* Voir aussi ici concernant notre billet sur l’arrêt Jordan
Le cadre d’analyse établit dans Jordan concernant le calcul des délais déraisonnables
[20] Le nouveau cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan pour déterminer s’il y a eu atteinte au droit de l’inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable repose sur deux plafonds présumés : 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (Jordan, par. 46).
[21] La première étape de l’analyse prévue par ce cadre commence par le « calcul du délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès » (Jordan, par. 60). En l’espèce, une dénonciation a été déposée contre M. Cody le 12 janvier 2010, et, selon les dates qui avaient été fixées pour la tenue de son procès, celui-ci devait se terminer le 30 janvier 2015. Il en découle donc un délai total d’environ 60,5 mois.
[22] Une fois le délai total calculé, « il faut en soustraire le délai imputable à la défense » (Jordan, par. 60). Le résultat de ce calcul — ou délai net — doit ensuite être comparé au plafond présumé qui s’applique. La suite de l’analyse « dépend de la question de savoir si le reste du délai — c’est‑à‑dire le délai qui n’a pas été causé par la défense — se situe au‑delà de ou en deçà du plafond présumé » (Jordan, par. 67 (en italiques dans l’original)).
[23] Si le délai net est inférieur au plafond :
. . . il incombe à la défense de démontrer le caractère déraisonnable du délai. Pour ce faire, elle doit prouver (1) qu’elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2) que le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être. [En italiques dans l’original.]
(Jordan, par. 48)
[24] Si le délai net dépasse le plafond :
. . . il est présumé déraisonnable. Pour réfuter cette présomption, le ministère public doit établir la présence de circonstances exceptionnelles. S’il ne peut le faire, le délai est déraisonnable et un arrêt des procédures doit suivre.
(Jordan, par. 47)
[25] Lorsque le dépôt des accusations est antérieur à l’arrêt Jordan, et que le délai est toujours présumé déraisonnable après que le délai imputable à la défense a été déduit et que les circonstances exceptionnelles ont été examinées et prises en compte, il demeure néanmoins possible au ministère public de démontrer que le délai peut être justifié par application de la mesure transitoire exceptionnelle (Jordan, par. 95 et 96).
La conduite de la défense dans le calcul des délais déraisonnables
La renonciation à invoquer les délais
[27] La renonciation de la défense à invoquer une portion du délai peut être explicite ou implicite, mais elle doit être éclairée, claire et sans équivoque (Jordan, par. 61). Il n’est pas contesté en l’espèce que M. Cody a expressément renoncé à invoquer une période de 13 mois de délai. La prise en compte de cette renonciation réduit le délai net à environ 47,5 mois.
Les délais causés par la défense
[32] La notion de conduite de la défense vise autant le fond que la procédure — la décision de prendre une mesure, ainsi que la manière dont celle‑ci est exécutée, sont toutes deux susceptibles d’examen. Pour déterminer si une action de la défense a été prise légitimement en vue de répondre aux accusations, les circonstances entourant l’action ou la conduite peuvent donc être prises en considération. Le nombre total des demandes présentées par la défense, leur solidité, leur importance, la proximité des plafonds établis dans Jordan, le respect de toutes les exigences en matière de préavis ou de dépôt et la présentation de ces demandes dans les délais impartis constituent autant de considérations pertinentes qui peuvent être prises en compte. Indépendamment de son bien‑fondé, une action de la défense peut être considérée illégitime dans le contexte d’une demande fondée sur l’al. 11b) si elle vise à retarder l’instance ou encore si elle témoigne d’une inefficacité ou indifférence marquées à l’égard des délais.
[33] L’inaction peut elle aussi constituer une conduite illégitime de la part de la défense (Jordan, par. 113 et 121). L’illégitimité peut s’étendre tant aux omissions qu’aux actions (voir, par exemple, dans un autre contexte, R. c. Dixon, 1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244, par. 37). Les accusés doivent garder à l’esprit que le « droit d’être jugé dans un délai raisonnable » garanti par l’al. 11b) a pour corollaire la responsabilité d’éviter de causer un délai déraisonnable. L’avocat de la défense est donc censé « faire valoir activement les droits de son client à un procès tenu dans un délai raisonnable, collaborer avec l’avocat du ministère public lorsque cela sera indiqué et [. . .] utiliser de façon efficace le temps du tribunal » (Jordan, par. 138).
