R. c. Cyr‑Langlois, 2018 CSC 54
L’accusé se décharge de son fardeau si les conditions suivantes sont réunies : (i) il offre une preuve portant directement sur le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil et (ii) il établit que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats
[3] L’étendue du fardeau incombant à l’accusé en pareilles circonstances a fait l’objet de plusieurs débats auxquels notre Cour a mis un terme dans R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 187. Depuis cet arrêt, il est acquis que, pour réfuter les présomptions de l’al. 258(1)c) C. cr., l’accusé doit offrir une preuve qui tend à démontrer que le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil approuvé permet de douter de la fiabilité des résultats (St-Onge Lamoureux, par. 52). Ainsi,
les nouvelles dispositions [du C. cr.] n’ont pas pour effet de rendre irréfutables les résultats des analyses. Elles reconnaissent plutôt que les résultats ne seront fiables que dans la mesure où les appareils sont bien utilisés et bien entretenus, et que des défaillances peuvent survenir dans l’entretien ou le processus d’analyse. Ce que les nouvelles dispositions exigent, c’est que la preuve tendant à remettre en question la fiabilité des résultats porte directement sur de telles défaillances. [par. 41]
Cette exigence poursuit deux objectifs. D’une part, elle vise à garantir que les résultats d’alcootest continuent de jouir de la reconnaissance scientifique et, d’autre part, elle veille à encourager le bon fonctionnement et l’utilisation correcte des appareils afin d’éviter que la fiabilité des résultats ne soit compromise (St-Onge Lamoureux, par. 33-36).
[4] L’accusé se décharge de son fardeau si les conditions suivantes sont réunies : (i) il offre une preuve portant directement sur le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil et (ii) il établit que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats. Chacune de ces conditions comporte un volet théorique et un volet pratique. En conséquence, pour établir l’utilisation incorrecte de l’appareil, il faut d’abord conclure qu’une procédure précise est généralement requise (volet théorique), puis établir que celle-ci n’a pas été respectée dans les faits (volet pratique). La preuve qui permet d’inférer que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats doit également être envisagée de la même manière. Il est satisfait au volet théorique s’il est prouvé que la procédure en question a pour objectif d’assurer la fiabilité des résultats. Pour le volet pratique, la preuve doit établir que ce vice est susceptible ici d’avoir influé sur la fiabilité des résultats.
Quoiqu’une preuve d’expert ne soit pas essentielle, il doit y avoir une preuve concrète que la mauvaise utilisation ou le fonctionnement défaillant ait pu avoir un lien possible avec les résultats (par opposition à la nécessité de démontrer que dans les faits, l’utilisation incorrecte a engendré des résultats non fiables)
[13] La seule question véritablement en litige est celle de savoir comment, dans l’hypothèse d’une preuve d’utilisation incorrecte d’un appareil (le fonctionnement de l’appareil n’ayant pas été remis en cause par l’intimé), un accusé peut démontrer que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats. Le cœur du désaccord se résume à ceci : une preuve purement théorique est-elle suffisante à ce chapitre?
[14] Bien qu’il ne soit pas exclu qu’une démonstration abstraite puisse parfois satisfaire, à elle seule, à l’obligation de soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats, il est plus probable qu’une preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause soit requise. C’était le cas ici : sans une telle preuve, l’argument de l’accusé s’inscrit dans le domaine de la conjecture et ne peut respecter le critère du doute raisonnable (St-Onge Lamoureux, par. 52-53).
[15] En conséquence, je ne souscris pas à l’argument de l’intimé selon lequel démontrer que le vice de procédure en cause peut théoriquement compromettre la fiabilité suffisait en l’espèce. Se contenter d’une telle preuve équivaut à avaliser une « simple possibilité théorique », ce qui est nettement insuffisant pour soulever un doute raisonnable (R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320, par. 30). Du reste, il est important de rappeler à ce sujet que l’intimé a été fouillé à deux reprises, qu’il a été soumis à la surveillance des policiers et que les tests révèlent deux résultats cohérents entre eux, de sorte que s’il y a eu un phénomène digestif perturbateur, celui-ci doit s’être produit avant chacun des tests et en avoir influencé de la même façon chacun des résultats. Dans ce contexte, la simple utilisation incorrecte invoquée par l’intimé ne tend pas à elle seule à démontrer que la fiabilité des résultats est mise en doute. La preuve minimale requise à cet égard n’a tout simplement pas été présentée.
