Bissonnette c. R., 2020 QCCA 1585
La disproportion est exagérée et évidente dans tous les cas où il est possible d’imposer une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle dépassant largement l’espérance de vie de toute personne humaine.
Un tribunal ne doit pas rendre une ordonnance qui ne peut jamais se réaliser. Une ordonnance qui autorise un délinquant à entreprendre une démarche qu’il ne pourra jamais amorcer, parce que l’échéance sera nécessairement après son décès, discrédite l’administration de la justice.
[89] Suivant cette logique, la question à résoudre est celle-ci : peut-il exister des cas où il ne serait pas cruel et inusité d’imposer des périodes minimales sans être admissible à une libération conditionnelle avant 50, 75, 100, 125, 150 ans, voire 1000 ans?[1]
[90] Pour répondre à la question, il faut tenir compte du très large spectre couvert par la disposition et du fait qu’elle permet d’empêcher qu’un prévenu ne demande une libération pendant une période qui excède largement son espérance de vie ou même celle de tout être humain.
[91] Du psychopathe tueur en série ayant perpétré des meurtres durant de nombreuses années sur des victimes torturées à mort, en passant par le tueur de masse qui, lors d’un seul événement, attente à la vie de plusieurs personnes, à l’homme courroucé après une rupture qui met fin à la vie de sa conjointe et de ses enfants, à la mère désespérée qui fait de même, à la personne atteinte de troubles mentaux, les situations couvertes par l’article 745.51 C.cr. sont multiples et diverses. La disposition peut s’appliquer à « une vaste gamme de comportements potentiels » : Lloyd, précité, paragr. 27, citant Nur, précité, paragr. 82. Non seulement les situations couvertes sont-elles très variées, mais le nombre de victimes peut changer considérablement d’un cas à l’autre et ne reflète pas nécessairement le degré de responsabilité morale du délinquant, ni ses chances de réhabilitation. En fait, le nombre de victimes qui doit servir de base au juge pour cumuler les périodes d’inadmissibilité constitue un choix législatif qui se conjugue difficilement avec les critères de détermination de la peine mis en place au Canada.
[92] Tout d’abord, la disproportion est exagérée et évidente dans tous les cas où il est possible d’imposer une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle dépassant largement l’espérance de vie de toute personne humaine.
[93] Que l’on pense à une ordonnance permettant de reporter l’admissibilité à la libération conditionnelle à 100, 125, 150 ans, voire plus, et comme le délinquant condamné ne peut avoir moins de 18 ans, il serait alors âgé d’au moins 118, 143, 168 ans et plus au moment de son admissibilité à la libération conditionnelle. Ce simple énoncé est aberrant. Une ordonnance de cette nature relève de l’absurdité. De tels chiffres pourraient engendrer chez certains un sentiment de satisfaction, mais ils demeurent une tromperie. Un tribunal ne doit pas rendre une ordonnance qui ne peut jamais se réaliser. Une ordonnance qui autorise un délinquant à entreprendre une démarche qu’il ne pourra jamais amorcer, parce que l’échéance sera nécessairement après son décès, discrédite l’administration de la justice. Le législateur ne peut permettre qu’une telle hypothèse serve de fondement à une décision judiciaire. Ce non-sens ne peut survivre et constitue, en lui-même, une peine cruelle et inusitée, dégradante en raison de son caractère absurde. Voilà une peine qui sera toujours exagérément disproportionnée. Elle laisse entrevoir une possibilité qui ne pourra jamais s’accomplir. C’est là toute l’absurdité de la disposition qui constitue de la sorte une atteinte à la dignité humaine.
L’espoir de recouvrer un jour sa liberté peut constituer un moteur de réhabilitation. Il permet aussi de rendre la vie à l’intérieur des murs plus tolérable, ce qui diminue d’ailleurs les risques de violence dans les pénitenciers.
S’il faut écarter l’argument voulant que la protection de l’espoir emporte l’inconstitutionnalité de la disposition, il faut préserver le principe voulant que, si un individu est réhabilité après 25 ans d’emprisonnement, il doive pouvoir demander sa libération conditionnelle, sinon la peine aurait tous les attributs d’une peine totalement disproportionnée.
