Contexte
Récemment, une juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a accepté d’accélérer le processus judiciaire dans la cause de Gloria Taylor (63 ans) qui réclame le droit au suicide assisté. Ainsi, le 15 novembre prochain, madame Taylor – ainsi que quatre autres plaignants – tentera de démontrer l’inconstitutionnalité de l’article 241 du C.cr. qui interdit le suicide assisté.
241. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas :
a) conseille à une personne de se donner la mort;
b) aide ou encourage quelqu’un à se donner la mort, que le suicide s’ensuive ou non.
Gloria Taylor souffre de sclérose latérale amyotrophique (SLA), mieux connue comme la maladie de Lou Gehrig dont elle va mourir inévitablement à plus ou moins brève échéance. Elle demande à la Cour de l’autoriser à décider du moment et des circonstances de sa mort. Et pour se faire, elle aura besoin d’aide médicale. Elle reprend donc le combat amorcé par Sue Rodriguez il y a presque 20 ans. Cette affaire ouvre à nouveau tout le débat entourant le suicide assisté.
Intervention « passive » dans le processus de la mort : une conduite légale
Généralement, les sociétés établissent une distinction entre les formes passive et active d’intervention dans le processus de la mort. Au Canada, les tribunaux canadiens ont reconnu aux patients le droit de refuser un traitement médical ou d’exiger qu’un traitement, une fois commencé, soit interrompu, même si cette interruption ou ce refus risque d’entraîner la mort. Effectivement, Nancy B., une jeune Québécoise complètement paralysée par une maladie neurologique, s’est fait reconnaître par la Cour supérieure le 6 janvier 1992 le droit d’être débranchée des appareils qui la maintenaient en vie à l’Hôtel-Dieu de Québec. Cette même Cour a permis aussi à Robert Corbeil (35 ans) la permission de ne pas recevoir de soins ni d’alimentation, mesures susceptibles d’accélérer son décès. À la suite d’un accident, Monsieur est demeuré quadriplégique; sa seule force motrice résiduelle se situait au niveau du cou. Par conséquent, il est juste d’affirmer qu’en droit canadien l’« euthanasie passive volontaire » est permise. Elle se justifie notamment par le fait que continuer à traiter le patient quand ce dernier a retiré son consentement à subir le traitement, constitue un acte de violence. Autrement dit, il est permis de refuser un acharnement thérapeutique.
Intervention « active » dans le processus de la mort : une conduite illégale
En 1993, dans une décision à cinq contre quatre dans l’affaire Sue Rodriguez, la Cour suprême du Canada a jugé que toute forme d’intervention active dans le processus de la mort doit être prohibée. Ainsi, tant l’euthanasie à proprement dit (acte qui consiste à provoquer intentionnellement la mort d’autrui pour mettre fin à ses souffrances) que le suicide assisté (fait d’aider quelqu’un à se donner volontairement la mort en lui fournissant les renseignements ou les moyens nécessaires, ou les deux) est illégale au sens de l’art. 241 du C.cr.. Sue Rodriguez était une femme de 42 ans atteinte elle aussi de la maladie de Lou Gehrig. Elle demandait qu’un médecin qualifié soit autorisé à l’aider à mettre fin à sa vie, au moment de son choix. Elle contestait elle aussi l’inconstitutionnalité du para. 241 b) du C.cr.. La Cour a cependant rejeté sa prétention.
Plaidoirie en faveur du respect de l’intégrité de sa personne
Dans les circonstances entourant le cas de Gloria Taylor, le Ministre de la Justice (Rob Nicholson) a récemment déclaré que le gouvernement conservateur ne réviserait pas la position adoptée par le législateur concernant le suicide assisté. Par conséquent, si Gloria Taylor souhaite obtenir l’assistance requise lorsqu’elle jugera que son temps est venu, elle devra à son tour plaider en faveur de l’inconstitutionnalité du para. 241. Je propose donc de résumer très brièvement la position que les juges McLachlin (aujourd’hui juge en chef de la Cour suprême du Canada) et L’Heureux-Dubé ont adoptée dans l’affaire Sue Rodriguez, laquelle représente à mon point de vue une conception juste, et ce, tant sur le plan moral que juridique.
Il s’agit donc de déterminer (entre autres) si l’art. 241 enfreint l’art. 7 de la Charte qui stipule ce qui suit :
Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
« L’art. 7 a été adopté afin de protéger la dignité humaine et la maîtrise individuelle, pour autant que cela ne nuise pas à autrui »[1]. Selon un premier volet, il faut se demander si l’art. 241 porte atteinte à l’un des droits énumérés dans le libellé de l’art. 7 de la Charte. Cette question n’a pas fait l’objet d’un grand débat juridique; la majorité dans Sue Rodriguez a conclu que le fait de prohiber l’assistance au suicide portait atteinte au droit à la sécurité de sa personne, en ce sens que :
La sécurité de la personne selon l’art. 7 englobe des notions d’autonomie personnelle (du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne), de contrôle sur son intégrité physique et mentale sans ingérence de l’État, et de dignité humaine fondamentale. L’interdiction prévue à l’al. 241b), qui présente un rapport suffisant avec le système de justice pour entraîner l’application des dispositions de l’art. 7, prive l’appelante de son autonomie personnelle et lui cause des douleurs physiques et une tension psychologique d’une façon qui porte atteinte à la sécurité de sa personne.
