Toutes les parties dans les affaires futures, y compris l’accusé, peuvent faire valoir que le juge du procès a eu recours à des stéréotypes reposant sur d’autres formes analogues d’inégalité de traitement, et qu’il a donc commis une erreur de droit. (par. 54)
Comme nous l’avons vu, le recours à des stéréotypes autres que les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, mais qui reposent de façon similaire sur des inégalités de traitement, peuvent aussi constituer des erreurs de droit, et toutes les parties peuvent faire valoir de tels arguments dans des affaires futures. La liste d’erreurs de droit n’est pas exhaustive — mais la règle interdisant les hypothèses logiques infondées ne figure pas sur celle‑ci. (par. 96)
L’obligation de viser le jugement équitable, éthique et non discriminatoire des affaires d’agression sexuelle.
[17] Les présents pourvois font partie d’un ensemble plus large de causes où des règles spéciales ont été proposées pour l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité dans les cas d’agressions sexuelles[1]. La Cour est saisie de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées pour la première fois, et la question de savoir s’il convient de l’adopter devrait être abordée en fonction des principes de base concernant l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité et des normes actuelles de contrôle. Lorsque la règle entre en jeu dans les affaires d’agression sexuelle en particulier, des impératifs constitutionnels commandent la prise en considération des droits garantis par la Charte des personnes accusées et des personnes plaignantes, ainsi que des intérêts de la société en général (R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. J.J., 2022 CSC 28). Cette approche fait partie de l’obligation de viser [traduction] « le jugement équitable, éthique et non discriminatoire des affaires d’agression sexuelle » (D. M. Tanovich, « Regulating Inductive Reasoning in Sexual Assault Cases », dans B. L. Berger, E. Cunliffe et J. Stribopoulos, dir., To Ensure that Justice is Done : Essays in Memory of Marc Rosenberg (2017), 73, p. 95).
La règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées.
[23] Les pourvois devant notre Cour font donc partie de la jurisprudence récente qui cherche à transformer la façon dont les conclusions sur la crédibilité et la fiabilité dans les affaires d’agression sexuelle sont contrôlées en appel. Cette jurisprudence met en place trois innovations juridiques significatives. Premièrement, elle introduit une nouvelle règle générale interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. Deuxièmement, elle catégorise toute violation de cette règle comme une erreur de droit. Troisièmement, elle cherche à transposer l’erreur de droit existante interdisant le recours aux mythes et stéréotypes concernant les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle dans une erreur de droit distincte et parallèle relative à toutes les hypothèses factuelles au sujet de tous les témoins, y compris l’accusé.
[24] En gardant à l’esprit le contexte dans lequel bon nombre de ces affaires ont été plaidées, on constate qu’au cœur de cette nouvelle approche se trouve une analogie explicite entre le traitement historique des mythes et des stéréotypes qui minent la crédibilité des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et les principes devant être appliqués lors de l’appréciation du témoignage des personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle. Dans l’arrêt J.C., la cour a jugé que, parce que le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle est une erreur de droit, il serait [traduction] « tout aussi fautif de tirer des inférences à partir de stéréotypes quant à la façon dont on s’attend à ce que les personnes accusées agissent » (par. 63; voir les par. 72‑74, citant R. c. A.R.J.D., 2018 CSC 6, [2018] 1 R.C.S. 218; A. (A.B.)). Adoptant la règle proposée, d’autres tribunaux ont convenu que cette erreur de droit établie concernant les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle doit aussi s’étendre à d’autres types de stéréotypes ou d’hypothèses factuelles qui peuvent avoir pour effet de miner le témoignage d’une personne accusée. Il se dégage de ces affaires, collectivement, que même si les mythes et stéréotypes ont traditionnellement été préjudiciables aux personnes plaignantes, ces mêmes mythes et stéréotypes peuvent simultanément être préjudiciables aux accusés (R. c. C.M.M., 2020 BCCA 56, par. 139 (CanLII); R. c. Kodwat, 2017 YKCA 11, par. 41 (CanLII); R. c. Thompson, 2019 BCCA 1, 370 C.C.C. (3d) 354, par. 56‑57; R. c. T.L., 2020 NUCA 10, 393 C.C.C. (3d) 195, par. 35).
Les changements législatifs et jurisprudentiels ont simplement écarté les obstacles discriminatoires, mis les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et les personnes plaignantes dans d’autres affaires sur un pied d’égalité pour ce qui est de leur témoignage et fait en sorte que la fonction de recherche de la vérité du procès ne soit pas dénaturée.
[29] Comme nous l’avons vu, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées s’appuie sur l’interdiction bien établie visant le recours aux mythes et stéréotypes pour l’appréciation du témoignage d’une personne qui porte plainte pour agression sexuelle. Normalement, les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante et commandent par ailleurs la déférence. Toutefois, lorsque le juge du procès s’appuie dans ses motifs sur des mythes ou stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, cela constitue une erreur de droit. Les partisans de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées soutiennent que si le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes est une erreur de droit, alors toutes les hypothèses infondées concernant tous les témoins, y compris l’accusé, devraient être traitées de la même manière.
[30] Avec égards, j’estime que ce réflexe d’appliquer un traitement symétrique et formellement identique est injustifié. Il témoigne d’une mauvaise compréhension de l’ensemble distinct de règles de droit associé aux mythes et stéréotypes dans les affaires d’agression sexuelle, qui a été élaboré dans un contexte historique particulier afin de protéger les plaignantes seulement.
…
[36] À maintes reprises, notre Cour a reconnu la prédominance des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, notamment les suivants :
• Les véritables agressions sexuelles sont perpétrées par des individus qui ne connaissent pas la victime (Seaboyer, p. 659, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 130, le juge en chef Wagner et le juge Rowe).
• Les fausses allégations d’agression sexuelle fondées sur des motifs inavoués sont plus fréquentes que les fausses allégations relatives aux autres infractions (Seaboyer, p. 669, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 625, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439, par. 3, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants).
• Les véritables victimes d’agression sexuelle devraient avoir des lésions corporelles visibles (Seaboyer, p. 650 et 660, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72, p. 83‑84, le juge Cory au nom de la Cour).
• Une plaignante qui a dit « non » ne voulait pas nécessairement dire « non » et peut avoir voulu dire « oui » (Seaboyer, p. 659, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Esau, 1997 CanLII 312 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 777, par. 82, la juge McLachlin (plus tard juge en chef), dissidente; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330, par. 87 et 89, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 167, la juge Arbour, dissidente; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 54, la juge Martin, pour les juges majoritaires; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 44 et 74, la juge Karakatsanis pour les juges majoritaires).