[94] Cette disproportion pourrait bien satisfaire l’esprit vengeur. Pourtant, comme le souligne le juge Lamer, la vengeance n’a aucun rôle à jouer dans un système civilisé de détermination de la peine. Contrairement à la vengeance, le châtiment intègre un principe de modération et exige l’application d’une peine juste et appropriée : R. c. M. (C.A.), précité, page 557.
[95] Certains pourraient arguer que, de toute façon, elle équivaudrait à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans libération conditionnelle. Ce n’est pas un argument valable. D’une part, l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle n’existe pas au Canada. D’autre part, l’emprisonnement à perpétuité est limité dans le temps par le décès du délinquant. Autrement dit, cette peine est au moins liée à la durée de vie d’un être humain alors que des périodes d’inadmissibilité totalisant 100 ans et plus n’ont aucune commune mesure avec la durée d’une vie humaine. Or, la constitutionnalité de la disposition doit être examinée en fonction du choix législatif et non en fonction de ce que la disposition aurait pu vouloir dire si elle avait été écrite autrement.
[96] Pour ce qui est des périodes totalisant 75 ans, l’âge minimal pour atteindre l’admissibilité à la libération conditionnelle serait de 93 ans, mais beaucoup plus dans la très vaste majorité des cas, puisque le délinquant est rarement âgé de 18 ans. Si une telle ordonnance, contrairement aux précédentes, peut se concrétiser dans des cas rarissimes, elle n’en resterait pas moins cruelle et inusitée en raison du côté irréaliste de la proposition. Quoique fondé sur une décision judiciaire, l’espoir de recouvrer la liberté est factice. Il faut rappeler que la libération conditionnelle n’est pas automatique. Seul le droit de présenter une demande est acquis, ce qui signifie que la libération ne sera vraisemblablement autorisée que plus tard. La disposition est odieuse et dégradante et les tribunaux ne peuvent être utilisés aux fins d’une justice chimérique. Le résultat est donc tout aussi exagérément disproportionné que les périodes de 100 ans et plus, malgré son apparente plausibilité.
[97] Il demeure la possibilité que le juge décide d’imposer une seule période additionnelle d’inadmissibilité, donc d’ajouter une période d’inadmissibilité de 25 ans pour l’un ou l’autre des autres meurtres multiples pour la porter à 50 ans. La rédaction de la disposition cause toutefois une difficulté : restreindre l’ordonnance à un seul autre meurtre ne reconnaît pas concrètement la valeur de chacune des vies perdues, contrairement au vœu du législateur. On pourrait croire que cette limite de 50 ans permet de respecter le critère fondamental qu’est la proportionnalité des peines. Pourtant, il n’en est rien, comme le démontre le jugement de première instance : l’absence de discrétion quant à la durée additionnelle et le résultat obtenu (50 ans) ne constituent certes pas une réponse satisfaisante à l’exigence de proportionnalité de la peine.
[98] Selon l’appelant, un détenu qui n’aurait aucun espoir de recouvrer un jour la liberté, subirait un traitement qui, par sa nature même, serait cruel et inusité. Il est vrai que l’espoir de recouvrer un jour sa liberté peut constituer un moteur de réhabilitation. Il permet aussi de rendre la vie à l’intérieur des murs plus tolérable, ce qui diminue d’ailleurs les risques de violence dans les pénitenciers, un aspect non négligeable.
[99] Ceci dit, une période de 25 années d’inadmissibilité avant de pouvoir demander la libération conditionnelle représente déjà, pour la majorité des accusés, une période équivalant à une bonne partie de leur vie active. Prolonger cette période pour la porter à 50 ans concrétisera, dans presque tous les cas, l’impossibilité de demander une libération conditionnelle avant d’atteindre un âge très avancé, empêchant ainsi toute possibilité de réintégrer la société en tant que citoyen actif. En fonction de l’âge du prévenu, cela peut aussi équivaloir à un refus anticipé d’obtenir quelque libération conditionnelle que ce soit de son vivant.
