R. c. Tessier-Raymond, 2017 QCCM 9
Le procureur du défendeur plaide que les résultats de l’ivressomètre ont été obtenus en violation du droit du requérant à l’assistance de l’avocat de son choix. Dans le cadre d’un voir-dire, le Tribunal est saisi d’une requête en exclusion de la preuve, en vertu des articles 7, 8, 9, 10(b) et 24(2) de la Charte Canadienne des droits et libertés.
- Analyse et discussion
L’ordre de fournir un échantillon d’haleine était-il valide?
[49] L’article 254(2) du Code criminel prévoit ce qui suit :
254(2) L’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de soupçonner qu’une personne a dans son organisme de l’alcool ou de la drogue et que, dans les trois heures précédentes, elle a conduit un véhicule (…), peut lui ordonner de se soumettre aux mesures prévues à l’alinéa a), dans le cas où il soupçonne la présence de drogue, ou aux mesures prévues à l’un ou l’autre des alinéas a) et b), ou aux deux, dans le cas où il soupçonne la présence d’alcool, et, au besoin, de le suivre à cette fin :
a) subir immédiatement les épreuves de coordination des mouvements prévues par règlement afin que l’agent puisse décider s’il y a lieu de donner l’ordre prévu aux paragraphes (3) ou (3.1);
b) fournir immédiatement l’échantillon d’haleine que celui-ci estime nécessaire à la réalisation d’une analyse convenable à l’aide d’un appareil de détection approuvé.
[50] Lors des arrêts R. c. Bershaw 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254 et R. c. Woods 2005 CSC 42 (CanLII), [2005] 2 R.C.S. 205, la Cour suprême a reconnu que les tribunaux devaient interpréter le mot «immédiatement» avec une certaine flexibilité dépendamment des circonstances particulières à chaque dossier.
[51] Lors de l’arrêt R. c. Thomsen 1988 CanLII 73 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 640, la Cour suprême avait reconnu que l’article 254 (2) du Code criminel violait le droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’alinéa 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés mais cette violation se justifie en vertu de l’article 1 de la Charte et par l’exigence d’immédiateté.
[52] En d’autres termes, si le critère d’immédiateté est respecté, le droit à l’assistance d’un avocat est suspendu.
[53] La Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Grant 1991 CanLII 38 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 139, a reconnu qu’un temps d’attente pour obtenir l’ADA, alors que les policiers ne l’ont pas en leur possession, pouvait, dépendamment de sa durée, respecter le critère d’immédiateté.
[54] Mon collègue, le juge Marco LaBrie, dans une décision de R. c. Lauzier 2014 QCCQ 11937 (CanLII), a rendu un jugement très étoffé sur le critère d’immédiateté et du droit à l’assistance d’un avocat dans le cas où le policier n’est pas en possession de l’ADA et que la personne détenue est en possession d’un cellulaire. Les paragraphes 106 et 107 sont particulièrement intéressants :
Dans George, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le fait de devoir attendre l’arrivée d’un ADA sur les lieux pendant 16 minutes, alors que l’accusé avait un téléphone cellulaire en sa possession, et alors qu’il n’y avait aucune préoccupation quant à la sécurité des agents ou de la personne détenue, faisait en sorte que les policiers avaient l’obligation de prendre les mesures raisonnables afin de faciliter l’exercice du droit du détenu de consulter un avocat, et ceci incluait l’obligation de s’enquérir auprès du détenu quant à l’accessibilité d’un téléphone cellulaire. La Cour a conclu que l’ordre n’était pas valide, et que le droit à l’avocat avait été violé, et confirmait la décision du Juge de première instance d’exclure de la preuve les résultats de l’alcootest.
Le raisonnement de l’arrêt George a été suivi et appliqué partout au Canada par la suite, y compris au Québec. Encore récemment, la Cour d’appel de l’Ontario, dans R. c. Quansah, réitérait le bien-fondé de ce raisonnement.