• Si la plaignante est restée passive ou n’a pas résisté aux avances de l’accusé, que ce soit physiquement ou verbalement en disant « non », elle était forcément consentante — un mythe qui a historiquement déformé la définition du consentement et fait du viol [traduction] « le seul crime qui exige que la victime ait résisté physiquement comme preuve de l’absence de consentement » (Ewanchuk, par. 93, 97 et 99, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants, citant S. Estrich, « Rape » (1986), 95 Yale L.J. 1087, p. 1090; voir aussi le par. 103, la juge McLachlin, motifs concordants, et le par. 51, le juge Major pour les juges majoritaires; voir en outre R. c. M. (M.L.), 1994 CanLII 77 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 3, p. 4, le juge Sopinka au nom de la Cour; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 101, la juge en chef McLachlin au nom de la Cour; Cinous, par. 167, la juge Arbour, dissidente; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 98, 105, 107, 109 et 118, le juge Moldaver pour les juges majoritaires; Friesen, par. 151, le juge en chef Wagner et le juge Rowe au nom de la Cour).
• Une femme active sexuellement (1) est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle qui fait l’objet de l’accusation et (2) est moins crédible — aussi appelés les « deux mythes », qui permettaient que le comportement sexuel antérieur de la plaignante soit analysé de façon approfondie lors du procès, sans égard pour sa pertinence, ce qui écartait le débat de la conduite alléguée de l’accusé et le dirigeait vers la valeur morale perçue de la plaignante (Seaboyer; Ewanchuk).
[37] Les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle englobent des idées et des croyances très répandues qui ne sont pas vraies empiriquement — comme les notions désormais discréditées que les infractions sexuelles sont généralement commises par des personnes que la victime ne connaît pas, ou que les crimes de ce type sont plus susceptibles que les autres infractions de faire l’objet de fausses allégations. Les mythes, en particulier, véhiculent des histoires et des visions du monde traditionnelles concernant ce qui, aux yeux de certains, constitue de la « véritable » violence sexuelle et ce qui n’en constitue pas. Certains mythes impliquent le discrédit en bloc de la véracité des propos des femmes et de leur fiabilité, tandis que d’autres conceptualisent une victime idéalisée ainsi que ses caractéristiques et ses actions avant, pendant et après l’agression. Par le passé, tous les mythes et stéréotypes de ce genre se reflétaient dans les règles de preuve qui ne régissaient que le témoignage des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et avaient invariablement pour effet de dévaluer et de rabaisser leur statut en cour.
…
[40] Les changements législatifs importants dans ce domaine du droit ont été apportés dans le but de protéger les droits des femmes et des enfants en raison de leur vulnérabilité particulière à la violence sexuelle. Dans le préambule de la Loi qui a modifié l’art. 276 du Code après l’arrêt Seaboyer et réformé la définition du consentement à une activité sexuelle, le Parlement a expressément mis l’accent sur la lutte contre « la fréquence des agressions sexuelles contre les femmes et les enfants », et a exprimé l’intention précise d’« assurer la pleine protection des droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés » (Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38). Le Parlement a aussi exprimé l’intention d’« encourager la dénonciation des cas de violence sexuelle » et a souligné que l’admission en preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante est « éminemment préjudiciable » et « devrait être examin[é] avec précaution » (ibid.). Lorsqu’il a modifié les art. 278.1 à 278.91 du Code, le Parlement a cherché à protéger les intérêts en matière de vie privée des plaignantes à l’égard des renseignements personnels très sensibles et à préserver leur dignité. De telles modifications mettent en balance comme il se doit le respect de la dignité, de la vie privée et de l’égalité de la plaignante, d’une part, et le droit fondamental de l’accusé à la présomption d’innocence et à un procès équitable. Elles ont été jugées constitutionnelles par la Cour (voirMills; Darrach; J.J.).
[41] En outre, plusieurs des mythes et stéréotypes décrits précédemment sont maintenant condamnés par la jurisprudence, qui a qualifié le recours à ceux‑ci d’erreur de droit. Par exemple, il est interdit au juge du procès de se fonder sur des idées comme les suivantes : le fait que la plaignante ait tardé à rapporter une agression sexuelle, à lui seul, mine la crédibilité de la révélation (D.D.; R. c. Lacombe, 2019 ONCA 938, 383 C.C.C. (3d) 114); le « défaut » de la plaignante de s’habiller modestement indique qu’elle est plus susceptible d’avoir consenti (Ewanchuk, par. 103); le « défaut » de la plaignante de résister ou d’appeler à l’aide laisse entendre qu’elle était consentante (par. 93); le simple fait que la plaignante ait eu recours à des consultations thérapeutiques ou psychiatriques est pertinent pour juger de sa crédibilité ou de la fiabilité de son témoignage (par. 278.3(4) du Code); ou le fait qu’une plaignante revoit l’accusé ou ne cherche pas à l’éviter après l’agression sexuelle alléguée tend à indiquer qu’il y avait consentement et qu’aucune agression n’est survenue (A. (A.B.), par. 6‑12).
[42] Le traitement législatif et jurisprudentiel de ces questions reflète l’idée collective que les tribunaux devraient s’efforcer d’éradiquer les mythes et stéréotypes de leurs décisions parce qu’ils menacent les droits des plaignantes et minent la fonction de recherche de la vérité des procès. Aujourd’hui, les infractions d’ordre sexuel demeurent peu signalées et ce sont les femmes et les enfants qui continuent d’en être principalement victimes. Il existe toujours une « nécessité d’affirmer les principes d’égalité et de dignité humaine dans notre droit criminel, en s’attaquant au problème des mythes et des stéréotypes dont font l’objet les plaignants en matière d’agression sexuelle » (A.G., par. 1, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants; voir R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411).
[43] La Cour a statué à maintes reprises que « les mythes et les stéréotypes n’ont pas leur place dans un système juridique rationnel et juste, du fait qu’ils compromettent la fonction judiciaire de recherche de la vérité » (A.G., par. 2). Un procès est un processus de recherche de la vérité, et le recours à des mythes et stéréotypes déforme la vérité. Dans l’arrêt Mills, la Cour a expliqué que les mythes et stéréotypes concernant les victimes d’agression sexuelle entravent la recherche de la vérité et imposent « un fardeau lourd et inutile aux plaignants dans des poursuites relatives à une infraction d’ordre sexuel » (par. 119). Bien que les droits constitutionnels de l’accusé doivent demeurer au premier plan de tout procès criminel, la Cour a aussi reconnu que des mesures peuvent être prises pour éviter le recours aux mythes et stéréotypes sans que ces droits soient compromis. Les mythes et stéréotypes minent en fait la tenue d’un procès équitable — ce qui veut dire un procès qui est juste non seulement pour l’accusé, mais aussi pour la plaignante et le public (voir J.J., par. 1-2).