[100] L’espoir de recouvrer un jour la liberté pour une personne déclarée coupable de meurtre est déjà restreint par le fait que la peine se prolonge jusqu’à la mort. Les modalités de cette peine peuvent varier au fil du temps, mais la complète liberté ne sera jamais recouvrée. Il demeurera toujours un lien entre le prévenu et le système carcéral.
[101] Jusqu’à maintenant, les tribunaux canadiens ont rejeté l’argument voulant que la perte de l’espoir de pouvoir recouvrer sa liberté puisse constituer un traitement inhumain et dégradant au sens l’article 12 de la Charte : voir, par exemple, R. v. Husbands, [2015] O.J. no 2673, paragr. 11-16; R. v. Granados-Arana, 2017 ONSC 6785, paragr. 52-53; R. v. Garland, 2017 ABQB 198, paragr. 35-36; R. v. Downey, 2019 ABQB 365, paragr. 61-66.
[102] Par contre, plusieurs juges ont utilisé leur pouvoir discrétionnaire pour ne pas cumuler les périodes d’inadmissibilité, préservant ainsi la possibilité de réhabilitation du prévenu : voir R. v. Klaus, 2018 ABQB 97; R. v. Delorme, 2019 ABQB 2; R. c. Ramsurrun, 2017 QCCS 5791, confirmé en appel, 2019 QCCA 2133; R. v. Sharpe, 2017 MBQB 6; R. v. Koopmans, 2015 BCSC 2120.
[103] S’il faut écarter l’argument voulant que la protection de l’espoir emporte l’inconstitutionnalité de la disposition, il faut préserver le principe voulant que, si un individu est réhabilité après 25 ans d’emprisonnement, il doive pouvoir demander sa libération conditionnelle, sinon la peine aurait tous les attributs d’une peine totalement disproportionnée. Par ailleurs, s’il constitue encore un danger pour la société à ce moment, la Commission ne lui accordera pas la libération conditionnelle ou prévoira les conditions appropriées.
L’objectif de réinsertion sociale fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et il guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée.
[104] Le juge Wagner (alors juge puîné) rappelle dans R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, paragr. 4, que la réinsertion sociale est un concept fondamental : « Cet objectif fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et il guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée ».
[105] Plusieurs instruments internationaux et autres documents produits par les organisations internationales insistent sur le fait que le régime d’emprisonnement devrait comporter un volet visant la transformation et le reclassement social des individus : Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, (1976) 999 R.T.N.U. 187, entré en vigueur le 23 mars 1976, art. 10 et ratifié par la Canada en 1976; Convention américaine relative aux droits de l’homme, 22 novembre 1969, O.A.S.T.S. no 36, entrée en vigueur le 18 juillet 1978, art. 5; Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), 25e rapport général d’activités du CPT (comprenant un chapitre concernant la situation des détenus condamnés à la réclusion à perpétuité), avril 2016, p. 39-40, paragr. 73.
[106] Il faut aussi souligner que le Statut de Rome, qui régit la poursuite des crimes les plus graves (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides) et à l’égard duquel le Canada a joué un rôle clé, notamment dans l’établissement de la Cour pénale internationale, prévoit le réexamen de la peine après 25 ans lorsque l’individu est condamné à l’emprisonnement à perpétuité : Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 38544, entré en vigueur le 1er juillet 2002, art. 110(3), ratifié par le Canada le 7 juillet 2000. Dans Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, les juges Brown et Rowe écrivent à ce propos :
[31] Le juge en chef Dickson a poursuivi et précisé que ces sources n’ont pas toutes le même poids dans l’interprétation de la Charte, déclarant « qu’il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne » : p. 349 (nous soulignons). Cette proposition est devenue depuis un principe solidement établi en matière d’interprétation de la Charte, à savoir la présomption de conformité : Ktunaxa Nation c. Colombie‑Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54, [2017] 2 R.C.S. 386, par. 65; India c. Badesha, 2017 CSC 44, [2017] 2 R.C.S. 127, par. 38; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 64; Kazemi, par. 150; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157, par. 23; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 70.
