L’appréciation de la crédibilité d’un témoignage : l’enfant versus l’adulte
[42] Il est clair que les déclarations et le témoignage de X comportent certaines incohérences. Le juge l’a reconnu et ce constat de sa part n’est pas remis en question devant la Cour.
[43] L’appelant pointe un certain nombre de celles-ci et soutient qu’elles sont, collectivement, suffisantes pour douter de la crédibilité de X et ainsi créer un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Or, dit-il, le juge ne leur a pas accordé un poids suffisant puisqu’il a utilisé un standard trop peu exigeant pour les résoudre. Il a commis une erreur en ce faisant.
[44] Le juge débute son appréciation du témoignage de X en soulignant qu’elle manque de fiabilité quant aux dates ou aux lieux précis où les abus allégués se seraient produits. Il réfère également, un peu plus loin, aux « nombreuses contradictions soulevées par la défense », contradictions qu’il ne prend pas la peine d’énumérer ou d’identifier. Il apprécie toutefois ce témoignage en référant à celui de la sœur de X qui a affirmé que celle-ci est plutôt lente et démontre « comme un retard ». Il ajoute l’avoir lui-même constaté. Il écrit :
[67] Un long contre-interrogatoire de X, qui s’est poursuivi sur deux jours, a réussi à démontrer que le témoin manque de fiabilité quant aux dates et aux lieux précis où les abus allégués se seraient produits. Le témoin est même incapable de se rappeler en quelle année elle est allée dans telle ou telle institution d’enseignement et où elle pouvait alors demeurer.
[68] C’est alors que le témoignage de Z, la sœur de X, prend tout son sens quand elle décrit cette dernière comme « depuis qu’elle est toute petite, c’est quelqu’un qui est plutôt lent », qui démontre « comme un retard », qui avait des problèmes dans un peu toutes les sphères de sa vie – scolaire, financière, résidentielle. C’est d’ailleurs ce qu’a pu observer le tribunal.
[69] X n’est pas une enfant, elle n’est pas une personne affectée d’une déficience intellectuelle prononcée, mais elle ne peut, au niveau de l’analyse de son témoignage, être assimilée à une adulte qui a atteint un plein développement intellectuel. De sorte que le tribunal se doit de dresser un parallèle avec ce que disait la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt B. (G.) :
« Il se peut que les enfants ne soient pas en mesure de relater des détails précis et de décrire le moment ou l’endroit avec exactitude, mais cela ne signifie pas qu’ils se méprennent sur ce qui leur est arrivé et qui l’a fait. »
[70] Cette même Cour suprême du Canada réaffirmait ce principe dans l’arrêt F. (C.C.) en disant que:
« […] les enfants ont une perspective des choses qui peut influer sur leur souvenir des évènements et […] la présence d’incohérences, spécialement sur des questions secondaires, devait être évalué en contexte. Un contre-interrogatoire habile permet presque à coup sûr d’embrouiller un enfant, même s’il dit la vérité. Cette confusion peut engendrer des incohérences dans son témoignage. »
[71] Cela ne veut pas dire que le tribunal n’accorde pas ou que peu d’importance aux nombreuses contradictions soulevées par la défense, mais que lorsqu’il s’agit de date ou de lieu, compte tenu du fait que X était souvent chez l’accusé pour garder ses enfants ou voir la conjointe de celui-ci, ces contradictions se voient accorder une importance relative compte tenu de la mémoire nettement moins vive que possède le témoin et de son développement intellectuel particulier.
[45] Ces propos tenus par la sœur de X auxquels il réfère sont les suivants :
« C’est ma sœur. A c’est quelqu’un… depuis qu’elle est toute petite, c’est quelqu’un qui est plus lent. Elle était, quand on était petit, je la gardais beaucoup. Et quand on grandissait même, elle avait comme, elle était comme différente. Donc, j’avais plus tendance à la protéger, j’avais tendance à beaucoup lui parler.