[44] L’ensemble de cet historique met en perspective les raisons distinctes pour lesquelles le fait de recourir aux mythes et stéréotypes afin de discréditer les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle constitue une erreur de droit — au lieu d’être une conclusion de fait ordinaire assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. La véritable raison pour laquelle cette erreur de droit a vu le jour était d’empêcher que les accusés discréditent le témoignage des plaignantes pour des motifs injustifiés et discriminatoires, et donc de corriger l’avantage particulier dont jouissaient historiquement les personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle en comparaison aux personnes accusées dans d’autres affaires : les mythes et stéréotypes ne devraient plus jouer quelque rôle que ce soit lors de la préparation d’une défense. Les changements législatifs et jurisprudentiels conçus pour éradiquer le discrédit catégorique des femmes en tant que témoins ne confèrent pas d’avantages particuliers en droit aux plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Ils ont simplement écarté les obstacles discriminatoires, mis les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et les personnes plaignantes dans d’autres affaires sur un pied d’égalité pour ce qui est de leur témoignage et fait en sorte que la fonction de recherche de la vérité du procès ne soit pas dénaturée.
Les types d’hypothèses que vise la règle proposée ne partagent pas le caractère discriminatoire distinct des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, lesquels forment une catégorie particulière d’erreur de droit créée à une fin explicitement réparatrice.
[46] Les types d’hypothèses que vise la règle proposée ne partagent pas le caractère discriminatoire distinct des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, lesquels forment une catégorie particulière d’erreur de droit créée à une fin explicitement réparatrice. Comme il est indiqué dans l’arrêt Find, notre Cour s’est montrée disposée à accepter l’existence des mythes et stéréotypes à l’égard des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle sur le fondement d’une « preuve convaincante » tirée d’une abondante littérature relevant des sciences sociales (par. 101). On ne trouve dans la législation aucune reconnaissance comparable d’une tendance à recourir à tort à un ensemble précis et circonscrit de généralisations pour apprécier incorrectement le témoignage des personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle. Les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle sont régis par un ensemble restreint de principes juridiques créés pour remédier à des préjugés systémiques répandus, qui étaient intégrés dans la loi et visaient une catégorie distincte de témoins — un parallèle ne peut pas être établi de façon cohérente pour justifier l’adoption d’une règle interdisant toute généralisation concernant tout témoin, y compris l’accusé.
Contrairement à la règle proposée, la jurisprudence qui s’attaque aux mythes et stéréotypes relatifs aux agressions sexuelles retire du droit certaines hypothèses et idées erronées qui faussaient auparavant le raisonnement du tribunal et la recherche des faits de manière généralisée.
[47] Contrairement à la règle proposée, la jurisprudence qui s’attaque aux mythes et stéréotypes relatifs aux agressions sexuelles retire du droit certaines hypothèses et idées erronées qui faussaient auparavant le raisonnement du tribunal et la recherche des faits de manière généralisée. Ces mythes et stéréotypes minent injustement la crédibilité perçue de témoins faisant partie d’une catégorie précise avant même que le témoignage n’ait été entendu, ce qui imprègne dans les faits le témoignage des plaignantes d’un jugement de faiblesse à première vue. Ils dénaturent en outre la signification juridique du consentement. Les principes juridiques qui interdisent au juge de se fonder sur certains stéréotypes lorsqu’il apprécie le témoignage de plaignantes font donc partie d’une catégorie distincte et sont fondamentalement différents d’une interdiction globale relative aux généralisations dans l’appréciation de l’ensemble des témoignages. Inversement, la règle proposée ne porte pas sur des généralisations précises, déterminées et erronées concernant une certaine catégorie de témoins, dont un grand nombre ont d’abord été imposées par la loi, et elle n’empêche pas non plus que le sens des éléments d’une infraction soit dénaturé. En revanche, la règle ratisse large, transformant tous les types de généralisations de fait, peu importe leur nature, en erreurs de droit. Ce faisant, la règle étend d’une manière inacceptable les limites des erreurs de droit existantes à toute conclusion de fait dont on peut dire qu’elle constitue une hypothèse concernant le comportement humain.
Une généralisation n’équivaut pas nécessairement à un stéréotype pouvant être considéré comme une erreur de droit.
Les stéréotypes vont un peu plus loin et évoquent un sens juridique particulier que la simple généralisation n’évoque pas : plus particulièrement, un sens tirant sa source dans la discrimination et l’inégalité de traitement. Le recours à de tels stéréotypes a été reconnu comme une erreur de droit dans le but exprès d’éliminer la discrimination contre les femmes et de promouvoir leur dignité et leur égalité dans le système de justice.
[48] Comme je l’ai déjà mentionné, il y a un important chevauchement entre la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques et la règle connexe interdisant le raisonnement stéréotypé formulée dans l’arrêt J.C. : les deux règles empêchent le juge du procès de se servir de « stéréotypes » dans son appréciation de la crédibilité. Toutefois, dans l’arrêt J.C. et tel qu’adopté par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, le terme « stéréotype » délimitait non seulement une erreur de droit, mais a été utilisé d’une manière qui englobait dans les faits toutes les généralisations concernant le comportement humain. Soit dit en tout respect, il ne s’agit pas de la bonne approche : une généralisation n’équivaut pas nécessairement à un stéréotype pouvant être considéré comme une erreur de droit.
[50] Le caractère discriminatoire des stéréotypes ressort clairement de la façon dont notre Cour a interprété, dans sa jurisprudence, les stéréotypes concernant les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Le recours à de tels stéréotypes a été reconnu comme une erreur de droit dans le but exprès d’éliminer la discrimination contre les femmes et de promouvoir leur dignité et leur égalité dans le système de justice. Par exemple, l’exigence qu’une femme « crie haro » reposait sur l’hypothèse maintenant discréditée selon laquelle, étant donné que le viol était la pire chose qui puisse arriver à une femme, toute victime crédible révélerait sur‑le‑champ ce qui est arrivé à la première personne qu’elle croiserait. Par conséquent, c’est maintenant une erreur de droit que de tirer une conclusion défavorable du simple fait que la plaignante n’a pas rapporté immédiatement l’agression (D.D., par. 65). L’exigence historique visant la corroboration du témoignage d’une plaignante, maintenant abolie, reposait sur l’hypothèse discriminatoire suivant laquelle le témoignage d’une femme n’était pas, en droit, égal à celui d’un homme. Les deux mythes, maintenant interdits par l’art. 276 du Code, étaient encore une fois fondés sur l’idée discriminatoire que les femmes ayant eu des rapports sexuels étaient peu dignes de confiance et ne méritaient pas l’égalité de traitement devant la loi et le respect égal (Seaboyer). Les stéréotypes négatifs à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle ont été reconnus comme donnant lieu à des erreurs de droit parce qu’ils tiraient souvent leur origine du droit, ont été consignés dans la loi et reposaient sur une mauvaise interprétation de la définition maintenant claire du consentement, soit l’accord volontaire et communiqué à l’activité sexuelle en question — une mauvaise interprétation qui minait le principe au cœur de la même justice pour tous.
