R. c. Tétreault, 2019 QCCA 2171
Comme l’état mental de l’accusé est pertinent dans une affaire criminelle, il faut modifier le critère objectif pour accorder à l’accusé le bénéfice de tout doute raisonnable relatif à la question de savoir si une personne raisonnable aurait apprécié le risque ou encore aurait pu faire quelque chose pour éviter de créer le danger et l’aurait fait. Lorsqu’il existe un tel doute, l’accusé ne saurait être déclaré coupable, même si, considérée objectivement, sa façon de conduire était manifestement dangereuse.
[34] L’appelante soutient que le juge a fait une erreur déterminante en omettant de considérer, ou en ignorant carrément, la portion du témoignage de l’intimé où celui-ci affirme n’avoir jamais tenté de dépasser à l’endroit de l’accident puisque c’est « super dangereux » (ou « très dangereux ») en raison de la configuration de la route et de la présence de plusieurs entrées de maison. En ne tenant pas compte de ce témoignage – que la poursuite qualifie d’« aveu » – le juge aurait fait bénéficier l’accusé d’un doute raisonnable quant à la mens rea qui serait vicié par une erreur de droit. Le juge devait prendre en compte l’ensemble de la preuve, y compris, puisqu’elle existait, la preuve de l’état d’esprit véritable de l’accusé. Or, plaide l’appelante, il s’agissait là d’une preuve incontournable de l’état d’esprit blâmable de l’intimé lors de la commission des infractions.
[35] Qu’en est-il?
[36] Premièrement, le commentaire de l’intimé est un commentaire d’ordre général – il est dangereux, et même très dangereux, de tenter un dépassement à cet endroit, et il le sait – et non un commentaire précis portant sur la manœuvre qu’il a faite ce soir-là. Il ne s’agit pas, ni de près ni de loin, d’un aveu des infractions dont il était accusé.
[37] Il convient aussi de rappeler que la position de l’accusé au procès – position que le juge a qualifiée d’invraisemblable compte tenu de l’ensemble de la preuve – était qu’il avait franchi la double ligne médiane, non pour dépasser le véhicule qui le précédait, mais bien pour éviter de l’emboutir alors que celui-ci freinait soudainement. Bref, il s’agissait d’appuyer son affirmation selon laquelle il n’avait pas voulu doubler ce véhicule, mais qu’il y avait été forcé.
[38] Les réponses de l’intimé ne peuvent donc avoir ici qu’une portée limitée quant à son état d’esprit au moment précis des événements.
[39] De toute manière, toute personne raisonnable ne dirait-elle pas que tenter un dépassement lorsqu’il y a une ligne double continue peut être dangereux? La véritable question est plutôt celle de savoir si la personne qui s’apprête à effectuer une manœuvre réalise, à ce moment précis et compte tenu de la situation, qu’elle est susceptible de créer un danger pour les autres usagers de la route, et qu’elle va tout de même de l’avant. Et c’est exactement la question que le juge de première instance s’est posée ici et à laquelle il a conclu, à la lumière de l’ensemble de la preuve, que l’intimé avait droit au bénéfice du doute raisonnable, et ce, en dépit du caractère objectivement dangereux de la manœuvre et des conséquences tragiques qu’elle a entraînées.
[40] Il est vrai que le juge ne fait pas expressément mention de la portion du témoignage de l’intimé où celui-ci reconnaît qu’il est dangereux de dépasser à l’endroit de l’accident. Mais, à cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le juge n’était pas tenu de revenir sur tous les éléments de la preuve[37]. Le jugement est rédigé avec minutie et regorge de détails provenant nécessairement d’une étude approfondie de la preuve. Le juge note d’ailleurs que, selon l’accusé, le seul endroit entre Chénéville et Namur où il est possible de dépasser se situe à environ un kilomètre, un kilomètre et demi, en amont du lieu de l’accident[38]. Il s’agit d’une route que l’accusé connaît bien puisqu’il l’emprunte régulièrement depuis 2008. Dans ce contexte, il me semble audacieux de soutenir que le juge a omis de considérer, ou a carrément ignoré, une partie de la preuve.
