La protection des adolescentes vulnérables dans le cas de crimes sexuels
[2] Les crimes sexuels sont commis de façon disproportionnée contre des personnes vulnérables, dont les jeunes personnes. L’obligation relative aux « mesures raisonnables » — qui est énoncée au par. 150.1(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, et qui précise que, dans les cas où l’accusé est de cinq ans ou plus l’aîné d’un plaignant âgé d’au moins 14 ans mais de moins de 16 ans, l’accusé doit avoir pris « toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge du plaignant » avant l’activité sexuelle — vise à protéger les jeunes personnes contre de tels crimes. Elle réalise cet objectif en imposant la responsabilité de prévenir les activités sexuelles entre adultes et jeunes personnes à ceux et celles à qui elle incombe : les adultes. Il est crucial que le Parlement assigne cette responsabilité aux adultes afin de protéger les jeunes personnes contre les crimes sexuels. Cependant, aux termes de l’al. 676(1)a) du Code criminel, le Parlement limite les appels susceptibles d’être formés par le ministère public contre un acquittement prononcé à l’égard de procédures sur acte d’accusation aux appels fondés sur des « question[s] de droit seulement ». Il s’ensuit donc que le Parlement accepte qu’un acquittement prononcé au procès à l’égard d’un acte criminel ne peut pas être annulé, sauf si une erreur de droit a été commise. Comme le jugement de première instance concernait des actes criminels et ne comportait aucune erreur de droit, les acquittements prononcés en faveur de Mme George ont été maintenus, et l’appel formé par cette dernière a été accueilli.
…
[18] Tout d’abord, il va sans dire qu’un accusé ne saurait invoquer l’activité sexuelle reprochée elle‑même comme une mesure raisonnable ayant permis de s’assurer de l’âge du plaignant avant l’activité en question. Sur cette base, les juges majoritaires ont conclu que le juge du procès s’était à tort appuyé sur [traduction] « le niveau d’expérience sexuelle de C.D. que révélait la relation sexuelle elle‑même » pour décider si Mme George avait pris toutes les mesures raisonnables avant l’activité sexuelle (par. 47). Toutefois, cette conclusion constitue une interprétation erronée des motifs du juge du procès lorsque, comme il se doit, on les considère globalement et contextuellement (R. c. Morrisey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 97 C.C.C. (3d) 193, p. 203‑204). Le juge du procès a donné les explications suivantes :
[traduction] L’activité la plus évocatrice d’un niveau de maturité supérieur à celui d’une personne de son âge c’est l’activité sexuelle elle‑même à laquelle s’est livré [C.D.]. Ce n’est pas le simple fait qu’il ait eu des rapports sexuels avec une femme beaucoup plus âgée, mais plutôt l’aisance évidente avec laquelle il a abordé ces rapports. [Je souligne.]
(Transcription du procès, d.a., p. 11)
[19] Considérée conjointement avec la reconnaissance non ambiguë par le juge du procès du fait que toutes les mesures raisonnables doivent être prises préalablement à l’activité sexuelle, l’« aisance évidente » avec laquelle C.D. a « abordé » l’activité en question doit s’entendre du fait que C.D. est entré dans la chambre à coucher de Mme George sans y être invité et qu’il a parlé avec elle pendant plusieurs heures de sujets variés, dont bon nombre révélaient de la maturité, alors que d’autres avaient un caractère suggestif. Toute cette information était connue de Mme George avant que ne se déroule l’activité sexuelle. Selon le juge du procès, il s’agissait là d’un des nombreux facteurs ayant raisonnablement contribué, avant l’activité sexuelle, à la perception de Mme George quant à l’âge de C.D. Cette conclusion ne révèle aucune erreur de droit.
[20] Il est vrai que le juge du procès a considéré d’autres éléments de preuve qui n’étaient pas antérieurs à l’activité sexuelle. Les juges majoritaires ont estimé que cela constituait une autre erreur de droit. Mais ce n’est pas le cas. Comme il a été précisé plus tôt, les mesures raisonnables prises par Mme George doivent l’avoir été avant son activité sexuelle avec C.D., ce qu’a expressément reconnu le juge du procès. Il ne s’ensuit pas pour autant que la preuve présentée par Mme George devait elle aussi porter sur des aspects antérieurs à son activité sexuelle avec C.D. Une telle interprétation confond le fait qui doit être prouvé avec la preuve qui peut être utilisée à cette fin.