Cela ne veut d’aucune façon dire que le recours à des généralisations fautives lors de l’appréciation de la crédibilité devrait être toléré. Ces propos illustrent plutôt que les généralisations de fait ordinaires — qui sont d’une nature différente de celles qui se rapportent aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, et ne révèlent pas d’autres erreurs de droit reconnues — devraient être évaluées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante
[52] Dans l’arrêt J.C., par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la qualification par le juge du procès du témoignage de l’accusé comme étant mécanique, répété et politiquement correct était fondé sur un « stéréotype » et constituait donc une erreur de droit. Dans l’arrêt Roth, bien que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ait rejeté l’argument portant que la juge du procès se soit fondée sur des stéréotypes concernant le comportement masculin, elle a tout de même conclu que la généralisation erronée de la juge du procès concernant le fait que l’accusé était un dynamophile constituait une erreur de droit. Peu importe si ces hypothèses factuelles étaient fausses ou non, il ne fait aucun doute qu’elles ont un caractère fondamentalement différent des stéréotypes fondés sur l’inégalité. Un témoin qui est discrédité parce qu’il a témoigné d’une façon que le juge du procès considère comme peu vraisemblable, ou en raison de ses habitudes liées à sa forme physique, ce n’est tout simplement pas la même chose qu’une plaignante qui est discréditée en raison de son passé sexuel et donc de son caractère « non chaste », parce qu’elle n’a pas résisté à son agresseur ou qu’elle n’a pas signalé l’agression sur-le-champ. Cela ne veut d’aucune façon dire que le recours à des généralisations fautives lors de l’appréciation de la crédibilité devrait être toléré. Ces propos illustrent plutôt que les généralisations de fait ordinaires — qui sont d’une nature différente de celles qui se rapportent aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, et ne révèlent pas d’autres erreurs de droit reconnues — devraient être évaluées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
Toutes les parties dans les affaires futures, y compris l’accusé, peuvent faire valoir que le juge du procès a eu recours à des stéréotypes reposant sur d’autres formes analogues d’inégalité de traitement, et qu’il a donc commis une erreur de droit.
[54] De fait, toutes les affaires d’agression sexuelle sont susceptibles de mettre en jeu un vaste éventail de stéréotypes allant au‑delà de ceux à l’endroit des femmes plaignantes. Dans l’arrêt Barton, par exemple, notre Cour a reconnu les mythes et stéréotypes précis dont sont victimes les femmes autochtones, qui peuvent entraver l’appréciation adéquate de leur crédibilité et de leur fiabilité. Les tribunaux ont aussi cessé de traiter avec une méfiance inhérente le témoignage des personnes plaignantes très jeunes, reconnaissant que la façon dont les attitudes du passé ne prenaient pas en compte la vulnérabilité propre à l’enfant et des problèmes particuliers auxquels il peut faire face lorsqu’il témoigne (voir R. c. F. (W.J.), 1999 CanLII 667 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 569). Je veux également souligner à ce stade‑ci que le recours aux stéréotypes, prenant leur source dans une inégalité de traitement, n’est certainement pas juste un problème pour les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Le raisonnement stéréotypé fondé sur le type d’inégalité de traitement qui est au cœur des mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle est susceptible d’avoir une incidence sur le témoignage de tous les témoins dans tous les procès. Toutes les parties dans les affaires futures, y compris l’accusé, peuvent faire valoir que le juge du procès a eu recours à des stéréotypes reposant sur d’autres formes analogues d’inégalité de traitement, et qu’il a donc commis une erreur de droit.
Le concept de stéréotype n’est pas fermé et continuera sans doute d’évoluer dans les affaires future.
Il est essentiel que les droits de l’accusé garantis par la Charte soient soigneusement respectés, que tout témoignage qu’il rend soit dûment apprécié et que le concept des mythes et stéréotypes demeure dûment limité à sa juste portée.
[64] Il y a également lieu de souligner que le concept des mythes et stéréotypes concernant les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle n’est pas sans limites. Il est à l’origine d’un ensemble circonscrit de règles juridiques qui doivent être appliquées avec prudence, une grande attention au contexte et une compréhension nuancée de la fin pour laquelle un élément de preuve donné est produit. Selon certains auteurs, la règle de droit relative aux mythes et stéréotypes est actuellement surutilisée dans des contextes où elle est inapplicable, ou est appliquée sans rigueur (voir, p. ex., L. Dufraimont, « Current Complications in the Law on Myths and Stereotypes » (2021), 99 R. du B. can. 536). Si ce problème existe, la solution appropriée n’est pas d’élargir la portée des erreurs de droit parallèles qui s’appliquent tant aux personnes accusées qu’aux plaignantes. Les juges doivent plutôt, en gardant à l’esprit que le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle donne lieu à une erreur de droit, s’assurer que ces mythes et stéréotypes ne sont pas élargis au‑delà de leur portée légitime.
[65] Par exemple, le simple fait que la preuve se trouve à correspondre à un mythe ou stéréotype ne veut pas nécessairement dire que toute inférence pouvant être tirée de cette preuve sera préjudiciable. Bien que ce soit un mythe de prétendre que les femmes inventent couramment des allégations d’agression sexuelle, il n’est pas erroné de se demander si les circonstances d’une affaire donnée étayent l’existence d’un motif d’inventer (voir, p. ex., R. c. Esquivel‑Benitez, 2020 ONCA 160, 61 C.R. (7th) 326, par. 9‑15) — en effet, lorsque la défense présente des éléments de preuve sur ce point, le juge du procès est tenu de les prendre en considération pour donner plein effet à la présomption d’innocence, et un défaut de le faire constitue une erreur justifiant l’annulation de la décision. De plus, bien que l’art. 276 du Code interdise le recours au comportement sexuel antérieur de la plaignante pour étayer l’un des deux mythes, il n’interdit manifestement pasune telle preuve de manière absolue et à tous égards. Tant qu’elle est adéquatement évaluée au regard de l’art. 276, cette preuve peut être utilisée, par exemple, pour résoudre les incohérences entre le témoignage de la plaignante et celui de l’accusé au sujet de leur relation.
[66] Notre cadre juridique actuel suffit pour faire en sorte que les droits de l’accusé demeurent protégés dans les affaires d’agression sexuelle. Il est essentiel que les droits de l’accusé garantis par la Charte soient soigneusement respectés, que tout témoignage qu’il rend soit dûment apprécié et que le concept des mythes et stéréotypes demeure dûment limité à sa juste portée. Toutefois, il n’y a pas lieu d’adopter la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées afin de corriger toute injustice possible.
