La Cour suprême rappelle l’importance de vider une question constitutionnelle lorsqu’elle se présente afin de ne pas laisser en vigueur une loi inconstitutionnelle, ce qui permet de plus une économie des ressources judiciaires limitées.
[56] Cet exercice mène, selon moi, à la conclusion qu’un juge de la Cour supérieure doit trancher une question portant sur la constitutionalité d’une peine minimale obligatoire puisque c’est la loi qui est en litige. Il s’agit de l’orientation judiciaire fondamentale développée au Canada par la Cour suprême. Pour cette raison, la retenue judiciaire devient nécessairement d’application très rare, incluant les violations des peines minimales à l’article 12 de la Charte. Cela pourrait n’être envisagé que dans de rares cas où, par exemple, il est devenu inutile de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi.
[57] La philosophie canadienne a été élaborée au fil des arrêts portant sur le contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois au regard de la Charte: voir notamment R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, 1004; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, 1997 CanLII 17020 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 157; R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 74.
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[59] Essentiellement, la Cour suprême a rejeté l’approche voulant qu’un demandeur ait un intérêt direct, ou dit autrement, qu’il soit directement affecté par l’accroc constitutionnel invoqué. En effet, « [u]n demandeur qui a par ailleurs qualité pour agir peut généralement solliciter une déclaration d’invalidité en application de l’art. 52 au motif qu’une disposition a des effets inconstitutionnels pour lui-même ou pour des tiers » : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 96, par. 59.
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[63] Cette analyse en deux temps est fondamentale pour comprendre la portée de la question posée par Griffith. La Cour suprême rappelle l’importance de vider une question constitutionnelle lorsqu’elle se présente afin de ne pas laisser en vigueur une loi inconstitutionnelle, ce qui permet de plus une économie des ressources judiciaires limitées :
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[64] Ainsi, lorsqu’une cour supérieure peut se prononcer sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire, elle devrait le faire puisque s’abstenir de trancher une question « obligerait d’autres cours et les acteurs du système de justice à dépenser des ressources supplémentaires à long terme », pour reprendre l’idée que l’on retrouve, bien que le contexte soit différent, dans l’arrêt R. c. Poulin, 2019 CSC 47 (CanLII), [2019] 3 R.C.S. 566, par. 24; R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 73.
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[67] Mettant fin à une certaine confusion, la Cour suprême affirme que les cas répertoriés dans la jurisprudence offrent des exemples de cas raisonnablement prévisibles, et ce, même dans les affaires qui peuvent constituer des cas limites, puisqu’ils « montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de la disposition [et] permettent de savoir comment la disposition s’applique dans la vraie vie ». Voici ce qu’elle écrit :
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[68] Le dossier doit être complet pour trancher la question. Un dossier complet comporte à la fois des avis conformes aux procureurs généraux et un fondement factuel concernant le délinquant (ce qui sera toujours le cas puisqu’une peine doit être imposée), un argumentaire pertinent concernant les scénarios hypothétiques raisonnables (ce qui peut comprendre des cas répertoriés) et un débat contradictoire.
Dire qu’une cour supérieure peut limiter l’étude d’une peine minimale à l’égard du demandeur seulement, comme le fait une cour provinciale, est contraire à la méthode d’analyse développée par la Cour suprême et à la philosophie dominante qui caractérise l’exercice des contestations constitutionnelles en droit canadien.
[70] Cela m’amène à l’arrêt R. c. Lloyd, 2016 CSC 13 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 130 sur lequel s’appuie le PGQ, démarche à laquelle souscrivent l’intimé et, faut-il le rappeler, le juge de la peine.
[71] À cet égard, d’autres juges de cours supérieures ont pris la même position : R. c. Jama et al., 2021 ONSC 4871, par. 7; R. c. Mohamed, 2016 ONCJ 492, par. 16; contra R. c. Cardinal, 2018 NWTSC 12, par. 41.
[72] Je constate que l’arrêt Lloyd tranche la question dans le contexte de la décision d’un juge d’une cour provinciale. Je dis immédiatement que cela n’échappe évidemment pas au juge de la peine ni aux autres juges qu’il cite dans sa décision. L’erreur, avec égards pour l’opinion contraire, est de lire l’arrêt Lloyd comme un énoncé de principe général voulant que la retenue judiciaire autorise un juge de cour supérieure à éviter l’examen des cas raisonnables si le délinquant lui-même n’était pas affecté par une peine inconstitutionnelle.
[73] Dans l’arrêt Lloyd, le recours à la retenue judiciaire permet au juge de cour provinciale de ne pas examiner la constitutionnalité de la peine minimale parce que, contrairement à un juge de cour supérieure ou un tribunal qui en est légalement investi, il n’a pas la compétence de déclarer la loiinopérante. La Cour rappelle que le « juge d’une cour provinciale n’est pas habilité à faire une déclaration formelle selon laquelle une règle de droit est inopérante en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Seul possède ce pouvoir un juge d’une cour supérieure ayant une compétence inhérente ou d’un tribunal qui en est légalement investi » : R. c. Lloyd, 2016 CSC 13 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 130, par. 15.
[74] Évidemment, la Cour réitère que le juge de la cour provinciale doit pouvoir statuer sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire lorsque la question est soulevée devant lui. C’est justement parce qu’il ne peut pas déclarer la loi inopérante, conclusion ultime de l’exercice engagé, que ce juge peut refuser d’examiner la question constitutionnelle. Comme l’écrit la Cour suprême, « [d]ès lors qu’il a conclu en l’espèce que la peine minimale obligatoire n’excédait pas sensiblement la peine correspondant à l’extrémité inférieure de la fourchette applicable [au délinquant], le juge pouvait refuser d’examiner sa constitutionnalité » : Lloyd, par.18.
[75] En l’espèce, le juge n’ignore donc pas les distinctions entre la compétence d’un juge d’une cour provinciale qui sous-tend la réflexion de la Cour suprême dans l’arrêt Lloyd et la compétence d’une cour supérieure. Il décide néanmoins, en invoquant la retenue judiciaire, de ne pas examiner la question : Griffith, par. 62. Avec égards, il commet une erreur.
[76] À mon avis, cela ignore le véritable litige devant la cour suprême lorsque la constitutionnalité d’une peine minimale est contestée, c’est-à-dire la constitutionnalité de la loi, et que le tribunal saisi est compétent pour répondre à la question : R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 72.
[77] La Cour suprême n’a jamais rejeté ni explicitement ni implicitement les principes importants de l’arrêt Nur sur la contestation constitutionnelle des lois, incluant les peines minimales.
[78] Dire qu’une cour supérieure peut limiter l’étude d’une peine minimale à l’égard du demandeur seulement, comme le fait une cour provinciale, est contraire à la méthode d’analyse développée par la Cour suprême et à la philosophie dominante qui caractérise l’exercice des contestations constitutionnelles en droit canadien.
[79] L’élaboration d’un test en deux étapes, dont un volet se fonde sur l’analyse de scénarios hypothétiques raisonnables, renforce la conclusion voulant que les tribunaux compétents doivent se prononcer sur les contestations visant la constitutionnalité des peines minimales.
[80] Pour ces motifs, je suis d’avis que le juge d’instance a erré en s’autorisant de la retenue judiciaire afin de ne pas examiner les scénarios hypothétiques raisonnables et de laisser en plan la question constitutionnelle. Je propose de donner raison à l’appelant et d’infirmer la décision sur ce point.