[32] Il importe de souligner que le juge en chef Dickson parlait des instruments que le Canada avait ratifiés. […]
[107] Un détenu réhabilité après 25 ans qui n’aurait pas droit de recourir au processus de libération conditionnelle avant une deuxième période de 25 ans subirait, dans tous les cas, un traitement cruel et inusité. La durée excessive de l’incarcération prolongée inutilement est alors exagérément disproportionnée.
[108] D’ailleurs, si la peine de détention indéterminée infligée à un délinquant dangereux en vertu de l’article 753(4.1) C.cr. n’a pas été déclarée inconstitutionnelle, c’est entre autres en raison de l’article 761 C.cr., qui prévoit la révision par la Commission des libérations conditionnelles de la situation du délinquant pour la première fois sept ans après sa mise sous garde et, par la suite, tous les deux ans au plus tard : Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1408-1410; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 341. Et comme le souligne le juge La Forest, les peines d’emprisonnement à perpétuité et les peines indéterminées visent essentiellement les mêmes objectifs et le même type de délinquant : R. c. Lyons, précité, p. 330.
La disposition 745.51 est excessive et son effet sera exagérément disproportionné parce qu’elle rend inapplicables certains volets fondamentaux du droit pénal canadien, dont les objectifs de réinsertion sociale et de proportionnalité.
[109] La disposition est donc excessive et son effet sera exagérément disproportionné parce qu’elle rend inapplicables certains volets fondamentaux du droit pénal canadien, dont les objectifs de réinsertion sociale et de proportionnalité. Il est aisé de concevoir qu’une période d’inadmissibilité de 50 ans ou plus ne laisse aucune véritable place à l’objectif de réhabilitation qui est pourtant une valeur vitale de notre système pénal.
[110] Par ailleurs le juge, au moment de prononcer la peine, quelques mois ou quelques années après la perpétration de meurtres multiples, n’est pas en mesure, à moins de spéculer, de connaître véritablement les chances que l’accusé soit réhabilité dans 25 ans. Il l’est encore moins, si cela est possible, lorsque l’on parle de 50 ans. Le cas de l’appelant constitue un bon exemple.
[111] Ainsi, la disposition permet l’imposition d’une peine cruelle et inusitée, en empêchant un accusé réformé d’avoir un accès réel au processus de demande de libération conditionnelle. Précisons encore une fois qu’un accès à la Commission des libérations conditionnelles n’emporte pas le droit d’obtenir une telle libération, ce que plusieurs détenus au Canada n’obtiendront d’ailleurs jamais.
[112] Certains pourraient croire qu’il est possible d’anticiper des décennies à l’avance, dans de très rares cas, qu’un psychopathe, tueur en série, ou tueur incorrigible, ne se réhabilitera jamais. Or, même pour le pire des meurtriers, la disposition engendrera un résultat absurde, si on lui permet de formuler une demande de libération conditionnelle au moment où il sera décédé. Même l’emprisonnement à perpétuité ne soulève pas une telle aberration, puisque l’on ne prétend pas que le délinquant pourra, après son décès, demander une libération conditionnelle. Par ailleurs, la sauvegarde de la disposition ne peut être assurée en affirmant qu’elle serait constitutionnelle dans un cas exceptionnel ou rarissime. Comme nous le verrons plus loin, pour sauvegarder la disposition, il faudrait la réécrire, ce qui n’est pas approprié en l’espèce.
[113] Le pouvoir discrétionnaire octroyé au juge ne peut sauvegarder la disposition car, dans presque tous les cas de figure, la peine sera soit exagérément disproportionnée, soit inacceptable par nature.
[114] En somme, l’article 745.51 C.cr. contrevient à l’article 12 de la Charte. La possibilité d’imposer des périodes par «bonds» de 25 ans ne constitue pas une atteinte minimale aux droits protégés par la Charte et ne se justifie pas dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de son article 1, ce qu’a d’ailleurs conclu le juge de première instance dans le cas de l’appelant. La disposition est nettement disproportionnée par rapport aux objectifs de la Loi et aux droits protégés par la Charte.