La conjecture en tant qu’erreur de droit survient lorsque le juge du procès a conclu qu’un certain élément de preuve « crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité ».
[68] La conjecture en tant qu’erreur de droit survient lorsque le juge du procès a conclu qu’un certain élément de preuve « crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité » (Wild c. La Reine, 1970 CanLII 148 (CSC), [1971] R.C.S. 101, p. 111-112). Autrement dit, c’est une erreur de droit que de ne pas faire de distinction entre une conclusion rationnelle quant au doute raisonnable fondée sur la preuve, et une conclusion non étayée fondée sur une conjecture (voir Wild; Rousseau c. La Reine, 1985 CanLII 42 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 38; R. c. B. (G.), 1990 CanLII 115 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 57; R. c. Clark, 2015 BCCA 488, 407 D.L.R. (4th) 610, par. 43, conf. par. 2017 CSC 3, [2017] 1 R.C.S. 86). Le terme « conjecture », tel qu’il est employé par les juridictions inférieures, ne renvoie pas à cette erreur de droit, mais est plutôt utilisé, comme il l’est dans la langue courante, pour désigner le fait de tirer toute inférence qui ne s’appuierait pas sur la preuve[2]. Dans la mesure où, lorsqu’elles reconnaissent la règle proposée, les juridictions inférieures s’appuient sur l’erreur de droit qu’est la conjecture — ce qui se produit le plus souvent lorsque le juge du procès commet une erreur en acquittant l’accusé sur la base d’autres explications conjecturales —, elles étirent la jurisprudence au‑delà de ses conséquences logiques.
L’appréciation des témoignages dépend nécessairement de l’expérience personnelle que le juge du procès met à contribution lorsqu’il s’acquitte de ses fonctions, laquelle influence à son tour les inférences logiques qu’il tire de ce qui lui est présenté.
Le raisonnement quant à la façon dont les gens tendent généralement à se comporter, et à la façon dont les événements tendent à se dérouler, est non seulement permis, il s’agit souvent d’une composante nécessaire de l’appréciation complète d’un témoignage.
Cest en appliquant le bon sens et en utilisant des généralisations fondées sur ses connaissances acquises à l’égard du comportement humain que le juge du procès détermine si un récit est plausible ou « intrinsèquement improbable ».
[71] D’abord, la règle proposée est incompatible avec le rôle souvent inextricable que jouent les hypothèses logiques dans les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité. L’appréciation des témoignages s’appuie en grande partie sur le raisonnement par induction et sur les circonstances particulières de l’affaire : le juge des faits doit effectuer les appréciations sur le fondement d’interprétations probables de la preuve (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 111; R. c. Munoz (2006), 2006 CanLII 3269 (ON SC), 86 O.R. (3d) 134 (C.S.J.), par. 23). L’appréciation des témoignages dépend donc nécessairement de l’expérience personnelle que le juge du procès met à contribution lorsqu’il s’acquitte de ses fonctions, laquelle influence à son tour les inférences logiques qu’il tire de ce qui lui est présenté.
[72] Il est largement reconnu que l’appréciation des témoignages exige que le juge des faits se fonde sur des hypothèses logiques concernant la preuve. Dans la décision R. c. Delmas, 2020 ABCA 152, 452 D.L.R. (4th) 375, par. 31, conf. par 2020 CSC 39, [2020] 3 R.C.S. 780, la Cour d’appel de l’Alberta a noté que le juge des faits peut s’appuyer sur la raison et le bon sens, sur son expérience personnelle ainsi que sur la logique lorsqu’il apprécie la crédibilité. Dans la décision R. c. R.R., 2018 ABCA 287, 366 C.C.C. (3d) 293, la même cour a conclu que le juge des faits [traduction] « doit invariablement faire appel à son bon sens et à sa connaissance acquise du comportement humain pour apprécier la crédibilité et la fiabilité des témoins » (par. 6). Enfin, dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, notre Cour a jugé que l’expérience personnelle du juge du procès — bien qu’elle ne constitue évidemment pas un substitut pour la preuve, et sous réserve de limites dûment fixées — « est un élément important de son aptitude à comprendre le comportement humain, à soupeser la preuve et à apprécier la crédibilité », et intervient dans une « myriade de décisions qui doivent être prises dans le cours de la plupart des procès » (par. 13). Le raisonnement quant à la façon dont les gens tendent généralement à se comporter, et à la façon dont les événements tendent à se dérouler, est non seulement permis, il s’agit souvent d’une composante nécessaire de l’appréciation complète d’un témoignage.
[73] Pour leur part, les hypothèses logiques sous‑tendent nécessairement toutes les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité. La crédibilité ne peut être appréciée qu’en fonction d’une compréhension générale de [traduction] « la façon dont les choses peuvent se dérouler et se déroulent effectivement »; c’est en appliquant le bon sens et en utilisant des généralisations fondées sur ses connaissances acquises à l’égard du comportement humain que le juge du procès détermine si un récit est plausible ou « intrinsèquement improbable » (R. c. Kiss, 2018 ONCA 184, par. 31(CanLII); R. c. Adebogun, 2021 SKCA 136, [2022] 1 W.W.R. 187, par. 24; R. c. Kontzamanis, 2011 BCCA 184, par. 38 (CanLII)). Le bon sens sous‑tend les principes bien établis guidant l’appréciation de la crédibilité — y compris l’idée maintenant universelle que les témoins qui font des déclarations contradictoires sont moins susceptibles de dire la vérité — et contribue à évaluer la portée et l’incidence de certaines contradictions. La fiabilité exige aussi le recours à des hypothèses logiques concernant la façon dont les témoins perçoivent les renseignements, s’en souviennent, et rapportent l’information, ce qui suppose des généralisations au sujet de la façon dont les individus tendent à présenter les renseignements dont ils ont un souvenir exact et complet, par opposition aux questions à l’égard desquelles ils n’ont pas de certitude ou se trompent. Le juge du procès peut, par exemple, inférer qu’un témoin était crédible, mais non fiable, parce qu’il semblait sincère mais a donné des indices indiquant que ses souvenirs étaient flous ou incertains (p. ex., des propos ambigus, des expressions comme « hmm [. . .] voyons voir », de longues pauses ou le fait de ne pas donner beaucoup de détails).
