La Cour d’appel du Québec, dans Lagacé c. R., 2013 QCCA 1266, rappelle certains principes caractérisant le droit au silence.
Voici les passages pertinents :
[18] Le présent pourvoi porte sur le droit au silence de l’accusé. Il concerne la déclaration verbale faite à la police dans un contexte où il affirme être innocent, en omettant toutefois de préciser que l’auteur des coups de couteau est M. Mailhot-Caron.
[19] Même si l’appelant soulève aussi la question de la possession du couteau, il ne s’agit pas vraiment de droit au silence, mais bien de possibles contradictions entre la déclaration, jugée libre et volontaire, et le témoignage. Un contre-interrogatoire sur ce sujet pouvait donc avoir légalement lieu et la plaidoirie de la poursuite qui a suivi était légitime.
[20] Par ailleurs, une particularité doit être soulignée. La déclaration verbale a été notée par un policier. Or, le texte de cette déclaration n’a jamais été lu ou autrement mis en preuve, si ce n’est par quelques questions et réponses en contre-interrogatoire qui ne permettent pas d’en connaître tout le contenu. Pourtant, le juge de première instance en a pris connaissance, aux fins de ses directives, mais le document n’a pas été mis au dossier, ne serait-ce qu’aux fins de consultation ultérieure. Cette façon de faire prive malheureusement la Cour de données dont ont eu connaissance les parties et le juge en préparant ses directives. Le sort de l’appel n’en dépend pas, mais je tenais à le mentionner pour que l’on comprenne la situation dans laquelle se trouve la Cour, qui ne peut savoir ce que le juge a vu dans le texte de la déclaration et ne peut évaluer l’impact que cela a pu avoir sur ses directives.
[21] Passons maintenant au cœur du litige.
[22] Comme on le sait, l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte ») rappelle l’importance des principes de justice fondamentale :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. | 7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice. |
[23] Le droit au silence, tant durant l’enquête policière que durant le procès, est protégé par cet article :
De plus, le droit de garder le silence est maintenant reconnu comme un principe fondamental de notre système juridique et il bénéficie à ce titre de la protection de la Charte canadienne des droits et libertés. En tant que principe fondamental de notre droit, il relève de l’art. 7 de la Charte. Voir R. v. Woolley, 1988 CanLII 196 (ON CA), (1988), 40 C.C.C. (3d) 531 (C.A. Ont.), et particulièrement l’arrêt Hebert c. La Reine, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151. Il s’ensuit qu’un inculpé a le droit de garder le silence aussi bien au stade de l’enquête qu’au procès.
Il a été reconnu en outre que, comme il y a un droit de garder le silence, ce serait tendre un piège que de prévenir l’accusé qu’il n’est pas tenu de répondre aux questions du policier, pour ensuite soumettre en preuve que l’accusé s’est manifestement prévalu de son droit en gardant le silence face à une question tendant à établir sa culpabilité[1].
[24] On ne peut donc reprocher à l’accusé de s’être prévalu de ce droit au cours de l’enquête policière. Règle générale, on ne peut davantage porter à l’attention du jury le fait qu’il a gardé le silence en présence des policiers, ni les raisons qui l’ont motivé à agir ainsi.
[25] Évidemment, il est des cas très particuliers où le silence peut-être mis en preuve, à la condition toutefois que ce silence soit devenu un fait en litige. Par exemple, si l’accusé prétend avoir donné le nom du coupable aux policiers, alors que ces derniers affirment qu’ils ne leur a rien dit, son silence, tel qu’évoqué par les policiers, devient alors une question en litige, ce qui peut justifier la poursuite d’en faire la preuve. Ce fut le cas dans R. v. G.A.O.[2], alors que la Cour d’appel de l’Alberta écrit :
12 If an accused’s pre-trial silence is or becomes a fact-in-issue in the trial, that evidence can be received to prove that fact. However, evidence thus admitted is relevant only to the issue for which it was tendered; it cannot be used as the basis of an adverse inference of guilt when it was not admissible for that purpose[3].
