R. c. Spencer, 2014 CSC 43 :

Voici un résumé.

  1. L’obtention par la police, auprès du FSI, des renseignements sur l’abonnée à qui appartenait l’adresse IP constitue‑t‑elle une fouille ou une perquisition?

[11]                          Pour établir un lien entre les activités informatiques en question et un emplacement précis, et potentiellement une personne, les enquêteurs ont présenté par écrit à Shaw une « demande de la part des autorités d’application de la loi » en vue d’obtenir des renseignements relatifs à l’abonnée qui utilisait cette adresse IP soit, notamment, son nom, son adresse et son numéro de téléphone. La demande — qui aurait été fondée sur le sous‑al. 7(3)c.1)(ii) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (LPRPDE) — indiquait que la police enquêtait sur une infraction prévue au Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, relative à la pornographie juvénile et à Internet et que les renseignements relatifs à l’abonnée étaient demandés aux fins d’une enquête qui était en cours. (Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites en annexe.) Les enquêteurs n’avaient pas obtenu ni tenté d’obtenir une ordonnance de communication (c.‑à‑d. l’équivalent d’un mandat de perquisition dans ce contexte).

[12]                          Shaw a donné suite à la demande et a fourni le nom, l’adresse et le numéro de téléphone de la sœur de M. Spencer, la cliente à qui appartenait l’adresse IP. À l’aide de ces renseignements, la police a obtenu un mandat permettant de perquisitionner dans la résidence de Mme Spencer, où habitait M. Spencer, et de saisir l’ordinateur de celui‑ci, ce que les policiers ont fait. La fouille de l’ordinateur de M. Spencer a permis de découvrir dans son répertoire partagé du programme LimeWire des centaines d’images de pornographie juvénile et plus de cent vidéos.

(2)         La demande adressée à Shaw constituait‑elle une fouille ou une perquisition?

(a)         L’objet de la fouille ou de la perquisition

[33]                          En l’espèce, la fouille avait pour objet l’identité de l’abonnée dont la connexion à Internet correspondait à une activité informatique particulière sous surveillance.

(b)         La nature de l’intérêt en matière de vie privée auquel l’action de l’État pourrait porter atteinte

[36]                          La nature de l’intérêt en matière de vie privée ne dépend pas de la question de savoir si, dans un cas particulier, le droit à la vie privée masque une activité légale ou une activité illégale. En effet, l’analyse porte sur le caractère privé du lieu ou de l’objet visé par la fouille ou la perquisition ainsi que sur les conséquences de cette dernière pour la personne qui en fait l’objet, et non sur la nature légale ou illégale de la chose recherchée. Pour reprendre les propos du juge Binnie dans l’arrêtPatrick, il ne s’agit pas de savoir si l’appelant possédait un droit légitime au respect de la vie privée à l’égard de la dissimulation de son utilisation d’Internet dans le but d’accéder à de la pornographie juvénile, mais plutôt de savoir si, d’une manière générale, les citoyens ont droit au respect de leur vie privée à l’égard des renseignements concernant les abonnés de services Internet relativement aux ordinateurs qu’ils utilisent dans leur domicile à des fins privées : Patrick, par. 32.

[37]                          En l’espèce, nous nous intéressons principalement au caractère privé des renseignements personnels. En outre, puisque l’ordinateur repéré et, en quelque sorte, surveillé par la police se trouvait dans la résidence de M. Spencer, un aspect du droit à la vie privée lié aux lieux est aussi en jeu. Dans le présent contexte, le lieu de l’activité est toutefois accessoire à la nature de l’activité elle‑même. En effet, les internautes ne s’attendent pas à perdre leur anonymat en ligne lorsqu’ils accèdent à Internet ailleurs que chez eux au moyen d’un téléphone intelligent ou d’un appareil portatif. En l’espèce, tout comme dans l’arrêt Patrick, au par. 45, le fait qu’une résidence soit en cause ne constitue donc pas un facteur déterminant, mais fait néanmoins partie de l’ensemble des circonstances : voir, p. ex., Ward, par. 90.

[38]                          Pour revenir à la question du droit à la vie privée en ce qui a trait aux renseignements personnels, j’estime qu’il englobe au moins trois facettes qui se chevauchent, mais qui se distinguent sur le plan conceptuel. Il s’agit de la confidentialité, du contrôle et de l’anonymat.