[16] Je n’exclus pas la possibilité qu’une utilisation incorrecte soit si grave ou si intimement liée à la fiabilité qu’elle suffise à elle seule à soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats obtenus. En somme, que l’incidence possible sur la fiabilité se déduise de la nature même du vice, de son ampleur ou d’autres circonstances externes importe peu. Ce qui est essentiel, c’est que la possibilité que le vice ait influé sur la fiabilité des résultats soit suffisamment sérieuse pour soulever un doute raisonnable. La juge Bélanger, dissidente en Cour d’appel, souligne à ce propos :
Quoiqu’une preuve d’expert ne soit pas essentielle, il doit y avoir une preuve concrète que la mauvaise utilisation ou le fonctionnement défaillant ait pu avoir un lien possible avec les résultats (par opposition à la nécessité de démontrer que dans les faits, l’utilisation incorrecte a engendré des résultats non fiables). Bref, la preuve ne doit pas tendre à démontrer une simple supputation ou hypothèse. [par. 75]
Je souscris entièrement à son analyse. Le juge de la Cour du Québec n’a relevé aucun élément concret à ce sujet, et pour cause : au-delà des suppositions ou des hypothèses, la preuve ne révèle rien. Le juge Zigman de la Cour supérieure a eu raison de conclure à l’absence d’une preuve tendant à mettre en doute la fiabilité des résultats et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fait erreur en infirmant sa décision.
[17] L’intervenante Criminal Lawyers’ Association prétend qu’il serait impossible pour l’accusé de témoigner sur sa consommation d’alcool ou ses malaises digestifs sans contrevenir à l’al. 258(1)d.01) C. cr. Elle a tort. Il est acquis que les contestations mettant en cause les présomptions prévues à l’al. 258(1)c) C. cr. sont limitées aux questions relatives au bon fonctionnement et à l’utilisation correcte de l’appareil. Cependant, l’accusé qui établit par son témoignage l’existence d’un problème digestif ne cherche pas par le fait même à démontrer l’utilisation incorrecte de l’appareil. Il offre plutôt une preuve concrète et rationnelle d’une possible incidence sur la fiabilité des résultats, et ce, après avoir préalablement constaté une défaillance dans l’utilisation de celui-ci. Cette distinction est cruciale. Il va sans dire que le fait qu’une telle preuve testimoniale soit admissible ne la rend pas pour autant obligatoire.
[18] En outre, je ne suis pas d’accord avec l’intimé, qui soutient ne pas avoir présenté de « défense d’éructation », puisque cette dernière relèverait uniquement de l’al. 258(1)d.1) C. cr. Cette défense constituait un élément essentiel de son argumentation. En effet, l’intimé a plaidé que, si l’utilisation incorrecte de l’appareil permettait de mettre en doute la fiabilité des résultats, c’était précisément parce que certains phénomènes digestifs perturbateurs pouvaient dans un tel cas échapper aux policiers : les échanges lors de l’audience devant le juge de la Cour du Québec confirment que cette question était au cœur des représentations de l’intimé.
[19] Au bout du compte, eu égard aux éléments au dossier et notamment à la cohérence des résultats, il y avait absence totale de preuve tendant à démontrer que le vice invoqué permettait de mettre en doute la fiabilité des résultats et celui-ci ne pouvait donc fonder de doute raisonnable. De plus, se satisfaire d’une preuve théorique qui relève de la conjecture traduit une interprétation erronée du fardeau de preuve incombant à l’accusé, ce qui constitue une erreur de droit. La Cour supérieure n’a pas commis d’erreur en annulant l’acquittement de l’intimé et en ordonnant un nouveau procès.