À la lumière de ce qui précède, le principal point de discorde entre les juges de la Cour suprême émanait du second volet du test de l’art. 7, i.e celui où la Cour devait se poser la question à savoir si la restriction à la sécurité de la personne de Sue Rodriguez était conforme avec les principes de justice fondamentale. En d’autres mots, cela signifie que des valeurs fondamentales existent dans le système judiciaire qui l’emportent sur les droits protégés par l’art. 7, et ce, pour le bien commun.
Alors que la majorité a conclu que la participation active d’une personne dans la mort d’une autre est blâmable sur les plans moral et juridique et que l’aide au suicide, si elle est autorisée, pourrait donner lieu à des abus[2], les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé étaient d’avis, quant à elles, que les principes de justice fondamentale exigent que chaque personne soit traitée équitablement par la loi[3]. Ainsi, le fait de priver Sue Rodriguez d’un choix qui est accordé aux non-handicapés pour la simple raison que d’autres pourraient être victimes d’abus serait contraire aux principes de justice fondamentale. La juge McLachlin a estimé que l’on se servait de Sue Rodriguez comme « bouc émissaire » pour protéger les personnes qui pourraient être convaincues, à tort, de se suicider[4]. Elle a aussi rejeté l’argument selon lequel l’interdiction de l’aide au suicide est justifiée du fait que l’État a un intérêt à criminaliser absolument tout acte délibéré qui contribue à la mort d’autrui. Et en effet, le droit reconnaît par exemple qu’une personne qui cause la mort de quelqu’un en légitime défense ne sera pas tenue criminellement responsable[5]. Elles ont conclu que la distinction entre le suicide, qui est autorisé au Canada, et l’aide au suicide, qui ne l’est pas, a pour effet d’empêcher Sue Rodriguez d’exercer sur sa personne l’autonomie dont jouissent les autres. Par conséquent, cette distinction est arbitraire d’une telle manière que l’art. 241 du C.cr. viole les principes de justice fondamentale, i.e l’art. 7 de la Charte. (Subséquemment, les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé ont jugé que cette violation ne pouvait se justifier sous l’art. 1 de la Charte).
Mon commentaire
Le problème selon moi est le suivant : on fausse le débat en l’abordant du point de vue du suicide. Selon une perspective politique, le Parlement a pris la décision de décriminaliser la tentative de suicide en 1972. Cette décision n’équivaut pas à accepter ouvertement le suicide en tant que société, mais bien à démontrer qu’il n’existe aucun consensus dans la société selon lequel l’intérêt d’autonomie de ceux qui veulent mettre fin à leur vie l’emporte sur l’intérêt de l’État dans la protection de la vie[6]. Cette dernière assertion s’illustre aussi par la décision prise dans l’affaire Morgentaler concernant l’avortement. La Cour suprême a jugé que le pouvoir de décider de façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de la personne et de la dignité humaine. La Cour n’a aucunement affirmé le droit de porter atteinte à la vie d’une personne (le fœtus), mais elle a simplement énoncé le droit à l’autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État et l’absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l’État. La logique devrait être la même lorsque l’on traite de la question du suicide assisté : il ne s’agit aucunement d’octroyer un « droit au suicide », mais bien de réaffirmer le droit à la sécurité de sa personne sans ingérence étatique.
Et parlant de logique, comment expliquer d’un point de vue strictement syllogistique que le suicide n’est plus un crime au Canada, alors que la participation active (et non passive rappelons-le) à celui-ci en est un? Juridiquement parlant, le fait d’« aider », de « conseiller » ou d’« encourager », termes qui se retrouvent dans le libellé de l’art. 241, est généralement reconnu comme étant une façon de participer à un crime (voir art. 21 et 22 du C.cr.). Par exemple, une personne qui « aide », « conseille » ou « encourage » une autre à commettre un meurtre sera elle aussi coupable de meurtre. Cependant, le suicide n’est plus un crime au Canada. Alors comment peut-on logiquement être criminellement responsable d’aider (activement) quelqu’un à se suicider alors que le suicide en soi n’est pas criminel? En résumé, le Parlement a mis sur pied un régime qui décriminalise le suicide, mais qui criminalise l’aide au suicide. Dans ce contexte, la seule question est de savoir si, ayant décidé d’agir dans ce domaine délicat qui touche l’autonomie des gens sur leur personne, le législateur a agi d’une manière équitable pour tous…
[1] Voir (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 145, à la p. 164.
[2] Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 115.
[3] Voir R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC.
[4] Supra note 2, à la p. 130.
[5] Supra note 2, à la p. 133.
[6] Voir l’opinion de la juge McLachlin, supra note 2, à la p. 130.