[55] La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R. c. Quansah (2012 ONCA 123 (CanLII)), élabore un test en 5 temps pour évaluer si l’exigence d’immédiateté est rencontrée :
«En somme, je conclus que l’exigence d’immédiateté de l’article 254(2) nécessite que les tribunaux prennent en considération les cinq éléments suivants :
Premièrement, l’analyse de l’exigence d’immédiateté doit toujours tenir compte du contexte. Les tribunaux doivent garder à l’esprit l’intention du Parlement d’établir un équilibre entre l’intérêt public à éliminer la conduite avec facultés affaiblies et la nécessité de protéger les droits individuels garantis par la Charte.
Deuxièmement, l’agent(e) doit formuler un ordre promptement, dès qu’il ou elle soupçonne raisonnablement la présence d’alcool dans l’organisme de la personne qui a conduit. Par conséquent, l’exigence d’immédiateté débute dès l’existence des soupçons raisonnables.
Troisièmement, le terme « immédiatement » implique un ordre prompt et l’obtempération immédiate, quoique, dans certaines circonstances inhabituelles, une interprétation plus souple puisse être adoptée. En fin de compte, le délai écoulé entre la formation de soupçons raisonnables, la formulation de l’ordre et la réponse de la personne détenue d’obtempérer ou non, ne doit pas être plus long que ce qui est raisonnablement nécessaire pour permettre à l’agent de s’acquitter de son devoir en conformité avec l’article 254(2) du Code criminel.
Quatrièmement, l’exigence d’immédiateté doit tenir compte de l’ensemble de toutes les circonstances. Celles-ci peuvent comprendre un délai raisonnablement nécessaire lorsque les tests d’haleine ne peuvent être effectués sur-le-champ en raison de la non-disponibilité immédiate d’un ADA, ou lorsqu’un court délai est nécessaire pour s’assurer de la fiabilité du résultat obtenu lors d’un test de dépistage immédiat par un ADA, ou lorsqu’un court délai est nécessaire en raison de préoccupations (légitimes de sécurité clairement exprimées) de sécurité légitimes et clairement exprimées. Il ne s’agit-là que d’exemples de délais qui n’excèdent pas ce qui est raisonnablement nécessaire pour permettre à l’agent(e) de s’acquitter de son devoir. Tout délai qui n’est pas ainsi justifié ne respecte pas l’exigence d’immédiateté.
Cinquièmement, une des circonstances dont il faut tenir compte est celle de savoir, si le policier pouvait, de façon réaliste, respecter l’obligation de mettre en application les droits du détenu prévus à l’alinéa 10b) de la Charte avant d’exiger l’échantillon. Si oui, l’exigence d’immédiateté n’est pas respectée. » [163] [traduction] »
[56] Dans une décision de R. c. Gaétani 2015 QCCS 4226 (CanLII), la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure abondait dans le même sens que le juge LaBrie :
Le Tribunal est d’accord avec cet énoncé du juge LaBrie de la règle de droit : lorsque, compte tenu de toutes les circonstances, un agent de la paix ayant acquis des soupçons raisonnables qu’il y a présence d’alcool dans l’organisme du conducteur n’est pas en mesure d’exiger de celui-ci qu’il fournisse immédiatement un échantillon d’haleine dans un ADA et qu’un délai devient nécessaire, si cette attente donne une possibilité réaliste au conducteur détenu de consulter un avocat, l’exigence d’immédiateté de l’art. 254(2)b) C.cr. n’est pas respectée et l’ordre est invalide.
[57] Dans une décision de Cling c. R. 2015 QCCS 6077 (CanLII), le juge Brunton de la Cour supérieure reprend le raisonnement de la juge Bourque dans Gaétani à l’effet que le seul fait par le conducteur d’être en possession d’un cellulaire durant l’attente constitue nécessairement une violation de l’article 10b de la Charte.