Une période d’emprisonnement ne servant plus aucune fin pénologique est en soi excessive.
[144] Par ailleurs, la disposition a aussi une portée excessive et disproportionnée, comme le démontre l’analyse de l’article 12 de la Charte, car elle permet d’interdire à un délinquant de formuler une demande de libération conditionnelle pour une période qui excède largement son espérance de vie. C’est d’ailleurs ce qu’affirme le juge de première instance :
[1046] En quoi l’attribution d’une période de 50 ans d’inadmissibilité permettra-t-elle davantage d’atteindre les objectifs précités pour un délinquant qui était âgé de 40 ans au moment de la commission des meurtres, et ce, considérant que l’espérance de vie moyenne de la population canadienne est de 79 ans pour les hommes et de 83 ans pour les femmes ? Est-il vraiment nécessaire, par souci de proportionnalité ou de dénonciation, d’infliger une peine de 75 ans d’inadmissibilité à un condamné qui, indépendamment de son âge, reçoit ainsi la certitude, hormis les très rares cas d’exercice de la prérogative royale déjà abordés, de ne quitter le pénitencier qu’en direction de la morgue? Croit-on sincèrement qu’une période de 100 ou 150 ans d’inadmissibilité assurera davantage la protection du public, lequel inclut les agents du Service correctionnel, que la perspective de voir l’auteur de meurtres multiples regagner, peut-être, sa liberté sous conditions après avoir, de l’avis des commissaires à la libération conditionnelle, atteint l’ensemble des buts pénologiques qui lui avaient été fixés? Il convient ici de rappeler qu’environ 99.7 % des détenus purgeant une peine d’emprisonnement pour meurtre ne commettront aucun autre homicide suite à l’octroi de leur libération conditionnelle.
[1047] En réalité, une période d’emprisonnement ne servant plus aucune fin pénologique est en soi excessive. Dans l’arrêt M. (C.A.), l’honorable juge en chef Lamer précise :« [ … ] dans la détermination d’une peine juste et appropriée d’emprisonnement d’une durée déterminée, le juge chargé de cette tâche devrait tenir compte de l’âge du contrevenant dans l’application des principes pertinents. Passé un certain point, les objectifs utilitaristes et normatifs de la détermination de la peine commencent éventuellement à perdre leur pertinence dès que la peine envisagée dépasse toute estimation raisonnable du temps qu’il reste normalement à vivre au délinquant. Par conséquent, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire spécialisé que lui confère le Code, le juge appelé à infliger la peine devrait généralement se garder d’imposer des peines d’une durée déterminée qui dépasse tellement le nombre d’années qu’il reste de façon prévisible au contrevenant à vivre que les objectifs traditionnels de la détermination de la peine, même les objectifs de dissuasion générale et de réprobation, en perdent pratiquement toute leur valeur fonctionnelle. [ … ] »
[145] Le pouvoir discrétionnaire n’est pas suffisamment balisé pour empêcher toute portée excessive de la disposition. Non seulement aurait-il fallu éviter que soient prononcées des ordonnances irréalisables, mais il aurait fallu mieux baliser le pouvoir discrétionnaire pour empêcher toute portée excessive. Bien baliser le pouvoir discrétionnaire, de façon à refléter la réelle portée de la disposition, permet d’éviter qu’elle ait une portée excessive : R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936, paragr. 77.
[146] Le droit à la liberté et à la sécurité est par conséquent restreint dans une mesure qui dépasse largement ce qui est nécessaire pour la protection du public.
[147] Par ailleurs, l’infliction d’une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’une libération conditionnelle avant 50 ans, 75 ans ou même plus à un délinquant dont le risque de récidive est modéré ou faible et qui présente une chance de réhabilitation ne fera que créer un déséquilibre entre les droits des délinquants et ceux des victimes. Cela étant, puisque l’article 745.51 C.cr. permet un tel résultat, il va trop loin et empiète sur une situation qui n’a aucun lien avec son second objectif.