[21] Le tribunal appelé à statuer sur la pertinence d’éléments de preuve dans un tel contexte doit tenir compte à la fois de l’objectif de ces éléments et de leur chronologie. Des éléments de preuve démontrant la prise de mesures par l’accusé après l’activité sexuelle pour s’assurer de l’âge du plaignant — par exemple la vérification par l’accusé, immédiatement après l’activité sexuelle, d’une carte d’identité du plaignant munie d’une photo — n’est pas pertinente pour l’examen des mesures raisonnables. La prise en considération de tels éléments de preuve constituerait donc une erreur de droit, puisqu’elle révélerait une « mauvaise compréhension d’un principe juridique » (J.M.H., par. 29). Cependant, le juge du procès peut prendre en compte un élément de preuve qui étaye adéquatement la crédibilité ou la fiabilité de tout témoin, même si cet élément est postérieur à l’activité sexuelle en question. De même, un élément de preuve établissant le caractère raisonnable de la perception de l’accusé quant à l’âge du plaignant avant l’activité sexuelle est pertinent pour statuer sur le caractère raisonnable des mesures prises par l’accusé (Duran, par. 51‑54), et ce, même si cet élément de preuve est postérieur à l’activité sexuelle, ou n’était pas connu de l’accusé avant l’activité sexuelle (voir, par exemple, Osborne, par. 22(4) à (5)).
[22] Par exemple, pensons à une photo d’un plaignant mineur, qui aurait été prise une semaine après l’activité sexuelle en cause et sur laquelle le plaignant semble être âgé de 21 ans. L’adulte accusé d’agression sexuelle à l’endroit de ce plaignant n’aurait pas pu utiliser cette photo comme mesure raisonnable, étant donné qu’elle a été prise après que soit survenue l’activité sexuelle. Mais ce n’est pas l’objectif pour lequel la photo serait soumise en preuve. Elle serait plutôt présentée afin de prouver l’apparence physique du plaignant durant la période où a eu lieu l’activité sexuelle, et elle pourrait, selon les circonstances, se révéler pertinente pour juger du caractère raisonnable de la perception de l’accusé concernant l’âge du plaignant.
[23] Les éléments de preuve postérieurs à l’activité sexuelle qui ont été pris en compte par le juge du procès en l’espèce, et à l’égard desquels les juges majoritaires ont exprimé leur désaccord (par. 34), ne discréditaient pas le témoignage de Mme George concernant l’apparence de C.D. à ses yeux ou le comportement de celui‑ci en sa présence au cours des quelques mois où ils se sont côtoyés avant l’activité sexuelle, et ils étaient compatibles avec ce témoignage. Dans cette mesure, ces éléments étaient admissibles pour évaluer la crédibilité de Mme George en général, y compris son témoignage au sujet de sa perception du plaignant au cours des mois ayant précédé l’activité sexuelle.
[24] Bien que l’on puisse être en désaccord avec le poids que le juge du procès a accordé à ces éléments de preuve, aucune erreur de droit ne découle de simples divergences d’opinions sur des inférences factuelles ou sur le poids de la preuve (J.M.H., par. 28). D’ailleurs, bon nombre de commentaires des juges majoritaires indiquent que leur inconfort par rapport à ces éléments ne reposait pas sur l’absence de pertinence de ceux‑ci (situation qui aurait révélé l’existence d’une interprétation erronée d’un principe, une question de droit : ibid, par. 29), mais plutôt sur leur faible pertinence (une question de fait). Le juge du procès est le mieux placé pour déterminer le poids qui doit être accordé à la preuve. Quoi qu’il en soit, si le ministère public conteste les inférences tirées au sujet de l’apparence physique d’un plaignant lorsqu’il était plus jeune, il lui est permis de présenter des preuves directes de cette apparence physique (une photo par exemple). L’opinion des juges majoritaires selon laquelle le juge du procès ne pouvait tirer une telle inférence, étant donné que Mme George n’avait pas soumis de preuve établissant que l’apparence de C.D. « n’avait pas changé » de 14 à 17 ans (par. 46), laisse entendre que le juge des faits ne peut tirer d’inférences factuelles. Au contraire, de telles inférences constituent la démarche essentielle par laquelle le juge des faits considère l’ensemble des éléments de preuve (directe et indirecte) qui lui sont soumis.