[58] Selon le juge Brunton, il incombe au prévenu de prouver qu’il y a eu violation de la Charte et qu’il y avait une possibilité réaliste de consulter Me Alie.
[59] Dans la présente cause, il y a eu une attente de quelques minutes et le requérant n’a jamais informé les policiers qu’il était en possession d’un téléphone cellulaire et qu’il voulait appeler Me Alie.
[60] Dans la cause de R. c. Louis Paradis 2016 QCCS 2710 (CanLII), le juge Michel Pennou de la Cour supérieure cite fort à propos l’arrêt Petit c. R. 2005 QCCA 687 (CanLII) où la Cour d’appel du Québec considère qu’un délai d’une durée de moins de dix minutes, «ne constituerait pas en l’instance une atteinte inacceptable aux droits de l’appelant», et qu’il peut être qualifié de court et nécessaire, tout comme l’était le délai de 15 minutes sous examen dans Bernshaw.
[61] La Cour ajoute «qu’il serait déraisonnable d’interpréter l’exigence d’immédiateté de telle façon qu’un agent de la paix ne pourrait pas légalement faire subir un test de dépistage routier à un conducteur, à moins d’être en possession d’un ADA lorsqu’il acquiert les soupçons raisonnables requis».
[62] L’ensemble des circonstances ne laisse pas entrevoir de possibilité réaliste de communiquer avec un avocat pendant la période d’attente de l’A.D.A. Il y a tout au plus une possibilité théorique, vu le délai. Le critère d’immédiateté a été respecté.
Le droit à l’avocat
[63] L’une des raisons majeures d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat après avoir été placé en détention tient à la protection du droit de ne pas s’incriminer.
[64] La personne a alors immédiatement besoin de conseils juridiques, à cette étape initiale de la détention, afin de connaître l’existence du droit de garder le silence et d’être conseillée sur la façon d’exercer ce droit (R.c. Brydges 1990 CanLII 123 (CSC), [1990] 1 R.C.S 190)
[65] Il appartient à celui qui invoque l’alinéa 10 b) de prouver :
1.- soit qu’on ne lui a pas donné l’occasion de réclamer son droit;
2.- soit qu’il l’ait réclamé mais qu’on le lui a refusé;
3.- soit qu’il n’a pas compris lorsqu’on l’a informé de ce droit.
(R. c. Baig 1987 CanLII 40 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 537)
[66] Il incombe à la personne qui invoque que ses droits ont été violés de prouver, selon la balance des probabilités, qu’elle a droit à réparation demandée (R. c Cobham 1994 CanLII 69 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 360).
[67] L’article 10 s’applique en cas d’arrestation ou de détention. Selon l’arrêt R. c. Feeney (1997) 1997 CanLII 342 (CSC), 2 R.C.S. 13, il y a détention au sens de 10 b) lorsqu’un agent de la paix restreint la liberté d’action d’une personne au moyen d’une sommation ou d’un ordre.
Au même effet : R. c. Grant 2009 CSC 32 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 353
- c. Orbanski 2005 CSC 37 (CanLII), [2005] 2 R.C.S. 3
[68] La Cour suprême a rappelé, lors de l’arrêt R. c. Taylor 2014 CSC 50 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 495 l’objet du droit à l’assistance d’un avocat :
- Permettre aux personnes détenues de recouvrer leur liberté;
- Les protéger contre les risques d’incrimination involontaire en leur permettant de choisir de façon libre et éclairée de parler ou non aux autorités.
[69] Dans le même jugement, la Cour suprême rajoute que trois obligations incombent aux policiers, soit :
1) Information : il s’agit d’informer du droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, de l’existence de l’Aide juridique et des avocats de garde;
2) Facilitation : lorsque la personne indique vouloir exercer son droit, les policiers doivent lui donner la possibilité raisonnable de le faire en privé, sauf urgence ou danger, vu que la personne est sous contrôle étatique
3) Abstention : les policiers doivent s’abstenir de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à possibilité raisonnable de contacter un avocat, sauf situation d’urgence ou de danger.