[41] Il y a tout lieu de croire que, sur la foi de la preuve administrée lors du procès, le juge comprenait qu’une manœuvre de dépassement à cet endroit était objectivement dangereuse, que l’accusé en était conscient et que la poursuite l’invoquait comme fondement de sa culpabilité. Mais le juge, comme il se devait, n’a pas arrêté son analyse à ce seul élément. Il a analysé le comportement de l’accusé à la lumière de l’ensemble de la preuve et conclu qu’il y avait lieu de lui accorder le bénéfice du doute raisonnable relativement à la question de savoir si une personne raisonnable dans la même situation que lui aurait été consciente du risque inhérent à la tentative de dépassement et se serait abstenue de l’entreprendre.
[42] Ce faisant, le juge abordait le problème d’une façon conforme à ce qu’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Beatty[39] :
[37] La prémisse permettant de conclure à une faute en raison d’un comportement objectivement dangereux constituant un écart marqué par rapport à la norme est la suivante : une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en question et ne se serait pas livrée à l’activité. Il y aura cependant des cas où cette prémisse ne peut pas être invoquée parce qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé n’aurait pas été consciente du risque, ou alors n’a pas été en mesure d’éviter de créer le danger. […]
[…]
Toutefois, comme l’état mental de l’accusé est pertinent dans une affaire criminelle, il faut modifier le critère objectif pour accorder à l’accusé le bénéfice de tout doute raisonnable relatif à la question de savoir si une personne raisonnable aurait apprécié le risque ou encore aurait pu faire quelque chose pour éviter de créer le danger et l’aurait fait. Lorsqu’il existe un tel doute, l’accusé ne saurait être déclaré coupable, même si, considérée objectivement, sa façon de conduire était manifestement dangereuse. […]
[43] Bien que l’on s’attende d’un conducteur raisonnablement prudent qu’il ne conduise pas d’une façon dangereuse pour le public « [u]n acte relevant de la conduite négligente ne constitue pas nécessairement une infraction de conduite dangereuse »[40].
[44] C’est encore ce que rappelait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bélanger[41], sous la plume du juge Wagner (aujourd’hui juge en chef), tout en soulignant discrètement la déférence due par les cours d’appel aux juges de première instance en matière d’appréciation de la preuve :
[2] Il est acquis que le dépassement sur une ligne double ne suffit pas en soi pour établir la responsabilité criminelle de l’intimé sans appréciation de toutes les circonstances de l’espèce.
[3] La juge de première instance n’a commis aucune erreur déterminante en concluant à la culpabilité de l’intimé.
[4] Elle a tenu compte des facteurs pertinents et de toutes les circonstances.
[5] En conséquence, la Cour d’appel n’était pas justifiée d’intervenir.
[45] En l’espèce, après avoir conclu à l’illégalité évidente du dépassement, et à son caractère objectivement dangereux, le juge s’est livré à une analyse de l’ensemble de la preuve relative au degré de faute requis en matière de conduite dangereuse avant de conclure que la conduite de l’accusé ne constituait pas, hors de tout doute raisonnable, un écart marqué par rapport à la norme et que son état d’esprit n’était pas celui de quelqu’un qui cherche intentionnellement, ou avec insouciance ou aveuglement volontaire, à créer un danger pour les autres usagers de la route.
[46] Le juge s’est bien dirigé en droit et, bien qu’un autre juge eût pu conclure différemment, la preuve lui permettait certes d’arriver à la conclusion à laquelle il en est arrivé. En conséquence, pour paraphraser le juge Wagner dans l’arrêt Boulanger, la Cour d’appel ne serait pas justifiée d’intervenir.
[47] Pour toutes ces raisons, je propose de rejeter l’appel du ministère public.