[25] Compte tenu de ce qui précède, la Cour d’appel n’avait pas compétence pour contrôler la décision du juge du procès. Pour cette raison, notre Cour a accueilli le pourvoi. Cela dit, deux derniers points soulevés dans la dissidence de la Cour d’appel méritent un bref examen.
[26] Premièrement, la juge dissidente a considéré nécessaire de mentionner que la présente affaire ne présentait pas les caractéristiques habituelles des crimes sexuels contre les enfants, notamment la manipulation psychologique de ceux-ci et l’exploitation de leur vulnérabilité (par. 65‑67, 96(d) à (f) et 97). Mais aucune de ces caractéristiques n’est requise pour les infractions en cause. Commet un acte criminel la personne qui touche à des fins d’ordre sexuel un enfant âgé d’au moins 14 ans mais de moins de 16 ans, si cette personne est de plus de cinq ans l’aînée de cet enfant, et ce, même si elle croit sincèrement que l’enfant est âgé de plus de 16 ans, sauf si elle a pris « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de son âge; rien de plus n’est requis (Benedet, p. 167). D’ailleurs, le fait de suggérer que l’exploitation est un élément essentiel de l’infraction va à l’encontre (1) de l’économie du Code criminel, lequel interdit déjà l’exploitation sexuelle (art. 153) et les activités sexuelles où l’accusé a obtenu le « consentement » par abus de confiance ou de pouvoir (al. 273.1(2)c)); et (2) de la reconnaissance par le Parlement que les relations sexuelles entre un adulte et un adolescent constituent intrinsèquement un acte d’exploitation. Dans la mesure où la juge dissidente a conclu que de telles considérations incidentes sont nécessaires pour faire la preuve de tout crime sexuel contre un enfant, je rejette cette proposition. Il va de soi que des indices manifestes d’exploitation peuvent miner la crédibilité de la prétendue croyance erronée d’un accusé quant à l’âge du plaignant, ou encore le caractère raisonnable des mesures prises par cet accusé (voir, par exemple, Dragos, par. 52; R. c. Mastel, 2011 SKCA 16 (CanLII), 84 C.R. (6th) 405, par. 18; J. Benedet, Annotation to R. c. Mastel (2015), 84 C.R. (6th) 405, p. 406), mais ils ne sont pas nécessaires pour que l’infraction soit établie.
[27] Deuxièmement, la juge dissidente a déclaré que, pour être justifiée d’annuler un acquittement, une cour d’appel doit être convaincue que le verdict [traduction] « n’aurait pas nécessairement été le même » n’eût été les erreurs de droit commises par le juge du procès (par. 74 et 99, voir également les par. 73 et 94). Si par là la juge dissidente sous‑entendait qu’une cour d’appel peut annuler un acquittement en présence d’une simple possibilité qu’un verdict différent aurait pu être prononcé, un tel seuil serait trop peu élevé. Notre Cour a formulé de différentes façons le degré d’importance que doit présenter une erreur pour qu’une cour d’appel soit justifiée d’intervenir dans un recours intenté par le ministère public contre un acquittement. Une « possibilité abstraite ou purement hypothétique » ne suffit pas (Graveline, par. 14). Une erreur qui « aurait nécessairement » eu une incidence substantielle sur le verdict dépasse ce seuil (ibid, par. 14–15; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345, p. 374 (« Morin »)). Et une erreur dont l’importance présente un « degré raisonnable de certitude » correspond au seuil requis (Graveline, par. 14-15; Morin, p. 374).
[28] Ce seuil n’est pas atteint en l’espèce. Les erreurs par ailleurs soutenables qui sont reprochées au juge du procès se rapportent à deux éléments de preuve corroborants. De plus, ces éléments de preuve étaient accompagnés d’autres éléments de preuve — notamment l’apparence physique, le comportement et les activités de C.D., l’âge et l’apparence des membres du groupe social de C.D., et les situations dans lesquelles Mme George avait observé celui‑ci — qui étayaient tous l’opinion du juge du procès selon laquelle il subsistait un doute quant à la question de savoir si le ministère public avait fait la preuve que Mme George ne s’était pas conformée à l’obligation qui lui incombait d’avoir pris des mesures raisonnables. À mon avis, il n’était pas possible de conclure avec un degré raisonnable de certitude que les inférences controversées du juge du procès avaient un caractère substantiel dans son verdict. Il s’ensuit donc que, même si ces inférences avaient constitué des erreurs de droit, elles ne justifiaient pas l’intervention de la Cour d’appel.