R. c. Whitehead, 2017 QCCQ 6788
Le requérant demande l’exclusion des tests d’alcoolémie subis à la suite de son arrestation du 7 septembre 2014, puisqu’il y a eu atteinte à l’exercice de son droit à l’avocat.
ANALYSE
EST-CE QUE LE REQUÉRANT A PU AVOIR RECOURS, SANS DÉLAI, À L’ASSISTANCE D’UN AVOCAT CONFORMÉMENT À SON DROIT CONSTITUTIONNEL PRÉVU À L’ALINÉA 10b) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS?
[48] L’alinéa 10b) de la Charte prévoit :
10. Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention :
(…)
b) d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit;[2]
[49] Il n’est pas inutile de se remémorer l’objet de ce droit constitutionnel tel que formulé par le juge Lamer dans l’arrêt Bartle[3] :
16. L’objet du droit à l’assistance d’un avocat que garantit l’al. 10b) de la Charte est de donner à la personne détenue la possibilité d’être informée des droits et des obligations que la loi lui reconnaît et, ce qui est plus important, d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits et de remplir ces obligations: R. c. Manninen, 1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233, aux pp. 1242 et 1243. Cette possibilité lui est donnée, parce que, étant détenue par les représentants de l’État, elle est désavantagée par rapport à l’État. Non seulement elle a été privée de sa liberté, mais encore elle risque de s’incriminer. Par conséquent, la personne “détenue” au sens de l’art. 10 de la Charte a immédiatement besoin de conseils juridiques, afin de protéger son droit de ne pas s’incriminer et d’obtenir une aide pour recouvrer sa liberté: Brydges, à la p. 206; R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, aux pp. 176 et 177; et Prosper. L’alinéa 10b) habilite la personne détenue à recourir de plein droit à l’assistance d’un avocat “sans délai” et sur demande.
[50] Récemment, la Cour d’appel du Québec réitérait les principes applicables à ce droit dans R. c. Stevens[4] où la cour affirme que les policiers ne doivent pas simplement informer ou fournir une occasion de contacter un avocat mais qu’ils « (…)doivent aussi permettre la mise en œuvre effective de son droit constitutionnel à l’avocat en lui donnant la possibilité raisonnable de l’exercer. »[5].
[51] Au sujet de la possibilité raisonnable d’exercer son droit, la Cour d’appel mentionne ce qui suit :
61. En effet, depuis Manninen, décidé en 1987, on sait que l’article 10b) impose au moins deux obligations aux policiers, outre celle d’informer la personne détenue de son droit. D’abord, si la personne détenue indique qu’elle veut exercer ce droit, la police doit, sous réserve d’une situation d’urgence, lui donner la possibilité raisonnable de le faire. Deuxièmement, la police doit s’abstenir de tenter de lui soutirer des éléments de preuve jusqu’à ce que le détenu ait eu cette possibilité raisonnable.
62. Le devoir imposé aux policiers de donner à la personne détenue la possibilité raisonnable d’exercer son droit à l’avocat, distinct du devoir d’information, ressort du libellé même de l’article 10b) de la Charte, comme le rappellent les auteurs. On peut dire plus : une lecture croisée des textes français et anglais fait ressortir une double perspective de ce volet « application » du droit à l’avocat. L’expression « to retain and instruct counsel without delay » dans le texte anglais met l’accent sur l’action de communication entreprise par la personne détenue auprès de l’avocat; le texte français, avec les mots « d’avoir recours sans délai à l’assistance de l’avocat », met quant à lui l’accent, de la perspective inverse, sur la communication effective des conseils juridiques par l’avocat à la personne détenue, cette dernière étant alors vue comme destinataire des conseils.
63. Les textes ne sont pas incompatibles, mais participent, tous les deux, à l’expression d’un sens commun consacrant la plénitude du droit enchâssé par la Charte. Le droit à l’avocat comporte le droit d’informer l’avocat retenu de la situation dans laquelle on se retrouve (« the right to retain and instruct counsel ») et son corollaire, c’est-à-dire le droit de recevoir les conseils de l’avocat retenu (« le droit [ . . . ] à l’assistance de l’avocat »). Implicite dans le terme « assistance » est l’idée de donner des instructions à un avocat dans le cadre d’une relation avocat-client, cette dernière étant suggérée par le mot « instruct » en anglais. De la même manière, « to instruct counsel » implique aussi le fait de recevoir « l’assistance » d’un avocat, qu’évoque explicitement le texte français. Les deux versions linguistiques se combinent pour exprimer le rapport communicationnel avocat-client bilatéral qui est au coeur de ce droit consacré par la Charte.
64. (…) L’interprétation téléologique proposée par la Cour suprême tient compte de l’objectif du droit à l’avocat qui cherche à pallier le déséquilibre de force entre la personne détenue et l’État au moment où elle est interrogée par les policiers. Cette interprétation – axée sur le droit à l’avocat comme rempart contre la privation abusive de la liberté et support au droit de garder le silence – s’accorde avec le double rapport communicationnel protégé par les deux versions de l’article 10b).[6]
(Références omises)
[52] Qu’en est-il en l’espèce?