[74] Même les partisans de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées acceptent qu’il est nécessaire et, dans une certaine mesure, inévitable, de se fonder sur le bon sens pour apprécier les témoignages. Dans le cas de M. Kruk, la Cour d’appel a reconnu qu’en [traduction] « naviguant dans le terrain miné des questions de droit et de preuve, le juge du procès fait appel à son bon sens pour apprécier la preuve afin d’obtenir des verdicts valables » (par. 2), et de fait, « [a]pprécier la crédibilité des témoins en ayant recours à son expérience personnelle est une opération quotidienne et indiquée pour le juge du procès » (par. 41). Dans l’arrêt J.C., la cour a conclu qu’il n’y a pas de limite au recours au bon sens et à l’expérience humaine pour repérer les inférences découlant de la preuve — sinon, la preuve circonstancielle, qui consiste à combler les lacunes entre la preuve et l’inférence tirée à l’aide de l’expérience humaine, ne serait pas admissible du tout. La cour a aussi observé à juste titre qu’il n’y a aucune limite au recours à l’expérience humaine pour tirer des inférences de la preuve. Autrement, de nombreux autres principes bien établis en matière de preuve — comme celui voulant que le fait de fuir les lieux ou de détruire la preuve après une infraction criminelle indique généralement que la culpabilité a été dissimulée — seraient également mis en péril.
[75] En interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la règle proposée gêne le recours nécessaire au bon sens dans le cadre de l’analyse des témoignages. Le juge du procès a la tâche particulière d’apprécier les témoignages qu’il entend et d’interpréter l’éventail des inférences possibles découlant de la preuve. Il doit être capable de se fonder non seulement sur son expérience judiciaire en tant que juge des faits, mais aussi sur son bon sens et sur les attentes généralisées auxquelles celui‑ci donne lieu concernant le comportement humain. Le juge du procès s’appuiera naturellement sur des hypothèses « infondées » concernant le comportement humain lors de l’appréciation des témoignages et se sert donc d’éléments qui ne se trouvent pas dans le dossier dont il est saisi. La fonction judiciaire lui permet de le faire sans que des éléments de preuve extrinsèques soient nécessaires pour justifier chacune de ses conclusions.
[76] La raison d’être de la règle proposée est démentie par une contradiction inhérente à sa propre logique. Elle interdit le recours au bon sens pour introduire de nouvelles considérations qui ne découlent pas de la preuve — tout en reconnaissant que le bon sens peut servir d’outil d’interprétation, ce qui suppose nécessairement d’incorporer des considérations qui ne découlent pas de la preuve elle‑même, mais de l’expérience personnelle acquise par le juge. Il est impossible dans les faits de tracer une ligne de démarcation claire entre le recours à l’expérience humaine pour interpréter la preuve ou tirer des inférences (ce que permet la règle) et l’introduction de nouvelles considérations dans la preuve (ce qu’elle ne permet pas).
Les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont aussi tributaires du contexte et multifactorielles : elles ne se font pas selon une méthode préétablie et sont « plus “un art qu’une science” ».
[81] Les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité peuvent être les décisions judiciaires les plus importantes dans un procès criminel, et comptent certainement parmi les plus difficiles à prendre. Cela est particulièrement vrai dans les cas d’agression sexuelle, lesquels comportent souvent des actes qui auraient eu lieu en privé et qui reposent sur les dépositions contradictoires de deux témoins. En ayant recours à l’ensemble de la preuve, le juge du procès est tenu d’évaluer la déposition de chaque témoin et de tirer des conclusions qui sont entièrement personnelles et propres à cet individu. Les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont aussi tributaires du contexte et multifactorielles : elles ne se font pas selon une méthode préétablie et sont « plus “un art qu’une science” » (S. (R.D.), par. 128; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621)[4]. Pour ce qui est de la crédibilité en particulier, alors qu’il est essentiel que les motifs soient cohérents, il est souvent difficile pour le juge du procès d’exprimer pourquoi il a cru ou non un témoin étant donné « l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits » (Gagnon, par. 20; voir aussi R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 28; R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801, par. 81). La tâche s’avère encore plus compliquée du fait que le juge du procès peut accepter certains éléments de la déposition d’un témoin, tous ses éléments ou aucun d’entre eux.
[4] L’appréciation de la crédibilité fait intervenir des facteurs tels que : la logique et la cohérence internes de la déposition du témoin et le nombre de contradictions avec des déclarations antérieures, surtout celles faites sous serment (Maxwell c. La Reine, 1979 CanLII 47 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 1072); la compatibilité du témoignage avec d’autres faits acceptés et circonstances probables (R. c. Norman (1993), 1993 CanLII 3387 (ON CA), 16 O.R. (3d) 295 (C.A.), p. 314, citant Faryna c. Chorny, 1951 CanLII 252 (BC CA), [1952] 2 D.L.R. 354 (C.A. C.-B.)); la plausibilité du récit relaté par le témoignage (Kiss, par. 31); la preuve d’un motif pour inventer des faits (R. c. B. (K.G.), 1993 CanLII 116 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 803); et le comportement, même si le tribunal ne devrait pas se fonder exclusivement sur cette considération et devrait y accorder un poids limité (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 25-26; R. c. J.A.A., 2011 CSC 17, [2011] 1 R.C.S. 628, par. 14; R. c. Rhayel, 2015 ONCA 377, 324 C.C.C. (3d) 362, par. 84-94; R. c. Pelletier (1995), 1995 ABCA 128 (CanLII), 165 A.R. 138 (C.A.), par. 18). L’appréciation de la fiabilité fait intervenir des facteurs tels que : les conditions dans lesquelles le témoin a fait les observations pertinentes; la quantité de détails dans son témoignage; le temps qui s’est écoulé entre les observations et le témoignage; et tout facteur intermédiaire ayant pu vicier les souvenirs du témoin (voir, p. ex., R. c. Virk, 2015 BCSC 981, par. 117 (CanLII), où il est question de la fiabilité en ce qui a trait aux identifications par témoin oculaire).
[82] La norme de contrôle applicable aux conclusions sur la crédibilité et la fiabilité est bien établie : à défaut d’une erreur de droit reconnue, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de telles conclusions, sauf si une erreur manifeste et déterminante peut être démontrée(Gagnon, par. 10, citant Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254, par. 32‑33; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 74). Les conclusions relatives à la crédibilité et à la fiabilité ne mettent habituellement pas en jeu des erreurs de droit, car elles se rapportent essentiellement à la mesure dans laquelle un juge s’est fondé sur un facteur en particulier et à la mesure dans laquelle ce facteur est étroitement lié à la preuve. Bien que de telles conclusions puissent être infirmées selon la norme de la décision correcte si des erreurs de droit sont révélées, il est préférable dans la plupart des cas de les examiner selon la norme nuancée et holistique de l’erreur manifeste et déterminante — laquelle commande la déférence envers les conclusions du juge du procès, qui a été en contact direct avec les témoins.