[26] Dans cette affaire, l’accusé, en interrogatoire, avait affirmé avoir dit aux policiers qu’il était innocent. La poursuite contestait qu’il ait dit quoi que ce soit, de sorte que l’existence même de la déclaration devenait objet de litige. La poursuite avait fait entendre un policier pour contrer cette allégation. Le policier a nié que l’accusé lui ait fait une déclaration. La poursuite pouvait donc plaider la contradiction entre le témoignage de l’accusé et l’absence de déclaration antérieure. Par contre, elle était allée trop loin en suggérant que le silence de l’appelant pouvait être un indice de sa culpabilité.
[27] Même s’il avait correctement expliqué au jury que le témoignage du policier pouvait servir à évaluer la crédibilité de l’accusé, le juge avait toutefois erronément omis de donner une directive particulière selon laquelle ce silence ne pouvait être utilisé pour inférer sa culpabilité[4].
[28] On voit donc que, même si, exceptionnellement, la preuve de l’exercice du droit au silence peut être autorisée, il demeure que le jury doit être informé de l’utilisation limitée qui peut en être faite.
[29] À cet égard, R. v. Rohde, est aussi intéressant. Voici ce qu’écrit le juge Laskin pour la Cour d’appel de l’Ontario[5] :
19 Recently, in R. v. Palmer, 2008 ONCA 797 (CanLII), 2008 ONCA 797, this court adopted a similar view. The accused, Ms. Palmer, had been charged with possession of cocaine for the purpose of trafficking and possession of the proceeds of crime. At trial, she gave an exculpatory explanation for her possession of the cocaine. In rejecting her explanation, the trial judge said:
This is not a case of the Court being critical of someone not speaking. That of course is their inalienable right not to speak to police, but having chosen to do so, she failed to avail herself of the opportunity to offer an explanation which she now advances was so simple and obvious to give.
In my view, that failure to do so serves to diminish any weight to be given to her explanation now offered and her explanation is rejected based on these reasons. Having rejected her evidence, neither am I left in any doubt by it when considered together with the evidence as a whole.
20 This court held, at para. 9, that the trial judge erred by using Ms. Palmer’s silence to reject her evidence:
It was open to the trial judge to reject the appellant’s explanation given at trial because it was not believable and to use that finding in assessing the appellant’s overall credibility. However, the trial judge went further and used the appellant’s silence as a basis for finding her incredible. That he was not entitled to do.
[30] Le juge Laskin tire la même conclusion :
12 Mr. Rohde submits that the trial judge erred by using his silence – his failure to tell his story to the police – as the basis for rejecting his evidence. As I have said, I agree with this submission. In my view, the trial judge erred because she assessed Mr. Rohde’s credibility as if he had put forward an alibi defence when he had not done so.
[31] Ainsi, le silence avant procès de l’accusé ne peut lui être reproché pour servir de base à une déclaration de culpabilité ou plus simplement pour rejeter sa version, sauf en matière d’alibi, où le défaut de l’annoncer en temps utile peut en affecter la crédibilité.
[32] Qu’en est-il alors de la décision de parler, mais de ne pas tout dire. Ce droit est-il protégé de la même manière par la Charte?
[33] Dans R. v. G.L.[6], le juge Blair conclut que la protection est la même. Il s’exprime ainsi :
38 It is apparent that the trial judge used the appellant’s failure to deny that what happened between him and the complainant was of a sexual nature as proof that, in fact, it was. She used his failure to volunteer that the complainant at some point sat on his lap as supportive of her conclusion that the “something very bad” he acknowledged happened was something very bad of a sexual nature. In both respects she drew an adverse inference about the appellant’s credibility from his silence. This, she was not permitted to do. […]
39 The appellant had a constitutional right to remain silent during any part of the police interview. That right was not extinguished simply because he chose to speak to the officer with respect to some matters and did not exercise his right to silence completely: see R. v. Chambers,1990 CanLII 47 (SCC), [1990] 2 S.C.R. 1293, at pp. 1315-1317; R. v. Marshall (2006), 77 O.R. (3d) 8 (C.A), at para. 82. The negative inferences the trial judge drew against the appellant were significant and it cannot be said the verdict would have been the same had she not made this error. This error alone would be sufficient to warrant appellate intervention.