[70] Lors de l’arrêt R c. Willier 2010 CSC 37 (CanLII), [2010] 2 R.C.S. 429, la Cour suprême avait reconnu, en ces termes, que l’alinéa 10b) incluait le droit à l’assistance de l’avocat de son choix :
«Si les détenus décident d’exercer leur droit à l’assistance d’un avocat en parlant à un avocat précis, l’al. 10b) leur accorde une possibilité raisonnable de communiquer avec l’avocat de leur choix avant d’être questionnés par la police. Si l’avocat choisi n’est pas immédiatement disponible, ils peuvent refuser de parler à un autre avocat et attendre pendant un délai raisonnable que l’avocat de leur choix leur réponde. Ce qui constitue un délai raisonnable dépend de l’ensemble des circonstances, notamment de facteurs comme la gravité de l’accusation et l’urgence de l’enquête : Black. Si l’avocat choisi n’est pas disponible dans un délai raisonnable, les détenus sont censés exercer leur droit à l’assistance d’un avocat en communiquant avec un autre avocat, sinon l’obligation qui incombe à la police d’interrompre ses questions est suspendue : R. c. Ross, 1989 CanLII 134 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 3; et Black. »
[71] Dans les circonstances révélées par la preuve, le défendeur a-t-il pu bénéficier des conseils aurait dû être proactif et au moins il aurait dû laisser un message. Sa démarche est minimaliste quant au respect du droit à l’assistance d’un avocat. Il ne souvient pas avoir laissé un message à Me Alie et ni ses notes ni son rapport n’en font mention. Il est plus que probable, dans de telles circonstances, que le policier n’a pas laissé de message.
[72] Je suis d’avis que le policier n’a pas respecté le volet «facilitation». Le policier aurait dû être proactif et au moins il aurait dû laisser un message. Sa démarche est minimaliste quant au respect du droit à l’assistance d’un avocat. Il ne souvient pas avoir laissé un message à Me Alie et ni ses notes ni son rapport n’en font mention. Il est plus que probable, dans de telles circonstances, que le policier n’a pas laissé de message.
[73] Dans la cause de R. c. Longtin 2010 QCCQ 1708 (CanLII), le juge Conrad Chapdeleine conclut qu’une seule tentative infructueuse du policier pour tenter de rejoindre l’avocat désigné par le prévenu est insuffisante malgré que la personne arrêtée ait pu s’entretenir avec un avocat de l’Aide juridique et, dans de telles circonstances, le juge ordonne l’exclusion des résultats de l’alcootest.
[74] Dans la cause de R. c. Pinsonneault 2015 QCCQ 5715 (CanLII), le policier communique avec l’avocat désigné par le prévenu mais il n’obtient pas de réponse et il ne laisse pas de message dans la boîte vocale. Le Tribunal considère que les efforts des policiers pour rejoindre l’avocat désigné par le prévenu sont insuffisants, qu’il y a violation de l’article 10b) de la Charte et ordonne l’exclusion de la preuve.
[75] Je suis donc d’avis que le droit du défendeur d’avoir recours à l’assistance de l’avocat de son choix a été enfreint.
[76] En lui suggérant de téléphoner à un avocat de l’Aide juridique, le défendeur a été induit en erreur par le policier et, dans les circonstances, il devait suivre les conseils du policier. Dans la cause de D.P.C.P. c. Kumps 2014 QCCQ 2945 (CanLII), mon collègue le juge Érick Vanchestein a décrit dans quelle position se trouve une personne détenue :
«On ne peut s’attendre à ce qu’un citoyen respectueux de l’autorité qui coopère poliment et pleinement avec les policiers, se retrouvant pour une des premières fois de sa vie détenu à 4h00 du matin, commence à revendiquer ses droits haut et fort relativement à son insatisfaction face aux services juridiques qu’il vient de recevoir».