Les raisons pour lesquelles la déférence s’impose à l’égard des conclusions du juge du procès sur la crédibilité et les faits comprennent notamment les suivantes : (1) limiter le coût, le nombre et la durée des appels; (2) promouvoir l’autonomie et l’intégrité du procès; et (3) reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge du procès.
[83] Le juge du procès possède l’expertise pour apprécier et soupeser les faits, et ses décisions reflètent une familiarité qui ne vient qu’avec le fait d’avoir siégé tout au long de l’affaire. Les raisons pour lesquelles la déférence s’impose à l’égard des conclusions du juge du procès sur la crédibilité et les faits comprennent notamment les suivantes : (1) limiter le coût, le nombre et la durée des appels; (2) promouvoir l’autonomie et l’intégrité du procès; et (3) reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge du procès (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 12‑18). Puisqu’il est difficile en pratique d’expliquer la constellation d’impressions qui a mené à de telles conclusions, il est bien établi qu’une « déférence particulière » devrait être accordée aux conclusions sur la crédibilité (G.F., par. 81). Les juridictions d’appel sont comparativement mal outillées pour apprécier la crédibilité et la fiabilité, car elles n’examinent que les transcriptions des témoignages et s’attachent souvent particulièrement, voire de façon focalisatrice, à des questions précises plutôt qu’à l’ensemble de l’affaire et de la preuve (Housen, par. 14, citant R. D. Gibbens, « Appellate Review of Findings of Fact » (1991‑92), 13 Advocates’ Q. 445, p. 446).
[84] La nature particulière de l’appréciation des témoignages guide également la façon dont les tribunaux chargés de la révision abordent leur tâche en appel. La juridiction d’appel doit être consciente des difficultés pratiques considérables auxquelles fait face le juge du procès lorsqu’il exprime pourquoi il a cru ou non un témoin en particulier, étant donné qu’il est chargé d’interpréter les diverses impressions et inférences qui découlent de la preuve (Gagnon, par. 20; voir aussi R.E.M., par. 28; G.F., par. 81). La juridiction d’appel doit examiner les motifs du juge du procès dans leur ensemble et s’abstenir de se livrer à l’analyse de leurs « composantes linguistiques individuelles », puisqu’une approche aussi intrusive « sap[erait] le rôle du juge du procès dans l’appréciation de l’ensemble de la preuve » (Gagnon, par. 19; voir aussi Housen, par. 72; G.F., par. 69; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405, par. 33; R.E.M., par. 35 et 54). La nécessité d’examiner tout le dossier et d’adopter une approche complète, souple et fonctionnelle lors de l’examen des conclusions d’un juge du procès est liée à la nature du processus décisionnel au procès : les motifs de jugement [traduction] « ne sont pas censés exprimer intégralement le raisonnement qui a mené le juge à un verdict et ne doivent pas être perçus comme tels » (R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 22 O.R. (3d) 514 (C.A.), p. 525).
La norme de l’erreur manifeste et déterminante établit un juste équilibre entre la déférence applicable aux conclusions de fait du juge du procès et la nécessité que les affaires criminelles fassent l’objet d’une révision valable en appel.
Il demeure préférable de déterminer si une erreur a même été commise selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Une erreur déterminante est forcément importante, car il faut démontrer qu’elle a influé sur la décision du juge du procès — mais il importe de souligner qu’une erreur déterminante influe non seulement sur une conclusion de fait isolée, qui peut avoir ou non joué sur le résultat, mais aussi sur la décision du juge du procès dans son ensemble. Il ne suffit pas que l’appelant qui invoque une erreur manifeste et déterminante tire sur les feuilles et les branches et laisse l’arbre debout; l’arbre tout entier doit tomber
[85] La norme de l’erreur manifeste et déterminante établit un juste équilibre entre la déférence applicable aux conclusions de fait du juge du procès et la nécessité que les affaires criminelles fassent l’objet d’une révision valable en appel. Bien que cette norme accorde comme il se doit la déférence au point de vue et à l’expertise unique du juge du procès, même selon cette norme plus déférente, les juridictions d’appel doivent établir si les conclusions du juge du procès sur la crédibilité et la fiabilité sont [traduction] « le produit d’une appréciation fondée sur la preuve et propre au contexte » de la déposition du témoin (R. c. Pastro, 2021 BCCA 149, 71 C.R. (7th) 296, par. 67). Le juge du procès doit [traduction] « formuler clairement » le fondement de son appréciation et indiquer « un lien avec les faits de l’affaire » plutôt que de se fonder sur « des hypothèses concernant la conduite ou les réponses attendues » (Tanovich, p. 92). Pourtant, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées mine la raison d’être de la norme de l’erreur manifeste et déterminante en invitant les juridictions d’appel à se pencher sur le langage précis d’un raisonnement donné fondé sur le bon sens et à l’examiner minutieusement selon la norme de la décision correcte. L’examen en appel qui suit devient rapidement très interventionniste, lourd et presque entièrement imprévisible.
…
[90] En général, l’introduction de nouvelles erreurs de droit risque de rompre l’équilibre établi en ce qui concerne les conclusions relatives à la crédibilité et à la fiabilité. La révision fondée sur une erreur de droit peut appeler une réponse du genre « oui‑non » mesurée à l’aune de la norme de la décision correcte, qui ouvre la porte à un examen indûment approfondi des questions dont le juge du procès est régulièrement saisi. Dans une certaine mesure, l’analyse de l’importance associée à la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées — selon laquelle l’appelant doit démontrer qu’un tel raisonnement [traduction] « a compté dans la conclusion de fait attaquée » (J.C., par. 100) — atténue le caractère catégorique d’une erreur de droit. J’estime toutefois qu’il demeure préférable de déterminer si une erreur a même été commise selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Une erreur déterminante est forcément importante, car il faut démontrer qu’elle a influé sur la décision du juge du procès — mais il importe de souligner qu’une erreur déterminante influe non seulement sur une conclusion de fait isolée, qui peut avoir ou non joué sur le résultat, mais aussi sur la décision du juge du procès dans son ensemble. Il ne suffit pas que l’appelant qui invoque une erreur manifeste et déterminante tire sur les feuilles et les branches et laisse l’arbre debout; l’arbre tout entier doit tomber (South Yukon Forest Corp. c. Canada, 2012 CAF 165, par. 46 (CanLII), cité dans Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38, et Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729, par. 116).
[91] Dans l’ensemble, la norme de l’erreur manifeste et déterminante favorise une conception dûment holistique de la révision en appel. En comparaison à la démarche intrusive associée à l’erreur de droit proposée, la norme de l’erreur manifeste et déterminante est beaucoup mieux adaptée à la déférence dont il convient de faire preuve envers les conclusions de fait du juge du procès, y compris les conclusions relatives à la crédibilité et la fiabilité. Il est tout simplement inutile que la Cour approuve une dérogation à cette approche établie — et à plus forte raison une dérogation à ce point importante — en reconnaissant une nouvelle erreur dont les répercussions profondes se propageraient dans tout le droit criminel.
