Le seul moyen de remédier à des délais déraisonnables est un arrêt des procédures
[22] En conclusion sur le sujet, j’ajoute une remarque générale pour souligner les motifs unanimes de la Cour, rédigés par le juge Vauclair, dans l’arrêt Rice, et pour donner suite à ces motifs.
[23] À l’heure actuelle, le seul moyen de remédier à des délais qui violent l’article 11b) de la Charte est un arrêt des procédures[40]. De manière plus générale, l’arrêt des procédures comme remède pour un abus de procédures n’est accordé que dans les cas les plus évidents. L’arrêt de procédures et l’abus de procédures poursuivent la même logique et sont régis par les mêmes critères de contrôle. L’arrêt des procédures pour délais déraisonnables n’est qu’une illustration particulière d’un remède pour abus de procédures. En soi, la conclusion que des délais sont déraisonnables place le dossier parmi les cas les plus patents, ceux où l’on estime que la continuation des procédures minerait nécessairement l’équité du procès et, du même coup, l’intégrité du système de justice[41]. Pour ces deux motifs, des délais déraisonnables déconsidèrent l’administration de la justice et aucun autre remède ne peut atténuer le tort ainsi causé, que ce soit dans une affaire particulière ou dans la gestion générale des dossiers. Des délais déraisonnables impliquent nécessairement une conclusion de préjudice individuel et d’échec du système[42].
[24] L’on répète toujours, et à bon droit, que l’arrêt des procédures est un remède draconien car il contrecarre la fonction de recherche de vérité inhérente (au moins en partie) aux procédures criminelles. Il s’ensuit que la mesure ne doit être ordonnée que dans les cas les plus manifestes. La question des délais déraisonnables obéit au même principe. C’est une question éminemment factuelle, impliquant des circonstances de toutes sortes qui vont des incidents survenus alors que le dossier progresse jusqu’aux contingences administratives des juridictions locales. Aussi ai-je la conviction qu’une cour d’appel devrait s’abstenir d’exercer avec une minutie actuarielle un contrôle ex post facto sur la manière dont les juridictions locales gèrent leurs délais. Je suis également d’avis que cette façon d’aborder le problème assurera que les cours d’appel, comme les cours de première instance, confineront aux cas les plus évidents le remède draconien de l’arrêt des procédures[43].
[25] Il n’existe pas de règle à calcul pour évaluer les délais déraisonnables. Chaque dossier présente des circonstances qui lui sont propres. Elles peuvent être regroupées de manière plus ou moins grossière par types ou par principales caractéristiques mais, comme le démontre l’ensemble de la jurisprudence, la détermination dans une affaire donnée que des délais sont intolérables ou inacceptables nécessite un examen méticuleux des circonstances de l’espèce. Comme une telle conclusion est en principe indissociable des faits de chaque affaire, je considère que les cours d’appel devraient se montrer réticentes à tenter quelque forme de gestion d’ensemble de ces questions.
[26] Dans son essence, la conclusion que des délais sont déraisonnables découle d’un constat, celui d’une sérieuse disproportion entre ce que commandent les impératifs de la justice dans un dossier particulier et ce qu’ils commandent dans l’ensemble des dossiers. Cette tension, qui est persistante, impose par la force des choses à toutes les parties prenantes des obligations, voire des sacrifices. La protection contre les délais déraisonnables intervient lorsqu’est franchie la limite au-delà de laquelle il n’est plus raisonnable de faire porter le poids des délais à quiconque. Le juge saisi du dossier en première instance est le mieux placé pour tracer cette limite en exerçant judicieusement la discrétion que la jurisprudence balise à grands traits. La Cour suprême a fourni ces balises. S’y conformer n’a rien à voir avec la prévisibilité mathématique d’une éclipse solaire. La qualification que des délais sont déraisonnables dans un cas précis donne expression à un indice qualitatif de justice, elle n’est pas le résultat d’une simple opération comptable dans un grand livre.