[77] Le fait de communiquer avec un avocat de l’Aide juridique n’est pas une renonciation au droit de s’entretenir avec Me Alie, ce qui ne constitue pas une critique des conseils qu’aurait reçu le défendeur de l’avocat de l’Aide juridique.
[78] Le policier ne pouvait pas présumer que Me Alie ne retournerait pas l’appel si un message avait été laissé à son intention.
LE REMÈDE
[79] Dans les arrêts R. c. Grant 2009 CSC 32 (CanLII), [2009] 2R.C.S. 353 et R. c. Harrison 2009 CSC 34 (CanLII), [2009] 2 R.C.S.494, la Cour suprême du Canada propose une grille d’analyse pour évaluer l’effet que peut avoir une violation à un droit constitutionnel et comment établir si cette violation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice en vertu de l’article 24 (2) de la Charte.
[80] Trois critères doivent être examinés avant qu’une mise en balance de ces facteurs en soit effectuée :
- La gravité de la conduite attentatoire de l’État;
- L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte;
- L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.
[81] Dans l’arrêt Anderson c. R. 2013 QCCA 2160 (CanLII), notre Cour d’appel a décrit, en ces termes, la démarche analytique de la Cour suprême :
Ainsi, la Cour suprême a mis fin à la règle quasi automatique de l’inadmissibilité des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui-même, lorsque ces éléments ne pouvaient être découverts autrement. Elle a aussi rappelé ce qu’elle avait déjà dit auparavant, soit qu’un procès équitable est celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé (R. c. Harper 1995 CanLII 70 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 562
Après avoir rappelé que l’objet de l’article 24(2) de la Charte est de préserver la considération dont l’administration de la justice, à toutes les étapes (enquête, accusation, jugement), et d’assurer le maintien des droits garantis par la Charte et de la primauté du droit, la Cour suprême réitère que c’est le maintien, à long terme, de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard qui doit être visé.
C’est dans ce contexte que la Cour invite les juges d’instance à examiner trois questions et à mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidère l’administration de la justice :
Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il faut, pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice, examiner trois questions tirant chacune leur origine des intérêts publics sous-jacents au par. 24(2), considérés à long terme dans une perspective sociétale prospective. Ainsi, le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (l’utilisation peut donner à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État), (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte (l’utilisation peut donner à penser que les droits individuels ont peu de poids) et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Le rôle du tribunal appelé à trancher une demande fondée sur le par. 24(2) consiste à procéder à une mise en balance de chacune de ces questions pour déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation d’éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien qu’elles ne recoupent pas exactement les catégories élaborées dans Collins, ces questions visent les facteurs pertinents pour trancher une demande fondée sur le par. 24(2), tels qu’ils ont été formulés dans Collins et dans la jurisprudence subséquente.
Gravité de la conduite attentatoire de l’État
[82] L’arrêt Bartle précité nous enseigne que l’utilisation de la preuve de l’alcootest, si obtenue en violation des droits conférés par l’article 10b), compromet l’équité du procès puisqu’il s’agit d’une preuve qui ne peut être obtenue autrement qu’en mobilisant le défendeur contre lui-même.
[83] La Cour suprême, dans l’arrêt R. C. Burlingham 1995 CanLII 88 (CSC), 1995] 2 R.C.S. 206 a également statué qu’une preuve obtenue en violation de l’alinéa 10b) doit être écartée.
[84] D’ailleurs, notre Cour d’appel, dans l’arrêt R. c. Ayotte 1989 CanLII 795 (QC CA), [1989] R.J.Q. 1434, avait prononcé un verdict d’acquittement suite à la violation de l’alinéa b) de la Charte
[85] Dans la cause de R. c. Longtin précitée, le juge Conrad Chapdelaine s’est prononcé en ces termes sur la gravité attentatoire de l’État en cas de violation de l’alinéa 10b) :
Considérant qu’il s’agit d’un des droits fondamentaux les plus importants qu’il importe de protéger jalousement et, malgré la bonne foi du policier dans sa démarche, le tribunal estime, à la lumière des principes émis par la Cour suprême dans l’arrêt Grant3, qu’il y a lieu de se dissocier de cette démarche qui consiste pour les policiers à banaliser le choix par une personne détenue d’un avocat en particulier, au motif qu’elle pourra toujours recourir à ses services plus tard, surtout lorsqu’il n’y a pas urgence comme dans le présent cas.