[50]                          L’application de ce cadre d’analyse aux faits de la présente affaire est simple. Dans les circonstances de l’espèce, la demande de la police dans le but d’établir un lien entre une adresse IP donnée et les renseignements relatifs à l’abonnée visait en fait à établir un lien entre une personne précise (ou un nombre restreint de personnes dans le cas des services Internet partagés) et des activités en ligne précises. Ce genre de demande porte sur l’aspect informationnel du droit à la vie privée relatif à l’anonymat en cherchant à établir un lien entre le suspect et des activités entreprises en ligne, sous le couvert de l’anonymat, activités qui, comme la Cour l’a reconnu dans d’autres circonstances, mettent en jeu d’importants droits en matière de vie privée : R. c. Morelli2010 CSC 8 (CanLII), 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 3; Cole, par. 47; R. c. Vu2013 CSC 60 (CanLII), 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 40 à 45.

[51]                          Par conséquent, je conclus que la demande de la police auprès de Shaw — visant à obtenir des renseignements relatifs à l’abonnée qui correspondaient à des activités entreprises sur Internet de façon anonyme et observées en particulier — fait intervenir, dans une grande mesure, l’aspect informationnel du droit à la vie privée. Je souscris à la conclusion du juge Caldwell sur ce point :

                    [traduction] [. . .] une personne raisonnable et bien informée, qui se soucie de la protection de la vie privée, s’attendrait à ce que les activités qu’une personne effectue sur son propre ordinateur et dans son domicile soient confidentielles [. . .] À mon avis, il n’importe nullement que les renseignements communiqués concernaient la sœur de M. Spencer parce que, en l’espèce, M. Spencer a, personnellement et directement, subi les conséquences des actes de la police. À première vue, ces actes font intervenir le droit de M. Spencer à la vie privée et, de ce fait, son intérêt en matière de vie privée relativement à la confidentialité des renseignements communiqués était direct et personnel. [par. 27]

(c)         L’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée

[56]                          Shaw fournit des services Internet à ses clients conformément à une entente type relative aux conditions de service (« Joint Terms of Service »). Sa [traduction] « Politique relative à l’utilisation acceptable » (« Acceptable Use Policy ») et sa « Politique sur la protection de la vie privée » (« Privacy Policy ») prévoient des modalités et conditions supplémentaires. Les dispositions de ces ententes sont affichées en ligne sur le site Web de Shaw et font périodiquement l’objet de modifications. Les enquêteurs ont demandé à Shaw des renseignements sur l’abonnée à qui appartenait l’adresse IP utilisée le 31 août 2007.

[58]                          Suivant la Politique relative à l’utilisation acceptable (dont la mise à jour la plus récente date du 18 juin 2007), Shaw est autorisée à collaborer avec les autorités d’application de la loi dans le cadre d’enquêtes sur des infractions criminelles, notamment en fournissant des renseignements personnels sur un abonné,conformément à sa Politique sur la protection de la vie privée. Cette disposition est ainsi libellée :

                    [traduction] Par la présente, vous autorisez Shaw à collaborer avec (i) les autorités d’application de la loi dans le cadre d’enquêtes sur des infractions criminelles présumées, et avec (ii) les administrateurs du système d’autres fournisseurs de services Internet ou d’autres réseaux ou installations informatiques afin de faire appliquer la présente entente. Cette collaboration peut comprendre la communication du nom d’utilisateur, de l’adresse IP ou d’autres renseignements personnels concernant un abonné, conformément aux lignes directrices énoncées dans sa politique sur la protection de la vie privée. [Je souligne.]

B.            La fouille était‑elle légitime?

[69]                          Le ministère public appuie les conclusions tirées par les juges Caldwell et Cameron de la Cour d’appel selon lesquelles la fouille était légitime, compte tenu de l’effet combiné de l’art. 487.014 du C. crim. et du sous‑al. 7(3)c.1)(ii) de la LPRPDE. En toute déférence, je ne souscris pas à cette opinion.

[70]                          Suivant le paragraphe 487.014(1), une ordonnance de communication n’est pas nécessaire pour qu’un agent de la paix « demande à une personne de lui fournir volontairement des documents, données ou renseignements qu’aucune règle de droit n’interdit à celle‑ci de communiquer ». La LPRPDE interdit la communication de renseignements à moins que les autorités d’application de la loi ne respectent les exigences les concernant, notamment l’exigence selon laquelle une institution gouvernementale doit mentionner la source de l’autorité légitime étayant son droit d’obtenir les renseignements, et non seulement de les demander : sous‑al. 7(3)c.1)(ii). Selon l’interprétation que donne le ministère public de ces dispositions, une demande de renseignements personnels faite par la police rendrait pratiquement sans effet les protections prévues par la LPRPDE : l’exigence relative à la « source de l’autorité légitime » ne constitue qu’une simple demande sans aucun pouvoir de contrainte, mais, par suite d’une simple demande, la communication de renseignements par l’institution en question n’est plus prohibée par la loi.

