Internet et la délinquance sexuelle
[101] En bref, comme je l’explique plus loin, il appert du dossier de la Cour que l’al. 161(1)d) s’attaque aux nouveaux préjudices graves dont l’infliction est précipitée par l’évolution rapide du contexte socio-technologique. Ce contexte en constante évolution a modifié tant le degré que la nature du risque de violence sexuelle auquel sont exposées les jeunes personnes. Par conséquent, la version antérieure de l’art. 161 ne permettait plus de contrer le risque que courent les enfants de nos jours. Du fait qu’elle comble cette lacune législative et réduit les risques nouveaux, l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) comporte des effets bénéfiques importants assez concrets.
[102] La vitesse à laquelle la technologie a évolué au cours de la dernière décennie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels. Les médias sociaux (comme Facebook et Twitter), les applications de rencontres (comme Tinder), de même que les services de partage de photos (comme Instagram et Snapchat) ont tous vu le jour après 2002, soit l’année où le par. 161(1) avait été modifié la fois précédente. Ces nouveaux services en ligne ont donné aux jeunes — qui sont souvent les premiers à adopter les nouvelles technologies — un accès sans précédent aux communautés numériques. Parallèlement, les délinquants sexuels ont obtenu un accès inédit à des victimes potentielles et à des moyens qui facilitent la commission d’infractions sexuelles.
[103] Le dossier législatif dont dispose la Cour fait état de cette évolution rapide et montre que, par l’édiction de l’al. 161(1)d) et son application rétrospective, le législateur entendait se mettre au diapason de la technologie dont l’évolution avait substantiellement modifié le degré et la nature du risque auquel étaient exposés les enfants. Par exemple, lors de la deuxième lecture du projet de loi, le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice a dit : « De plus en plus de délinquants sexuels dont les victimes sont des enfants utilisent aussi Internet et les nouvelles technologies pour faciliter la “préparation” des victimes ou pour commettre d’autres infractions de nature sexuelle à l’endroit d’un enfant » (p. 6787). Lors du débat en comité, l’avocate générale intérimaire, Section de la politique en matière de droit pénal du ministère de la Justice, a témoigné :
. . . ce que le projet de loi C‑54 reconnaît, c’est que les délinquants peuvent utiliser des ordinateurs reliés à Internet à toutes sortes de fins. Oui, ils les utilisent pour communiquer directement avec une jeune personne — et la loi couvre déjà cet aspect —, mais aussi pour commettre d’autres délits, selon leur comportement délinquant, qu’il s’agisse par exemple d’accéder à de la pornographie infantile . . .
Donc, l’idée, avec ce projet de loi C‑54, est d’obliger un tribunal à en tenir compte chaque fois qu’il impose une peine à une personne reconnue coupable d’une de ces infractions de nature sexuelle à l’égard d’enfants, et à examiner si, en l’espèce, compte tenu du délinquant qu’il a devant lui, de la nature de son comportement criminel ou de sa conduite devant le tribunal, il y a lieu de restreindre l’accès de cette personne à Internet ou à d’autres technologies qui pourraient autrement faciliter une récidive de sa part.
(Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignages, no 50, 3e sess., 40e lég., 28 février 2011), p. 4)
[104] Par ailleurs, une directrice de Statistique Canada appelée à témoigner devant le comité a déclaré : « Ce que nous pouvons dire, sur la base de ces données, est que le nombre d’accusations de leurre d’enfants par Internet est en hausse » (Témoignages, no 49, 3e sess., 40e lég.., 16 février 2011, p. 7). D’autres passages du dossier législatif vont dans le même sens.
[105] Outre ces témoignages sur l’évolution du risque auquel sont exposés les enfants, d’autres ont porté sur le fait que contrôler l’accès d’un contrevenant à Internet constitue un moyen efficace de réduire ce risque. Par exemple, à une autre séance du comité, la directrice générale de BOOST Child Abuse Prevention and Intervention a déclaré que « [l]es nouvelles recherches qui établissent un lien entre les cyberprédateurs et les infractions réelles font état de l’importance que les tribunaux interdisent à un délinquant [. . .] d’utiliser Internet à moins d’être supervisé » (Témoignages, no 46, 3e sess., 40e lég., 7 février 2011, p. 6)[10].
[106] La documentation de sciences sociales produite par l’intimée fait également état du rôle unique d’Internet dans la facilitation de la commission d’infractions sexuelles contre des enfants. Par exemple :
[traduction] La détection de délinquants sexuels en ligne a radicalement augmenté depuis le début des années 2000 . . .
…
. . . En fait, le taux de criminalité sexuelle en ligne, la pornographie juvénile en particulier, a substantiellement augmenté du fait du recours accru à Internet . . .
…
. . . Plus particulièrement, la facilité d’accès à la pornographie juvénile en ligne peut contribuer à l’émergence d’un nouveau type de contrevenant qui succombe à une tentation à laquelle il aurait résisté autrement.
(K. M. Babchishin, R. K. Hanson et H. VanZuylen, « Online Child Pornography Offenders are Different : A Meta‑analysis of the Characteristics of Online and Offline Sex Offenders Against Children » (2015), 44 Arch. Sex Behaviour 45, p. 46)
[107] De nouvelles avenues intrinsèquement différentes s’offrent pour s’en prendre aux jeunes. Internet est un portail qui permet accéder à la pornographie juvénile et d’en faire la distribution, un crime dont sont en soi victimes les enfants. Comme le fait observer la Cour dans l’arrêt Sharpe :
[L]a possession de pornographie juvénile contribue au marché de cette forme de pornographie, lequel marché stimule à son tour la production qui implique l’exploitation d’enfants. La possession de pornographie juvénile peut faciliter la séduction et l’initiation des victimes, vaincre leurs inhibitions et inciter à la perpétration éventuelle d’infractions. [par. 28]
En outre, Internet peut permettre à un adulte de communiquer avec un autre pour planifier et faciliter un comportement criminel, ce que n’envisageait pas la version antérieure de l’art. 161[11].
[108] Il appert donc des documents déposés par le ministère public que la prolifération des technologies nouvelles a modifié la nature et le degré du risque auquel sont exposés les enfants, d’où la lacune législative de l’art. 161. La précédente mouture de cet article qui permettait au juge appelé à déterminer la peine d’interdire seulement au contrevenant d’utiliser un système informatique pour communiquer directement avec un enfant n’était pas de nature à empêcher un délinquant sexuel de se livrer à d’autres activités préjudiciables. Et, comme le donnent à penser le dossier et le sens commun, surveiller l’utilisation d’Internet par un contrevenant peut restreindre les possibilités qui s’offrent à ce dernier de commettre une infraction et peut prévenir un tel comportement préjudiciable.