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-Friedrich Nietzsche
Contexte
Le 5 juillet dernier, le Dr Guy Turcotte a été déclaré non criminellement responsable d’avoir tué ses deux enfants. Il avait d’emblée admis les faits et c’est pourquoi il ne cherchait pas à se faire innocenter. La Justice ne met pas en doute qu’il ait bel et bien tué ses enfants. Encore une fois, on lui impute les faits. Cependant, un jury composé de 11 citoyens ordinaires a jugé qu’au moment où il a commis l’irréparable, monsieur était atteint de troubles mentaux, c’est-à-dire qu’il n’avait pas la capacité d’être criminellement responsable.
En droit pénal canadien, il existe plusieurs types de défense. La défense de troubles mentaux, quant à elle, fait partie de celles qui nient la capacité pénale. Le Code criminel contient deux dispositions qui permettent effectivement de nier sa capacité pénale. Dans un premier temps – et pour mieux saisir les tenants et aboutissants de la défense pour troubles mentaux – examinons l’article 13 du C.cr. :
Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part lorsqu’il était âgé de moins de douze ans.
Ainsi donc, un enfant âgé biologiquement[1] de 10 ans, qui tue une autre personne par exemple, ne fera l’objet d’aucune accusation criminelle, car il n’a pas la capacité d’être criminellement responsable[2]. Le fondement de cette règle émane de la doctrine doli incapax – « incapacité de faire du mal » – qui provient de la common law britannique selon laquelle les enfants en dessous d’un certain âge (à l’origine 7 ans) sont mentalement incapables de former une intention criminelle. D’ailleurs, ce concept est énoncé dans la Convention relative aux droits de l’enfant, qui appelle les pays, à son article 40, à « établir un âge minimum au-dessous duquel les enfants seront présumés n’avoir pas la capacité d’enfreindre la loi pénale »[3].
Dans ce même ordre d’idées, examinons maintenant la défense pour troubles mentaux de l’article 16(1) du C.cr. qui se fonde sur ce même principe d’« incapacité à faire du mal »:
La responsabilité criminelle d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part survenu alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendait incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais.
Ainsi, le droit ne peut tenir pour responsable de son acte criminel une personne dont l’esprit, en raison d’une maladie mentale, est incapable de fonctionner normalement, de prendre une décision. Ce principe, qui se fonde sur des règles adoptées par la Chambre des lords britanniques en 1843 dans l’affaire M’Nagthen[4], a été incorporé pour la première fois dans le droit canadien en 1892[5].
La défense pour troubles mentaux… en bref
La défense pour troubles mentaux exige une preuve de l’accusé – que l’on présume saint d’esprit – selon la balance des probabilités[6] de trois éléments :
1. Des troubles mentaux;
2. au moment de l’infraction;
3. qui rendent incapable de juger de la nature et de la qualité du geste OU qui rendent incapable de savoir que le geste est considéré mauvais par la société au sens moral et légal.
1. Des troubles mentaux
Dans un grand nombre de cas, sinon la plupart, où l’aliénation mentale est invoquée comme moyen de défense, la question si l’accusé souffrait d’une maladie mentale n’est pas la question cruciale[7]. Mais en l’espèce, ce qui a de quoi étonner c’est qu’il s’agit d’un cas de troubles mentaux plutôt limite, c’est-à-dire un « trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive ». Généralement, ceux qui bénéficient du verdict de non responsabilité pour troubles mentaux sont souvent aux prises avec des hallucinations ou des psychoses. Et en effet, même si cela peut arriver à des gens au-dessus de tout soupçon qui ont une vie rangée, force est d’admettre que c’est souvent le fait de personnes qui ont de lourds antécédents psychiatriques. Rappelons-nous par exemple du cas de Steve Carbonneau qui était en état de délire obsessionnel lorsqu’il a incendié un bunker des Hells en 2009.
Tout compte fait, et pour mieux comprendre le rôle qu’a joué le jury dans le cas du Dr Turcotte, examinons les propos de la Cour suprême émis dans l’affaire Cooper :
En bref, on pourrait dire qu’au sens juridique, ʺmaladie mentaleʺ comprend toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants, et des états mentaux transitoires comme l’hystérie ou la commotion. […] Dès qu’il y a preuve suffisante qu’un accusé souffre d’un état qui, en droit, pourrait constituer une maladie mentale, le juge doit laisser le jury décider, en tant que question de fait, si l’accusé était atteint de maladie mentale au moment de la perpétration de l’acte criminel[8].