[71]                          Il faut distinguer la « source de l’autorité légitime » à laquelle réfère le sous‑al. 7(3)c.1)(ii) de la LPRPDE et l’al. 7(3)c), selon lequel la communication des renseignements personnels peut être faite sans le consentement de l’intéressé lorsqu’« elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents ». Le renvoi à la « source de l’autorité légitime » au sous‑al. 7(3)c.1)(ii) doit viser autre chose qu’une « assignation » ou un « mandat » de perquisition. La « source de l’autorité légitime » peut avoir plusieurs sens. Cette notion peut désigner le pouvoir conféré par la common law aux policiers de poser des questions portant sur des éléments qui ne font pas l’objet d’une attente raisonnable en matière de vie privée. Elle peut renvoyer au pouvoir de la police d’effectuer une fouille ou une perquisition sans mandat dans des circonstances contraignantes ou dans des cas où une loi qui n’a rien d’abusif le permet : Collins. Comme le fait valoir la Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, intervenante en l’espèce, si on tient pour acquis que la « source de l’autorité légitime » nécessite davantage qu’une simple demande faite par les autorités d’application de la loi, cette notion arrive à jouer un rôle significatif dans le contexte du par. 7(3), au détriment d’autres interprétations qui n’ont pas cet effet. Bref, je suis d’accord avec la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Ward sur ce point, pour dire que ni le par. 487.014(1) duC. Cr., ni la LPRPDE n’ont pour effet de conférer à la police des pouvoirs en matière de fouilles, de perquisitions ou de saisies : par. 46.

[72]                          Je reconnais que cette conclusion diffère de celle tirée par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans Trapp, au par. 66, et par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans R. v. McNeice2010 BCSC 1544 (CanLII), 2010 BCSC 1544, (CANLII), par. 43. Dans l’arrêt Trapp, la Cour d’appel a interprété le par. 487.014(1) de concert avec l’al. 29(2)g) de la Freedom of Information and Protection of Privacy Act, S.S. 1990 – 91, ch. F‑22.01, disposition analogue énoncée au sous‑alinéa 7(3)c.1)(ii) de la LPRPDE, même si l’exigence relative à la « source de l’autorité légitime » y est absente. La cour a affirmé que lepar. 487.014(1) conférait aux policiers le pouvoir de faire toute demande qui n’était pas prohibée par la loi. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a adopté la même approche dans l’affaire McNeice, même si celle‑ci portait sur le sous‑al. 7(3)c.1)(ii) de la LPRPDE, disposition qui est en cause dans le présent pourvoi.

[73]                          En toute déférence, je ne peux accepter que cette conclusion s’applique au sous-al. 7(3)c.1)(ii) de la LPRPDE. Le paragraphe 487.014(1) est une disposition déclaratoire qui confirme les pouvoirs de common law permettant aux policiers de formuler des questions, comme l’indique les premiers mots de son libellé en français « [i]l demeure entendu que » ou de son libellé en anglais « [f]or greater certainty » : voir Ward, par. 49. La LPRPDE est une loi qui a pour objet, comme il est indiqué à l’art. 3, d’accroître la protection des renseignements personnels. Puisque, en l’espèce, les policiers n’avaient pas le pouvoir d’effectuer une fouille ou une perquisition pour obtenir des renseignements relatifs à l’abonnée en l’absence de circonstances contraignantes ou d’une loi qui n’a rien d’abusif, je ne vois pas comment ils pourraient obtenir un nouveau pouvoir en matière de fouille ou de perquisition par l’effet combiné d’une disposition déclaratoire et d’une disposition adoptée afin de favoriser la protection des renseignements personnels.

[74]                          La police a utilisé les renseignements relatifs à l’abonnée pour étayer la dénonciation qui a conduit à la délivrance d’un mandat l’autorisant à perquisitionner dans la résidence de Mme Spencer. En l’absence de ces renseignements, la police n’aurait pas pu obtenir le mandat. Par conséquent, si ces renseignements sont écartés (ce qui doit être le cas, parce qu’ils ont été obtenus d’une façon inconstitutionnelle), il n’y avait aucun motif valable justifiant la délivrance d’un mandat et la fouille ou la perquisition de la résidence était abusive. Je conclus donc que l’exécution de la fouille ou de la perquisition de la résidence de M. Spencer violait la Charte : Plant, p. 296; Hunter c. Southam, p. 161.  Rien dans les présents motifs ne porte sur les pouvoirs dont disposent les policiers pour obtenir des renseignements relatifs à un abonné dans des circonstances contraignantes, p. ex., lorsqu’il est nécessaire d’obtenir de tels renseignements pour prévenir un préjudice physique imminent, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.  Rien non plus, dans les présents motifs, ne restreint ces pouvoirs.

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