[53] Le Tribunal retient de la preuve les éléments suivants : le requérant est arrêté à 0 h 17 et immédiatement informé de son droit à l’avocat, ce à quoi il répond par l’affirmative en informant immédiatement les policiers qu’il souhaite communiquer avec Me Alexandre Caissie. Ce ne sera que 81 minutes plus tard, soit à 1 h 38, qu’une première démarche sera effectuée par les policiers pour communiquer avec l’avocat de son choix.
[54] Pourtant, il ressort clairement de la preuve que le requérant avait dans son cellulaire toutes les coordonnées nécessaires pour joindre immédiatement son avocat. Ce cellulaire était en possession des policiers qui l’ont saisi immédiatement après l’arrestation et c’est ce même cellulaire qui a permis, une fois au poste, d’obtenir les numéros de téléphone de Me Caissie.
[55] Le délai avant que le requérant puisse communiquer avec son avocat est causé par deux facteurs, le remorquage et le trajet pour se rendre au poste de police situé à Sherbrooke.
[56] Ces décisions des policiers de faire remorquer le véhicule et de se rendre à Sherbrooke sont fondées uniquement sur des politiques administratives.
[57] Le motif justifiant le remorquage est uniquement lié au Code de la sécurité routière. Dans le présent cas, il n’y a aucune question de sécurité puisque le véhicule est garé dans un stationnement du bar et ne nuit à personne.
[58] Les policiers auraient donc pu décider de quitter immédiatement puisqu’ils étaient en possession des clés du véhicule et le faire remorquer ultérieurement, si cela s’avérait nécessaire.
[59] De plus, le remorqueur en question est situé à moins d’un kilomètre du lieu, mais cela prend tout de même 25 minutes avant qu’il arrive.
[60] Le temps de procéder au remorquage et de compléter la paperasse, expliquent que les policiers ne quittent pas les lieux avant 0 h 50, soit huit minutes après l’arrivée du remorqueur.
[61] L’autre élément qui explique le délai est le choix du poste de police. Il est en preuve qu’il y a deux postes situés beaucoup plus près ayant des appareils sur place. Dû à un découpage géographique administratif des postes de la Sûreté du Québec, les policiers doivent se rendre au poste le plus éloigné de l’endroit où ils se trouvent plutôt que de se rendre au poste le plus près. Ce qui rajoute 40 minutes de délai supplémentaire.
[62] Une fois arrivés au poste à 1 h 30, ce n’est qu’à 1 h 38 que le premier appel est logé à l’avocat, soit 81 minutes après l’arrestation.
[63] La durée totale de la détention du requérant, avant qu’il puisse exercer son droit à l’avocat, est plus longue que la durée totale de la période qu’il s’est retrouvé au poste, soit 66 minutes, incluant l’administration des tests et sa libération.
[64] Au total, le requérant a été détenu 139 minutes dont 79 étaient consacrées à l’attente et au transport.
[65] En fait, le premier test a eu lieu presque à la limite de la période de deux heures prévue à l’article 258(1)c)(ii) du Code criminel.
[66] Les policiers agissent dans ce type d’intervention, uniquement en fonction de leur politique administrative et non en fonction du respect des droits d’une personne détenue.
[67] Bien qu’ils s’empressent à lire les droits constitutionnels, leurs faits et gestes subséquents reflètent clairement qu’ils n’en comprennent pas l’essence et la portée, ou s’ils la comprennent, leurs actions ne le reflètent pas.
[68] Le droit à l’avocat semble plutôt perçu et compris par les policiers comme une formalité technique à être exécutée, sans trop en comprendre les implications réelles.
[69] C’est ce qui explique que bien qu’ils aient des pouvoirs importants et des devoirs reliés à ces pouvoirs, ils n’utilisent aucune discrétion pour s’adapter à la réalité de chaque situation, en ce qui concerne l’administration des droits d’une personne détenue.
[70] Il est clair que la personne arrêtée, au cœur d’un petit village en région n’est pas dans la même position que celle arrêtée au centre-ville d’une grande ville. Par contre, elle a les mêmes droits et c’est à l’État de s’assurer qu’elle puisse les exercer en respect avec la loi et la constitution.
[71] Tout comme la Cour suprême l’a mentionné récemment dans l’arrêt Jordan[7], c’est à l’État que revient l’obligation d’investir les ressources nécessaires pour assurer le respect des droits constitutionnels des accusés, car autrement cela entraîne un système de complaisance à l’égard des droits constitutionnels, en l’occurrence le droit à l’avocat, tout comme ce qu’il est advenu à l’égard du droit à un procès dans un délai raisonnable.
[72] Dans la présente affaire, plusieurs solutions s’offraient aux policiers, mais aucune d’entre elles n’a été envisagée par ceux-ci, qui ne s’en sont tenus qu’à leur directive interne, sans même tenter d’élaborer une autre façon de procéder.
[73] La preuve révèle que le requérant était très calme et collaborateur tout au long de l’opération et qu’il n’a jamais été menotté.
[74] Il avait un téléphone cellulaire en sa possession qui contenait tous les numéros permettant de joindre son avocat. Il avait manifesté clairement sa volonté de communiquer avec celui-ci.