[34] La Cour suprême partage cet avis. Dans R. c. Turcotte[7], alors que l’accusé avait demandé à la police de se rendre à un certain endroit, mais avait refusé de donner les raisons pour lesquelles elle devait y aller, la juge Abella écrit, au nom de la Cour :
52 Je ne partage pas non plus l’opinion du ministère public que M. Turcotte, en se rendant au détachement et en répondant à certaines questions de la police, a renoncé à tout droit qu’il aurait autrement pu avoir. La volonté de communiquer certains renseignements à la police ne fait pas complètement disparaître le droit d’une personne de ne pas répondre aux questions de la police. Elle n’a pas à rester muette pour manifester son intention de l’invoquer. Une personne peut fournir certains, aucun ou la totalité des renseignements qu’elle possède. L’interaction volontaire avec la police, même si elle est engagée par l’intéressé, ne constitue pas une renonciation au droit de garder le silence. Le droit de choisir de parler ou de garder le silence demeure entier tout au long de l’interaction.
54 Même avant sa mise en détention, à 10 h 6, M. Turcotte n’était pas tenu de parler à la police ou de collaborer avec elle. En refusant de répondre à certaines questions de la police, d’expliquer pourquoi il fallait envoyer une voiture au ranch Erhorn et de dire ce que la police allait y trouver, il exerçait ce droit. Même s’il avait répondu à certaines questions de la police, en refusant de répondre à d’autres questions, il se trouvait néanmoins à exercer son droit de garder le silence.
[35] La jurisprudence contredit donc l’argument de l’intimée qui écrit, dans son exposé :
Au procès, l’appelant a confirmé n’avoir jamais déclaré aux enquêteurs qu’il avait lavé le couteau ou encore que M. Mailhot-Caron avait poignardé la victime. L’appelant n’a donné aucune explication quant à cette contradiction ou ses omissions.
Le droit au silence réfère au choix de parler aux autorités ou celui de garder le silence. En l’espèce, l’appelant a choisi de parler aux enquêteurs le 12 mai 2010. À cet égard, il a fourni une déclaration des faits où il a choisi d’omettre qu’il avait vu M. Mailhot-Caron poignarder la victime. Selon les enseignements de la Cour suprême du Canada, notamment dans R. c. Hébert, le droit au silence ne saurait trouver application en l’espèce parce que l’appelant y a renoncé en parlant aux autorités.
À notre avis, le comportement de l’appelant pouvait être présenté au jury afin que ce dernier s’interroge sur sa crédibilité et sur la vraisemblance de son récit, à savoir qu’il était innocent et que M. Mailhot-Caron était le véritable coupable.
[36] Sur ce dernier point, la juge Abella déclare :
55 Il s’agit d’un point important lorsque vient le temps de décider si la preuve relative à son silence était admissible en tant que preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, c’est-à-dire comme preuve probante quant à la culpabilité. Le comportement postérieur à un crime n’est admissible comme preuve relative au “comportement postérieur à l’infraction” que s’il fournit une preuve circonstancielle de la culpabilité. La pertinence nécessaire n’existe plus s’il n’y a aucun lien entre le comportement et la culpabilité. La loi n’impose aucune obligation de parler à la police ou de collaborer avec elle. Ce fait, à lui seul, rompt tout lien pouvant exister entre le silence et la culpabilité. Le silence face à l’interrogatoire de la police est donc rarement admissible comme preuve relative au comportement postérieur à l’infraction parce qu’il est rarement probant quant à la culpabilité. Refuser de faire ce qu’on a le droit de refuser de faire ne révèle rien. On ne peut ni logiquement ni moralement inférer la culpabilité de l’exercice d’un droit protégé. Se servir du silence comme preuve de culpabilité donne artificiellement naissance à une obligation de répondre à toutes les questions de la police malgré l’existence d’un droit contraire.