Quand on était, quand elle grandissait, je trouvais qu’elle était, elle avait comme un…il y avait quelque chose en elle qui montrait comme si qu’elle avait comme un retard, quelque chose comme… Dans le sens où elle était gauche, elle, tu sais, elle s’habillait toujours avec des gros vêtements, même en été. Elle était, elle avait toujours des amis qui étaient beaucoup plus jeunes qu’elle. Tu sais, des fois, je lui disais : « Mais A, tu sais, tu as treize ans, tu as quatorze (14) ans. Tu sais, c’est là que tout le monde commence un petit peu à s’épanouir un petit peu. Puis toi, tu as toujours des, tu as comme plein d’amis mais qui sont des enfants. »
Mais je ne savais pas, c’est aujourd’hui que je comprends que c’est parce que tout ce qu’elle avait vécu qui avait fait qu’elle était comme, elle avait comme un décalage dans son, émotivement par rapport à tout le monde. »
[46] Retenant de ces propos que X a une mémoire moins vive qu’une personne adulte ordinaire, il apprécie son témoignage selon un standard différent de celui normalement applicable au témoignage d’un adulte. Il se montre moins exigeant qu’il ne le serait autrement et « excuse » ces incohérences par la « lenteur » intellectuelle de X.
[47] Je suis d’avis qu’il commet une erreur de droit déterminante en ce faisant.
[48] Il est vrai que la Cour doit faire preuve d’un grand degré de déférence à l’égard d’une conclusion portant sur la crédibilité d’un témoin[3]. Ceci étant dit, il demeure que le juge doit expliquer de quelle façon il résout les contradictions contenues dans un témoignage et sa façon de le faire doit être conforme aux principes applicables en la matière.
[49] Je fais miens les propos tenus par la juge Charron dans l’arrêt Dinardo :
Dans un litige dont l’issue est en grande partie liée à la crédibilité, on tiendra compte de la déférence due aux conclusions sur la crédibilité tirées par le juge de première instance pour déterminer s’il a suffisamment motivé sa décision. Les lacunes dans l’analyse de la crédibilité effectuée par le juge du procès, tel qu’il l’expose dans ses motifs, ne justifieront que rarement l’intervention de la cour d’appel. Néanmoins, le défaut d’expliquer adéquatement comment il a résolu les questions de crédibilité peut constituer une erreur justifiant l’annulation de la décision (voir R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27 (CanLII), par. 23). Comme notre Cour l’a indiqué dans R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17 (CanLII), l’accusé est en droit de savoir « pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable ».[4]
[50] Il est reconnu que la crédibilité d’un témoin adulte doit être évaluée selon le critère habituel et non pas selon un critère moins exigeant, comme celui applicable aux témoignages des enfants[5].
[51] Il est vrai, par ailleurs, qu’un juge peut, dans l’appréciation qu’il fait d’un témoignage, prendre en compte le fait qu’un témoin adulte relate des évènements qui se sont passés il y a fort longtemps, alors qu’il n’était qu’un enfant. Ce n’est toutefois pas ce dont il s’agit ici.
[52] Les évènements allégués seraient survenus alors que X était adolescente ou jeune adulte et elle est âgée de 27 ans au moment du procès.
[53] Rappelons ce que dit la juge McLachlin dans l’affaire R. c. W. (R.) :
Il n’est ni souhaitable ni possible d’établir des règles inflexibles sur les situations où il y a lieu d’évaluer les témoignages selon des normes applicables soit aux adultes, soit aux enfants, car on rétablirait ainsi des stéréotypes aussi rigides et injustes que ceux que visaient à dissiper les récents changements apportés en droit relativement aux témoignages des enfants. Quiconque témoigne devant un tribunal, quel que soit son âge, est une personne dont il faut évaluer la crédibilité et le témoignage selon les critères pertinents compte tenu de son développement mental, de sa compréhension et de sa facilité de communiquer. J’ajouterais cependant ce qui suit. En règle générale, lorsqu’un adulte témoigne relativement à des évènements survenus dans son enfance, il faut évaluer sa crédibilité en fonction des critères applicables aux adultes. Toutefois, pour ce qui est de la partie de son témoignage qui porte sur les évènements survenus dans son enfance, s’il y a des incohérences, surtout en ce qui concerne des questions connexes comme le moment ou le lieu, on devrait prendre en considération l’âge du témoin au moment des évènements en question.[6]
[54] Ici, rien ne justifiait le juge d’apprécier le témoignage de X de façon semblable à celui d’un enfant ou d’une personne présentant une déficience intellectuelle. Aucune preuve du développement intellectuel de X n’a été offerte et la preuve administrée au procès ne permettait pas au juge d’instance de conclure comme il l’a fait.
[55] D’ailleurs, ni le témoignage rendu par X, ni son niveau d’étude ou sa capacité d’expression ne suggèrent un développement intellectuel tel qu’il faille évaluer son témoignage et les contradictions qu’il contient selon un standard différent de celui généralement applicable aux adultes. Cette preuve suggère, au contraire, un développement intellectuel normal.