2. Au moment de l’infraction
Il faut également prouver que ces troubles mentaux existent au moment de commettre l’infraction. Par exemple, quelqu’un peut être atteint de schizophrénie sans être incapable de faire la distinction entre le bien et le mal lorsqu’elle commet son infraction. Ainsi peut-on dire qu’une personne peut être cliniquement schizophrène sans être, de manière permanente, non criminellement responsable d’un crime. Inversement, un individu peut être « sain » d’un point de vue clinique dans le sens où il n’a pas de maladie mentale permanente, tout en étant aliéné mentalement au point de vue juridique à un moment précis. Le cas du Dr Turcotte s’apparente à ce dernier cas de figure.
3. Qui rendent incapable de juger de la nature et de la qualité du geste OU qui rendent incapable de savoir que le geste est considéré mauvais par la société au sens moral et légal
L’article 16 du C.cr. offre deux façons de s’exonérer d’une responsabilité criminelle.
a) Soit on démontre que l’accusé était incapable de juger de la nature et de la qualité du geste[9];
b) soit on démontre qu’il était incapable de savoir que le geste était considéré mauvais par la société au sens moral et légal[10].
À la lumière de ce qui est ressorti dans les médias durant le procès, information selon laquelle au moins deux psychiatres ont jugé que l’accusé ne pouvait pas juger de la nature et de la qualité de ses actes au moment des faits, il semble ici que le Dr Turcotte a fait valoir une défense selon le premier volet, i.e qu’il a réussi à démontrer selon la balance des probabilités (51-49) qu’il était incapable, au moment où il a commis l’irréparable, de juger de la nature et de la qualité de son geste.
Aux fins de ce blogue, nous allons donc résumer brièvement en quoi consiste ce premier volet.
« Incapable de juger de la nature et de la qualité d’un geste »
Le test est le suivant : L’accusé au moment de l’infraction – non avant ni après, mais au moment de l’infraction – à cause d’une affection mentale, était-il incapable d’apprécier tout à fait, non seulement la nature de l’acte, mais les conséquences naturelles qui en découleraient? En d’autres termes, l’accusé, à cause d’une affection mentale, était-il privé de la faculté de prévoir et de mesurer les conséquences de l’acte[11]?
Autrement dit, pour être capable de « juger » la nature et la qualité de ses actes, un accusé doit être capable de savoir ce qu’il fait. Et attention, il n’y a aucune nécessité que l’acte d’une personne soit accompagné du sentiment approprié à ses conséquences, donc de comprendre les réactions émotives des personnes qui en sont touchées. Voilà pourquoi un psychopathe, tel Charles Manson, ne peut – dans plusieurs situations – bénéficier d’une défense de troubles mentaux. Effectivement, dans la plupart des cas, un psychopathe tue et sait très bien que les conséquences de ses gestes mèneront à la mort de sa victime, même si celui-ci se fou éperdument de ce que pourra ressentir l’entourage de la victime.
En l’espèce, et hypothétiquement, pour être capable de « juger » la nature et la qualité de ses actes, le Dr Turcotte devait être capable de savoir ce qu’il faisait, i.e de savoir qu’il poignardait ses enfants, et il devait être capable en plus d’évaluer et de comprendre les conséquences matérielles qui découlent de son acte, i.e qu’il infligeait des lésions corporelles sachant que celles-ci pouvaient mener à la mort de ses enfants. Voilà le genre de questionnement auquel le jury se devait, semble-t-il, de répondre. N’ayant nullement assisté aux procédures et ne pouvant toujours pas prendre connaissance du jugement, rappelons que ce dernier paragraphe n’est qu’une humble hypothèse.
N.B. Il est possible aussi que le jury ait retenu une défense fondée sur le deuxième volet ci-haut mentionné. Donc que le Dr Turcotte ait réussi à démontrer qu’il était incapable de savoir que le geste était considéré mauvais par la société au sens moral, et légal. Mais normalement, ce volet est invoqué par exemple par une personne qui dit avoir été contrainte de tuer, car Dieu ou Satan, lui disait que c’était la bonne chose à faire!