[75] De plus, le requérant, selon les policiers, posait beaucoup de questions sur sa situation et sur ce qu’il allait advenir de lui. Questions auxquelles seul un avocat est habilité à y répondre.
[76] Il n’y a aucune raison logique pour laquelle les policiers n’auraient pas pu lui offrir de communiquer directement avec son avocat dans l’attente du remorqueur, ce qui aurait pu être fait par son cellulaire en le plaçant dans son véhicule, côté passager, pouvant ainsi le surveiller de l’extérieur.
[77] Cette conversation aurait pu être confidentielle puisqu’elle se tenait à l’intérieur d’un véhicule et permettait aux policiers d’observer le requérant.
[78] Il ne faut pas oublier que l’accusé n’est détenu que pour les fins de l’administration d’un test d’alcoolémie. Les policiers étaient en possession des clés du véhicule et des documents du requérant. Il n’y a aucun risque à le laisser utiliser son cellulaire, aucune preuve ne peut être compromise et il n’y a rien qui permet de croire que la sécurité des policiers était en jeu à ce moment, vu la grande collaboration du requérant.
[79] Dans les circonstances particulières de cette affaire, il s’agit d’une solution qui, durant la période d’attente du remorqueur, aurait à tout le moins permis au requérant d’obtenir les informations nécessaires pour l’éclairer sur sa situation et sur ses droits.
[80] Les policiers auraient pu aussi tout simplement abandonner l’idée de faire remorquer le véhicule immédiatement et se rendre à un des postes situés le plus près, cela aurait facilement réduit le délai de moitié.
[81] Force est de constater qu’à aucun moment les policiers n’ont même réfléchi à une alternative pour respecter les droits constitutionnels du requérant.
[82] Dans ces circonstances, le Tribunal ne considère pas que le requérant a pu exercer son droit à l’avocat sans délai ou dans un délai raisonnable et il y a donc eu atteinte à son droit prévu à l’alinéa 10b) de la Charte.
EN CAS D’ATTEINTE À SON DROIT CONSTITUTIONNEL, Y A-T-IL LIEU D’EXCLURE LA PREUVE EN CONFORMITÉ AVEC LES CRITÈRES DE L’ALINÉA 24(2) DE LA CHARTE?
[83] Pour déterminer s’il y a lieu ou non d’exclure la preuve recueillie à la suite de l’atteinte aux droits constitutionnels du requérant, le Tribunal doit appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Grant[8].
[84] En ce qui concerne le premier critère, le Tribunal considère que la gravité de la conduite de l’État a porté une atteinte importante aux droits constitutionnels du requérant.
[85] L’alinéa 10b) de la Charte prévoit que ce droit doit être exercé sans délai. Or, la preuve démontre qu’en l’espèce, il s’est écoulé 81 minutes après être informé de son droit à l’avocat, en avoir manifesté l’exercice et l’exercice effective de celui-ci.
[86] Ce délai est causé principalement par des politiques administratives qui ont été suivies à la lettre par les patrouilleurs dans le présent dossier.
[87] Il n’y a eu aucune démonstration sérieuse du respect des droits du requérant par le service de police ou les patrouilleurs. Tel que mentionné précédemment, c’est à l’État que revient l’obligation de mettre les ressources suffisantes pour permettre l’exercice effective des droits du requérant.
[88] L’absence de ces ressources démontre un mépris important pour le fondement même du droit et les cours ne peuvent s’associer à un comportement de la sorte.
[89] Dans ces circonstances, le premier critère milite plutôt pour l’exclusion.
[90] En ce qui concerne l’incidence de l’atteinte aux droits garantis par la Charte, dans la présente affaire, ceci a généré une détention plus longue que nécessaire pour une simple cause de capacités affaiblies.
[91] Tel qu’illustré plus haut, cette détention inutile a été plus longue que le temps requis pour effectuer les tests et la confection de tous les documents y afférents.
[92] Dans la présente affaire, la preuve démontre également que le requérant avait besoin de réponses à ses questions sur ce qu’il allait advenir de sa situation et que seul un avocat pouvait lui fournir une réponse adéquate.
[93] Ce deuxième critère milite également pour l’exclusion.
[94] En ce qui concerne l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, en matière de conduite avec les capacités affaiblies, compte tenu de la nature de la preuve, ce critère milite plutôt, dans la plupart des cas, pour l’inclusion que l’exclusion de la preuve.
[95] La mise en balance de tous les critères amène le Tribunal à conclure à l’exclusion de la preuve, vu l’importance fondamentale du droit à l’avocat pour toute personne détenue et le peu de considération accordée à celui-ci par les autorités, pour la mise en œuvre effective de ce droit. Les tribunaux ne peuvent s’associer à ce comportement qui déconsidère l’administration de la justice.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE la requête en exclusion de la preuve;
DÉCLARE qu’il y a eu atteinte aux droits constitutionnels du requérant lui permettant d’avoir recours, sans délai, à l’assistance d’un avocat;
ORDONNE l’irrecevabilité du certificat du technicien qualifié en application de l’article 24(2) de la Charte.