[86] Bien qu’il n’y ait pas de mauvaise foi dans le présent dossier, la gravité de la conduite attentatoire de l’État est suffisamment sérieuse pour militer en faveur de l’exclusion des éléments de preuve.
Incidence de la violation sur les droits du défendeur
[87] L’incidence est manifeste puisque l’ordre de fournir un échantillon d’haleine a été donné alors que le défendeur n’avait pas bénéficié de son droit de consulter l’avocat de son choix.
[88] Il s’agit d’une violation sérieuse qui ne doit pas être banalisée du fait que le défendeur a consulté un avocat de l’aide juridique.
[89] Dans R, c. Gaétani 2015 QCCS 4226 (CanLII), la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure soulignait «le courant fortement majoritaire de la jurisprudence veut qu’en cas de violation de l’alinéa 10b) de la Charte….la preuve auto-incriminante obtenue en violation du droit constitutionnel de l’accusé soit exclue».
[90] L’incidence de la violation sur les droits du défendeur garantis par la Charte milite en faveur de l’exclusion de la preuve.
L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[91] La présente affaire devrait-elle être jugée au fond ? Le Tribunal est d’opinion que l’intérêt de la société milite en faveur de l’inclusion de la preuve compte tenu de la fiabilité des éléments de preuve et leur importance.
[92] La société a intérêt à ce que le processus judiciaire soit irréprochable tenant compte de la gravité de l’infraction reprochée et cet intérêt milite en faveur de l’inclusion de la preuve.
La pondération des facteurs
[93] Cet exercice de pondération ou de mise en balance des trois facteurs pertinents a été rappelé par la Cour d’appel dans R. c. Boudreau-Fontaine 2010 QCCA 1108 (CanLII), sous
la plume du juge Doyon :
L’exercice de pondération
[69] Il revient normalement au juge de première instance de mettre en balance tous les facteurs pertinents. Ici le juge ne l’a pas fait et a arrêté l’analyse après avoir constaté que l’intimé avait été mobilisé contre lui-même.
[70] Il ne s’agit pas d’un exercice quantitatif, comme le rappelle la juge en chef dans R. c. Harrison, précité :
[36] L’exercice de mise en balance que commande le par. 24(2) est de nature qualitative et il ne peut être effectué avec une précision mathématique. Il ne s’agit pas simplement de savoir si, dans un cas en particulier, la majorité des facteurs pertinents milite en faveur de l’exclusion. La preuve à l’égard de chacune de ces questions doit être soupesée afin de déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La nécessité pour le système de justice de se dissocier de l’inconduite de la police ne l’emporte pas toujours sur les intérêts de recherche de la vérité du système de justice pénale. L’inverse est tout aussi vrai. Dans tous les cas, c’est la considération à long terme pour l’administration de la justice qui doit être examinée.
[94] En appliquant ces principes à la présente affaire et, après avoir apprécié l’ensemble de la preuve, le Tribunal est d’avis que l’utilisation des éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice
- DISPOSITIF
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[95] ACCUEILLE la requête du défendeur;
[96] DÉCLARE que le droit du défendeur à l’assistance de l’avocat de son choix a été violé contrairement aux dispositions de l’article 10 b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[97] ORDONNE que les éléments de preuve ainsi obtenus soient écartés puisque leur utilisation serait de nature à déconsidérer l’administration de la justice, conformément aux dispositions de l’article 24(2) de la Charte des droits et libertés.