Trois possibilités
Autrefois, lorsque la défense d’aliénation mentale était retenue, le juge du procès ordonnait alors la détention de la personne « selon le bon plaisir » du lieutenant-gouverneur de la province. Ce système, couramment appelé système des mandats du lieutenant-gouverneur, entraînait la détention automatique des personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale pendant une période parfois indéterminée, sans aucune audience et sans qu’on se demande si la personne en question consituait une menace pour la société. Cependant, en 1991 la majorité de la Cour suprême a jugé dans l’affaire Swain[12] que la détention automatique des personnes acquittées pour aliénation mentale portait atteinte au droit à la protection contre la détention arbitraire et au droit à la liberté, garantis par l’article 7 de la Charte des droits et libertés.
Avec le nouveau système, on ne présume plus qu’une personne déclarée non criminellement responsable est dangereuse et doit être détenue. On procède en effet à des évaluations individualisées et périodiques du cas de l’accusé non criminellement responsable. Ainsi trois choix s’offrent à la Commission :
1) la libération inconditionnelle;
2) la libération conditionnelle ou;
3) la détention dans un hôpital.
Dans le cas qui nous intéresse, plusieurs croient qu’étant donné la nature des troubles mentaux dont il a été affecté au moment où il a commis son crime, des troubles mentaux qui ne semblent pas être permanents, mais plutôt temporaire, le Dr Turcotte pourrait bénéficier de la première option, i.e la libération inconditionnelle. Quoi qu’il en soit, une Commission et ses experts se pencheront sur la question d’ici peu.
Mon commentaire
Les règles qui régissent la défense pour troubles mentaux répondent au double objectif de protéger le public et de les traiter d’une manière équitable et appropriée. Le régime instauré par le Code criminel assure un juste équilibre entre la nécessité de protéger le public contre les malades mentaux dangereux et les droits à la liberté, à l’autonomie et à la dignité des personnes atteintes de troubles mentaux. Il est tout à fait irresponsable d’emprisonner des gens qui sont atteints de troubles mentaux. Et cette notion, nous l’avons comprise il y a plus de 100 ans. Et là ne devrait pas être la question!
Est-ce une décision qui risque « de faire boule de neige »? Impossible, car rappelons-nous que les jurés veulent comme tout le monde que les crimes soient punis. Lorsque les faits sont incontestables, les accusés plaident parfois les troubles mentaux, généralement sans succès. Rappelons-nous du policier Hotte qui a été reconnu coupable de meurtre prémédité de son ex-conjointe ou encore plus récemment, de celui de Francis Proulx.
Ce qui choc ici c’est que le Dr Turcotte n’est pas le prototype classique d’une personne atteinte de troubles mentaux, atteinte de schizophrénie paranoïde par exemple. C’est plutôt Monsieur Toulemonde qui a sombré dans une peine d’amour, mais lui, jusqu’au point d’en perdre complètement la raison, de devenir fou quoi, et cela ne devrait pas arriver. On dit parfois que « la raison c’est la folie du plus fort et que la raison du moins fort c’est de la folie »[13]. Je crois que le cas du Dr Turcotte illustre bien cette réflexion…
Par Me Félix-Antoine T. Doyon
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[1] L’âge auquel réfère l’art. 13 est l’âge chronologique (ou biologique) et non pas la capacité intellectuelle. Voir R. c. Sawchuk (1991), 66 C.C.C. (3d) 255 (C.A. Man).
[2] Un principe semblable s’applique en droit de la responsabilité civile. L’enfant non doué de raison ne pourra être tenu responsable de son geste fautif alors qu’un autre, cette fois-ci doué de raison, sera tenu responsable du même geste fautif.
[4] Daniel M’Naghten’s Case (1843), 8 E.R. 718 (H.L.).
[5] Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 11.
[6] Voir R. c. Chalk, [1990] 3 R.C.S. 1303.
[7] R. c. Rabey, [1980] 2 R.C.S. 513.
[8] Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149.
[9] Voir R. c. Kjeldsen, [1981] 2 R.C.S. 617.
[10] Voir R c. Oommen, [1994] 2 R.C.S. 507.
[11] Supra note 7, au para 8.
[12] R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933.
[13] Cette réflexion émane d’Eugène Lonesco (1909-1994), un célèbre écrivain qui s’est fait remarquer, notamment pour son engagement politique.