[148] En somme, et pour les motifs déjà exprimés dans le cadre de l’analyse portant sur l’article 12, l’article 745.51 C.cr. viole le droit à la liberté et à la sécurité de l’accusé par son effet préjudiciable totalement disproportionné par rapport à ses objectifs.
[149] La réponse du législateur au problème identifié est à ce point extrême qu’elle est disproportionnée à tout intérêt légitime du gouvernement : Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, paragr. 133.
[150] Le juge a donc eu raison de conclure que la portée de la disposition est nettement plus grande que nécessaire pour atteindre les objectifs de dénonciation et de protection du public.
[151] Par ailleurs, la conclusion du juge selon laquelle la protection de la dignité humaine constitue un principe de justice fondamentale est discutable. Bien qu’elle constitue une notion fondamentale en droit canadien et qu’elle trouve son expression dans presque tous les droits énoncés dans la Charte, notamment en rapport avec l’article 12, la dignité humaine n’a pas encore été érigée en principe de justice fondamentale : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, paragr. 76; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, paragr. 63; Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, paragr. 120; R. c. Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30, p. 166; R. c. Big M Drug Mart, 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 336. Considérant que la disposition a une portée excessive et disproportionnée, il n’est pas utile, dans le cadre de la présente affaire, de discuter cette question.
[152] En résumé et en raison de son libellé, l’article 745.51 C.cr. n’est pas valide et contrevient aux articles 7 et 12 de la Charte.
[153] Quant à l’article 1 de la Charte, sur lequel les parties ont peu ou pas insisté, les effets de la disposition sont si disproportionnés que l’atteinte aux droits protégés par la Charte ne peut être jugée minimale et qu’il n’y a aucune proportionnalité entre les objectifs et les effets de la disposition. Par conséquent, l’article 1 ne permet pas de sauvegarder l’article 745.51 C.cr.
Une fois l’incompatibilité ou encore l’inconstitutionnalité d’une loi ou d’une disposition établie et définie, diverses solutions s’offrent aux tribunaux : 1) l’interprétation atténuée (ou dissociation ou encore « reading down »), 2) l’interprétation large (ou « reading in ») ou enfin 3) l’annulation pure et simple, les effets de la mesure retenue pouvant, dans tous les cas, être suspendus temporairement par le tribunal.
Il existe des cas où une seule partie de la loi ou d’une disposition est fautive ou incompatible avec la constitution. Si cette partie peut être isolée, il est alors logique de déclarer inopérante cette seule partie, par l’emploi de l’interprétation atténuée, sans devoir annuler toute la loi ou toute la disposition, lorsque la partie qui subsiste est conforme à la constitution.
L’interprétation large a l’effet contraire : le tribunal élargit la portée de la loi en y ajoutant ce qu’elle exclut à tort. Ainsi, on pourrait inclure un groupe de personnes que la loi ne visait pas spécifiquement. L’interprétation large serait la solution logique puisqu’une annulation pure et simple de la loi pourrait être contraire à l’intérêt public. En effet, si elle est invalidée totalement, les personnes qu’elle cherche à protéger ne le seraient plus jusqu’à l’adoption de la nouvelle législation.
Pour utiliser l’une ou l’autre de ces techniques, le tribunal doit être en mesure de « régler isolément le problème de cette incompatibilité », ce qui, en principe, ne sera pas le cas si la partie fautive est « inextricablement liée à d’autres parties de la loi ».
Ces deux techniques (interprétation atténuée et interprétation large) permettront de respecter le rôle du législateur si leur utilisation ne constitue pas un empiétement injustifié des tribunaux sur le domaine législatif. Autrement dit, il s’agit « d’être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la constitution, au texte législatif adopté par le législateur ». L’interprétation atténuée et l’interprétation large ne peuvent être utilisées « que dans les cas les plus clairs » et l’interprétation large relève d’un « pouvoir limité ».
[154] On sait qu’après avoir conclu que la disposition était invalide, le juge a opté pour l’interprétation large à titre de mesure corrective en ajoutant le pouvoir discrétionnaire d’imposer des périodes plus courtes que 25 ans. En l’espèce, cette approche n’était pas appropriée.