56 Étant donné que M. Turcotte n’avait aucune obligation de parler à la police, son omission de le faire n’avait aucune pertinence; cette omission n’ayant aucune pertinence, aucune conclusion rationnelle de culpabilité ou d’innocence ne pouvait en être tirée; et cette omission n’étant pas probante quant à la culpabilité, elle ne pouvait être qualifiée, à l’intention du jury, de “comportement postérieur à l’infraction”.
[37] Ces extraits sont aussi en contradiction avec la conclusion du juge de première instance qui estime que l’appelant avait renoncé à son droit au silence. En effet, interpellé par l’avocat de la défense à propos de la plaidoirie de la poursuite à ce sujet, le juge laisse voir que, selon lui, l’appelant a renoncé à son droit au silence en parlant aux policiers et qu’aucune directive particulière n’est nécessaire. Il précise :
[…] s’il avait gardé le silence, comme il pouvait le faire, j’aurais jamais autorisé maître Morin à plaider ce qu’elle a plaidé. C’est complètement illégal. Un accusé a aucun fardeau de preuve. Même quand il témoigne, il a rien à prouver.
[38] Bref, pour le juge, si l’accusé décide de parler à la police, il renonce à son droit au silence, même en regard de ce qu’il ne veut pas dire. Avec égards, c’est une interprétation erronée du droit.
[39] Voyons maintenant comment l’omission d’impliquer nommément M. Mailhot-Caron a été traitée lors du procès.
[40] Voici quelques extraits du contre-interrogatoire de l’appelant :
Q. […] Vous avez su qu’il y avait des policiers qui étaient venus sur les lieux de l’agression ?
R. Oui. J’ai su ça suite à la sortie de Jessica et Angélique qui ont été au dépanneur chercher des cigarettes. Il y avait des enquêteurs ou la police habillée en police qui enquêtaient sur la rue. Ils étaient pas si loin que ça.
Q. Donc, à ce moment-là, vous à aucun moment, vous êtes allé les voir pour collaborer à l’enquête ?
R. Non.
Q. Non.
R. Effectivement, suite à mon passé et suite à des probations que j’avais, non j’étais pas intéressé comme tout le monde d’ailleurs.
[…]
Q. J’ai raison de dire que, toute l’histoire que vous avez racontée ce matin, vous l’avez jamais dite aux enquêteurs?
R. Non.
Q. Non?
R. C’est sûr que non.
[…]
Q. Avez-vous fait une plainte contre Antoine comme témoin, dans le fond, des gestes qu’il avait commis? Avez-vous communiqué avec les policiers pour leur expliquer qu’ils s’étaient trompés?
R. Bien, non. Tout passe sur moi. J’ai un dossier. Je suis le seul qui avait un gros dossier, donc c’est moi le coupable.
Q. Le 12 mai 2010, vous avez jamais parlé que Antoine avait poignardé et que vous aviez lavé un couteau?
R. Effectivement.
[41] L’avocate de la poursuite fait ensuite valoir ses arguments au jury :
Il a parlé aux policiers le 12 mai 2010. Il l’a admis en contre-interrogatoire. À ce moment-là, il a jamais parlé qu’Antoine l’avait poignardé. Il a jamais parlé qu’il avait nettoyé le couteau. Il a jamais indiqué, là, pourquoi qu’il avait fui les policiers. Pourquoi?
Monsieur le juge va vous expliquer, là, le fardeau de preuve. J’ai pas l’intention ici de dire qu’il a à prouver que c’est Antoine. Mais il va plus loin que la simple défense de négation. Il accuse quelqu’un d’autre. Donc, c’est à se questionner : « Pourquoi qu’il n’en a pas parlé le 12 mai ? ». Il est détenu depuis huit mois, puis il n’en a pas parlé.
Il a attendu de lui-même pour faire part de son récit. Donc, c’est le gros bon sens selon nous. […] Les témoins qui collaborent. Les témoins qui donnent leur version sans se parler. Un témoin qui remet mettons le couteau comme Antoine Mailhot Caron, qui se sauve pas des policiers. Habituellement, c’est le monde qui disent la vérité.
