utilisation en preuve des échantillons de sang et des déclarations de l’accusé sur la confiance qu’a la société dans le système judiciaire en tenant compte des facteurs suivants :
a) la gravité de la conduite attentatoire de l’État;
b) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte;
c) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond en tenant compte de certains types d’éléments de preuve.
La gravité de la conduite attentatoire de l’État
[63] Est-ce que le fait d’utiliser en preuve la déclaration de la requérante, le certificat du médecin qualifié et les résultats des tests sanguins peuvent donner à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État?
[64] Dans l’arrêt Harrison, [2009] R.C.S. 494, la juge en chef de la Cour suprême précise que les conduites policières menant à une violation n’ont pas toutes la même gravité.
[65] Dans le présent cas, il n’y a aucune preuve de mauvaise foi de la part de la policière. L’obtention de l’échantillon de sang ainsi que la déclaration de la requérante ne résulte d’aucune conduite délibérée ou malveillante de la part de la policière.
[66] Comme il ne s’agit pas d’une conduite que l’on peut qualifier de grave de la part de l’État, le facteur milite pour l’admissibilité de ces éléments en preuve.
L’incidence de la violation sur les droits d’un accusé garantis par la Charte
[67] L’utilisation des échantillons de sang et de la déclaration obtenue suite aux atteintes et aux droits de la requérante pourrait-elle donner à penser que les droits individuels garantis par la Charte n’ont que peu de poids?
[68] Évidemment, le prélèvement sanguin est un acte intrusif qui viole l’intégrité d’une personne et qui peut porter atteinte à la dignité humaine.
[69] En ce sens, il se distingue de l’échantillon d’haleine qui sera généralement admis en preuve.
[70] Le législateur lui-même considère que pour l’obtention d’une prise de sang, en contexte d’arrestation pour une conduite avec les capacités affaiblies, un protocole légal doit être respecté afin que les résultats soient admissibles en preuve (articles 258 C.cr.).
[71] L’exécution d’une prise de sang sans la condition préalable des motifs raisonnables constitue définitivement une atteinte importante qui milite en faveur de l’exclusion du résultat de la preuve.
[72] Quant à la déclaration, le droit au silence et le droit de ne pas s’incriminer sont des droits fondamentaux servant d’assises à l’intégrité de notre système de justice criminelle. L’exercice du droit à l’avocat assure le respect des droits qui sont au cœur de la protection de la présomption d’innocence.
[73] L’utilisation en preuve d’une déclaration obtenue dans un contexte comme en l’espèce, alors que la requérante est transportée en ambulance suite à un accident sérieux sans opportunité raisonnable de consulter un avocat, est définitivement de nature à la mobiliser contre elle-même. Cela milite en faveur de l’exclusion.
L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[74] Est-ce que la recherche de la vérité à laquelle doit aspirer tout procès criminel serait mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion de cet élément de preuve?
[75] Il est vrai que la prise de sang est un élément de preuve fiable et pertinent. Sans ce résultat, l’intimée peut difficilement se décharger de son fardeau de preuve. Ce facteur pourrait militer en faveur d’admettre le résultat en preuve.
[76] Quant à la déclaration, la fiabilité des propos et le contexte dans lequel la policière a retenu les paroles échangées sont questionnables. L’état de semi-confusion de la requérante rend les déclarations faites moins fiables. De plus, le droit de ne pas s’auto-incriminer est certainement plus fondamental que la recherche de la vérité dans ce contexte. Ce facteur milite pour l’exclusion.
Pondération de tous les facteurs
[77] Le Tribunal doit procéder à un exercice d’analyse et de pondération de tous ces facteurs avant de décider si la balance penche du côté de l’admissibilité ou de l’exclusion pour le certificat d’analyse de sang et pour la déclaration de la requérante.
[78] Ce faisant, le Tribunal considère l’effet à long terme que l’utilisation de telles preuves, lorsqu’obtenues dans un contexte similaire de violation des droits, aurait sur la confiance de la société dans l’institution de la justice.
[79] Décider que des événements fiables sont admissibles, peu importe la façon dont ils ont été obtenus, et ce, même en l’absence de mauvaise foi de la part de la policière, serait, selon mon analyse du contexte de cette affaire, de nature à entacher la perception que le public a du système de justice.
[80] Malgré la fiabilité et la pertinence du résultat de la prise de sang, cette preuve obtenue par un procédé intrusif, en violation des droits de la requérante, doit être exclue. Admettre cette preuve suite à une arrestation arbitraire sans motif suffisant serait banaliser ce type d’atteinte et encourager par ce message ambigu que peu importe qu’une arrestation soit illégale, la preuve peut quand même être admise au procès.
[81] Il en est de même de la déclaration. Les policiers doivent attendre que la requérante ait pu comprendre et exercer son droit à l’avocat convenablement avant de lui poser des questions dont la réponse risque d’être incriminante. Admettre cette déclaration en preuve dans un contexte tel que prouvé serait certainement de nature à déconsidérer l’administration de la justice.
[82] La policière n’a pas agi de manière malveillante, mais la méconnaissance ou la négligence d’un critère minimal quant à l’existence de motifs raisonnables avant de procéder à l’arrestation de la requérante est fondamentale. Lorsque cette arrestation arbitraire est suivie d’une prise de sang et de discussions dans une ambulance, l’atteinte présente un caractère à ce point envahissant et entraîne une violation des droits d’une telle importance que cela doit être dénoncé par l’exclusion.
[83] Permettre l’admissibilité en preuve de ce résultat de prise de sang ou de cette déclaration, même au nom de la recherche de la vérité, est de nature à miner à long terme la confiance du public dans le système et de déconsidérer l’administration de la justice.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE la requête en exclusion de la preuve;
DÉCLARE qu’une violation des articles 8 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés a été commise;
EXCLUT de la preuve la déclaration de la requérante, le résultat du test sanguin et tout élément de preuve découlant de la détention illégale de la requérante.