[155] Comme l’écrivent les juges Cory et Iacobucci, dans Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493, paragr. 144, et la juge en chef McLachlin dans R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, paragr. 114, l’arrêt de principe lorsqu’il est question de mesures correctives constitutionnelles demeure Schachter, précité. Le juge en chef Lamer y rappelle que, une fois l’incompatibilité ou encore l’inconstitutionnalité d’une loi ou d’une disposition établie et définie, diverses solutions s’offrent aux tribunaux : 1) l’interprétation atténuée (ou dissociation ou encore « reading down »), 2) l’interprétation large (ou « reading in ») ou enfin 3) l’annulation pure et simple, les effets de la mesure retenue pouvant, dans tous les cas, être suspendus temporairement par le tribunal.
[156] Il existe des cas où une seule partie de la loi ou d’une disposition est fautive ou incompatible avec la constitution. Si cette partie peut être isolée, il est alors logique de déclarer inopérante cette seule partie, par l’emploi de l’interprétation atténuée, sans devoir annuler toute la loi ou toute la disposition, lorsque la partie qui subsiste est conforme à la constitution. On évite ainsi de déclarer inopérante la partie d’une loi qui est par ailleurs valide. Par exemple, la partie fautive d’une loi qui inclurait à tort une disposition discriminatoire, dans un ensemble de dispositions conformes à la constitution, pourrait, par interprétation atténuée, être annulée, tout en conservant une loi qui, autrement, sert l’intérêt public. Il s’agit donc de retrancher les parties défectueuses (d’où parfois le terme dissociation).
[157] L’interprétation large a l’effet contraire : le tribunal élargit la portée de la loi en y ajoutant ce qu’elle exclut à tort. Ainsi, on pourrait inclure un groupe de personnes que la loi ne visait pas spécifiquement. L’interprétation large serait la solution logique puisqu’une annulation pure et simple de la loi pourrait être contraire à l’intérêt public. En effet, si elle est invalidée totalement, les personnes qu’elle cherche à protéger ne le seraient plus jusqu’à l’adoption de la nouvelle législation.
[158] Pour utiliser l’une ou l’autre de ces techniques, le tribunal doit être en mesure de « régler isolément le problème de cette incompatibilité », ce qui, en principe, ne sera pas le cas si la partie fautive est « inextricablement liée à d’autres parties de la loi » : Schachter, précité, p. 717. Comme l’écrit le juge en chef à la page 697 :
Si la partie irrégulière d’une loi peut être isolée, il est conforme aux principes juridiques de déclarer inopérante seulement cette partie. On peut ainsi réaliser autant que possible l’objectif législatif.
[159] Il apporte cependant cette mise en garde, également à la page 697 : « Toutefois, dans certains cas, la dissociation de la partie fautive sera plus attentatoire à l’objectif législatif que l’annulation possible des dispositions qui ne sont pas fautives, mais qui sont étroitement liées à celles qui le sont ».
[160] Ces deux techniques (interprétation atténuée et interprétation large) permettront de respecter le rôle du législateur si leur utilisation ne constitue pas un empiétement injustifié des tribunaux sur le domaine législatif. Autrement dit, il s’agit « d’être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la constitution, au texte législatif adopté par le législateur » : Schachter, précité, p. 700, de façon à harmoniser la loi avec les protections de la Charte.
…
[164] En somme, la détermination de la mesure corrective appropriée ne répond pas à une règle universelle. Comme il est écrit dans Schachter, p. 715 : « […] il n’y a pas de formule magique » ni de règles rigides. Il faudra prendre en compte une foule de considérations. Sans limiter la portée de cette affirmation, mentionnons notamment la mesure et la portée de l’incompatibilité, les objets de la Charte, le respect du rôle du législateur, l’empiétement illégitime sur le domaine législatif, le choix des moyens déterminé par le législateur, le texte de la loi en cause et la preuve déposée. Néanmoins, l’interprétation atténuée et l’interprétation large ne peuvent être utilisées « que dans les cas les plus clairs » et l’interprétation large relève d’un « pouvoir limité » : Schachter, p. 725.