[34] Il ne faudrait pas voir dans cette interprétation de la notion de conduite illégitime de la défense un amoindrissement du droit de l’accusé à une défense pleine et entière. Les avocats de la défense peuvent encore faire valoir tous les moyens de fond et de procédure à leur disposition pour défendre leurs clients. Ce qu’ils ne sont pas autorisés à faire, c’est adopter une conduite illégitime et faire ensuite compter le délai en résultant dans le calcul visant à déterminer si le plafond fixé dans Jordan est atteint. À cet égard, bien que nous soyons conscients de la tension potentielle entre le droit à une défense pleine et entière et le droit d’être jugé dans un délai raisonnable — ainsi que de la nécessité d’établir un juste équilibre entre ces deux droits —, nous estimons qu’aucun de ces droits n’est amoindri par la déduction d’un délai causé par une conduite illégitime de la défense.
[35] Nous tenons à souligner que, dans le contexte qui nous intéresse, l’illégitimité d’une conduite n’équivaut pas nécessairement à une faute professionnelle ou éthique de la part de l’avocat de la défense. En effet, il n’est pas nécessaire que la conduite illégitime de la défense qui a été constatée constitue une faute professionnelle. La légitimité tire plutôt son sens du changement de culture exigé dans Jordan. Toutes les personnes associées au système judiciaire — y compris les avocats de la défense — doivent désormais accepter que de nombreuses pratiques qui étaient auparavant courantes ou simplement tolérées ne sont plus compatibles avec le droit garanti par l’al. 11b) de la Charte.
La prévention des délais déraisonnables : une responsabilité de tous les acteurs du système de Justice, notamment les juges de première instance.
[36] Pour opérer un véritable changement, on ne peut se limiter à une comptabilisation rétrospective du délai. Il ne suffit pas de « ramasser les pots cassés une fois que le délai s’est produit » (Jordan, par. 35). Il faut plutôt adopter une approche proactive qui permet de prévenir les délais inutiles en s’attaquant à leurs causes profondes. Il s’agit d’une responsabilité qui incombe à toutes les personnes associées au système de justice criminelle (Jordan, par. 137).
[37] Il convient de rappeler le rôle important que jouent les juges de première instance en vue de réduire les délais inutiles et de « changer la culture en salle d’audience » (Jordan, par. 114). Comme l’a fait observer notre Cour dans Jordan, pour que s’opère un véritable changement, le rôle des tribunaux consiste entre autre chose à :
mettre en œuvre des procédures plus efficaces, notamment des pratiques d’établissement de calendriers pour les procès. Les tribunaux de première instance souhaiteront peut‑être revoir leurs régimes de gestion des instances pour s’assurer que ceux‑ci fournissent aux parties les outils nécessaires pour collaborer et mener les dossiers de façon efficace. Les juges devront en outre faire des efforts raisonnables pour diriger et gérer le déroulement des procès. Les tribunaux d’appel devront appuyer ces efforts en faisant preuve de déférence à l’égard des choix des cours de première instance en matière de gestion des instances. Enfin, tous les tribunaux, y compris la Cour, devront tenir compte de l’impact de leurs décisions sur le déroulement des procès. [par. 139]
Dans l’établissement de son calendrier d’audiences, par exemple, un tribunal peut refuser une demande d’ajournement pour le motif qu’il en résulterait un délai intolérablement long, et ce, même si cette période pourrait par ailleurs être déduite en tant que délai imputable à la défense.
[38] En outre, les juges de première instance devraient utiliser leurs pouvoirs de gestion des instances pour réduire les délais au minimum. Par exemple, avant de permettre qu’une demande soit entendue, le juge de première instance devrait se demander si elle présente des chances raisonnables de succès. À cette fin, il peut notamment demander à l’avocat de la défense de résumer la preuve qu’il prévoit présenter lors du voir dire, puis rejeter celle‑ci sommairement si ce résumé ne révèle aucun motif qui indiquerait que la demande a des chances d’être accueillie (R. c. Kutynec (1992), 7 O.R. (3d) 277 (C.A.), p. 287‑289; R. c. Vukelich (1996), 1996 CanLII 1005 (BC CA), 108 C.C.C. (3d) 193 (C.A.C.‑B.)). De plus, même s’il permet que la demande soit entendue, le juge de première instance continue d’exercer sa fonction de filtrage : les juges de première instance ne devraient pas hésiter à rejeter sommairement des « demandes dès qu’il apparaît évident qu’elles sont frivoles » (Jordan, par. 63). Cette fonction de filtrage s’applique également aux demandes présentées par le ministère public. En guise de pratique exemplaire, tous les avocats — autant les avocats du ministère public que les avocats de la défense — devraient, dans les cas indiqués, demander aux juges de première instance d’exercer ce pouvoir discrétionnaire.
[39] Les juges de première instance devraient eux aussi proposer activement des moyens d’instruire plus efficacement les demandes et requêtes légitimes, par exemple en procédant sur dossier seulement. Cette responsabilité incombe également aux avocats.