On peut résumer le cadre d’analyse applicable de la façon suivante.
[94] En premier lieu, lorsqu’un appelant soutient que le juge du procès a eu recours à tort à une hypothèse « logique » lors de son appréciation des témoignages, la cour chargée de la révision devrait d’abord se demander si l’affirmation contestée est véritablement une hypothèse. Compte tenu de la façon dont les témoins déposent et de la nécessité de lire les motifs du juge du procès dans leur ensemble, ce qui semble être une hypothèse à première vue peut en fait être une conclusion particulière sur le témoin que le juge a tirée à partir de la preuve.
[95] En second lieu, une fois convaincue que le juge du procès s’est, dans les faits, fondé sur une hypothèse qui va au‑delà des limites de ce qu’appuient le bon sens et la fonction judiciaire, la cour chargée de la révision devrait établir la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la portion contestée de l’appréciation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité.
[96] La norme de contrôle applicable sera celle de la décision correcte si l’erreur alléguée est une erreur de droit reconnue. Rien dans les présents motifs ne doit être considéré comme limitant la portée des erreurs de droit existantes concernant les appréciations des témoignages que notre Cour a déjà approuvées. De telles erreurs peuvent comprendre le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, ainsi qu’à des hypothèses déplacées et erronées au sujet des personnes accusées qui sont contraires aux principes fondamentaux comme le droit de garder le silence et la présomption d’innocence. Les appréciations des témoignages peuvent aussi être susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte en raison d’une crainte raisonnable de partialité (S. (R.D.), par. 91‑141), au motif qu’une conclusion de fait qui n’est fondée sur aucunélément de preuve a été tirée (R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 25; Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592, p. 604) et au motif qu’il y a eu prise de connaissance d’office de manière inappropriée (voir, p. ex., R. c. Poperechny, 2020 MBCA 81, 396 C.C.C. (3d) 478). Comme nous l’avons vu, le recours à des stéréotypes autres que les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, mais qui reposent de façon similaire sur des inégalités de traitement, peuvent aussi constituer des erreurs de droit, et toutes les parties peuvent faire valoir de tels arguments dans des affaires futures. La liste d’erreurs de droit n’est pas exhaustive — mais la règle interdisant les hypothèses logiques infondées ne figure pas sur celle‑ci.
[97] En l’absence d’une erreur de droit, la norme de contrôle sera celle de l’erreur manifeste et déterminante. La cour chargée de la révision doit d’abord déterminer si le recours erroné à l’hypothèse est manifeste, en ce que cette erreur est « tout à fait évidente », « clairement relevée » ou « évidente » (voir Housen, par. 5‑6; R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6, par. 9; Benhaim, par. 38, citant South Yukon Forest Corp., par. 46). Les erreurs manifestes dans ce contexte comprendront, par exemple, les cas où il est évident que l’hypothèse en question est fausse à sa face même, ou les cas où elle est fausse ou inapplicable à la lumière des autres éléments de preuve retenus ou des conclusions de fait. Bien que le juge du procès soit manifestement le mieux placé pour tirer des conclusions de fait et pour évaluer l’exactitude des généralisations, la cour d’appel peut mettre en balance l’obligation de faire preuve de déférence envers ces conclusions et l’emploi de son propre bon sens pour établir si la présomption était manifestement illogique ou non justifiée de sorte qu’elle constitue une erreur manifeste. Les cours d’appel doivent régulièrement se pencher, par exemple, sur la question de savoir si, « selon la logique et l’expérience humaine », un élément de preuve en particulier était pertinent ou si la conduite après le fait de l’accusé concordait avec celle d’une personne coupable (R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 715; voir R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 17). Dans le contexte des généralisations de fait, tant que l’évaluation demeure axée sur la question de savoir s’il y avait une erreur manifeste, une telle opération demeure une partie intégrante de la fonction judiciaire d’une cour chargée de la révision.
[98] Une fois qu’une erreur manifeste a été décelée, la cour chargée de la révision doit aussi conclure que le recours erroné à l’hypothèse était déterminant, en ce sens qu’il est « démontr[é] qu’[il] a influé sur le résultat » ou qu’il « touche directement à l’issue de l’affaire » (Clark (2005), par. 9; Benhaim, par. 38, citant South Yukon Forest Corp., par. 46). S’il ne peut être démontré que l’erreur était manifeste et déterminante, l’évaluation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité commandera la déférence et il n’y aura aucune raison justifiant une intervention en appel.
[99] Étant donné que j’ai conclu que la violation de la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne devrait pas être reconnue comme une erreur de droit, bon nombre des hypothèses relevées dans les décisions rendues par les juridictions inférieures, y compris celles dans les affaires dont notre Cour est saisie, auraient dû en fait être révisées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Une telle approche accorde la déférence qui s’impose aux conclusions de fait du juge du procès et au rôle que joue le bon sens dans son appréciation des témoignages. Par ailleurs, il convient également de souligner que le bon sens n’est pas une expression fourre‑tout qui autorise toute forme de raisonnement, peu importe à quel point il est erroné. Le bon sens n’est pas toujours « bon », n’a pas toujours de « sens » et, pis encore, il peut être fondé sur des faussetés ou des croyances discriminatoires. Cependant, tant et aussi longtemps que le recours au bon sens par le juge du procès est limité comme il se doit par les principes juridiques applicables à la révision en appel en général, il n’y a rien de fondamentalement répréhensible dans son utilisation pour l’appréciation des témoignages. Dans les cas où les limites permises du bon sens ont été outrepassées, une juridiction d’appel peut intervenir. Comme l’a exprimé succinctement le juge d’appel Fitch, dans l’arrêt Pastro (par. 41) :
[traduction] Les juges sont autorisés à se fonder sur leur expérience personnelle pour tirer des conclusions relatives à la crédibilité, et il est attendu qu’ils le fassent. Cela comprend nécessairement le fait de tirer des inférences fondées sur le bon sens à partir des faits établis. Les jurés reçoivent régulièrement des directives en ce sens — soit d’en arriver à des conclusions fondées sur le bon sens en fonction des éléments de preuve auxquels ils donnent foi. Lorsqu’il ressort d’un examen de l’ensemble des motifs qu’une appréciation de la crédibilité repose sur la preuve, et est le fruit d’une décision propre aux faits de l’espèce quant à ce que la personne plaignante et la personne accusée ont fait ou n’ont pas fait, rien ne justifie une intervention en appel, en l’absence d’une erreur de fait manifeste et déterminante . . . [Je souligne; références omises.]