Les gens qui se sauvent, qui cachent le couteau, qui se défont de leurs vêtements, qui cachent le vélo, qui se sauvent de la police, qui donnent pas leur version quand ils parlent aux policiers, habituellement c’est des gens qui sont peut-être un peu moins fiables. Donc, posez-vous la question. C’est quoi le comportement de quelqu’un d’honnête, de quelqu’un de transparent?
[Je souligne.]
[42] En somme, l’avocate attaque de plein front le droit de l’appelant au silence. À trois reprises, elle laisse entendre que de ne pas collaborer avec la police affecte la crédibilité de l’appelant et peut être un indice de sa culpabilité. Ces propos ne respectent pas la règle de droit.
[43] Par ailleurs, on le sait, le juge a estimé que l’appelant avait renoncé à son droit au silence et n’a pas donné une directive spécifique pour atténuer la portée des arguments de la poursuite. Au contraire, je suis d’avis que ses directives ont pu amener le jury à utiliser la décision de l’appelant de ne pas tout dire aux policiers pour ébranler sa crédibilité et le reconnaître coupable. Voici ce que dit le juge :
Vous devriez, à mon avis, considérer ce que Lagacé a fait ou ce qu’il a pas fait. Comment il l’a fait ou comment il l’a pas fait. Ce qu’il a dit. Ce qu’il n’a pas dit. Vous devriez regarder les mots prononcés par Luc Lagacé et sa conduite avant, pendant, après l’acte illégal qui a mené à la tentative de meurtre d’A… D….
Toutes ces choses et les circonstances dans lesquelles elles sont arrivées peuvent faire la lumière sur l’état d’esprit de Luc Lagacé, à ce moment. Ces éléments peuvent vous aider à établir ce qu’il avait l’intention de faire ou ce qu’il n’avait pas l’intention de faire.
[44] À mon avis, cette directive est inappropriée et surtout, insuffisante. En effet, même si la preuve en question avait été admissible, le juge devait au moins instruire le jury sur sa valeur limitée et ses dangers et l’aviser qu’il ne pouvait condamner l’appelant pour cette raison. Dans Turcotte, précité, la juge Abella traite de cette question :
58 Bien qu’il ne soit pas admissible comme preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ou à l’état d’esprit, on aurait pu soutenir que le comportement de M. Turcotte au détachement de la GRC, y compris son refus de répondre à certaines questions de la police, était admissible en tant que partie inextricable de l’exposé des faits. Comme je l’ai déjà mentionné, la question de son admissibilité n’a été soulevée ni au procès ni en appel. Mais après avoir admis le silence en preuve, le juge du procès devait dire au jury dans les termes les plus clairs que cette preuve ne pouvait servir à étayer une inférence de culpabilité, et ce, afin de faire contrepoids à l’impulsion intuitive de conclure que silence ne peut rimer avec innocence. Lorsque la preuve relative au silence est admise, les jurés doivent être instruits du véritable objet de l’admission de la preuve, des inférences inacceptables à ne pas tirer de la preuve relative au silence, de la valeur probante limitée du silence et des dangers de se fonder sur une telle preuve.
[45] Dans R. c. Peruta[8], l’avocat de la poursuite a suggéré, en plaidoirie, que le défaut de clamer son innocence et de dire aux policiers qu’une autre personne avait commis le meurtre était un indice de culpabilité. La Cour a conclu que « these excesses by the prosecution were illegal; particularly in the absence of adequate action by the judge, the fairness of the trial was prejudiced ».
[46] Je n’ai aucune hésitation à convenir, comme dans le dossier Peruta, que l’équité du procès a été entachée.
[47] De plus, la poursuite a commis d’autres impairs. Ainsi, elle a brimé un autre droit de l’appelant, soit celui à la communication de la preuve, alors que l’avocate de la poursuite invoque l’exercice de ce droit constitutionnel pour tenter d’affaiblir sa crédibilité. Voici le contre-interrogatoire de l’appelant sur cette question :
Q. Là vous témoignez aujourd’hui. Vous, vous avez eu la preuve?
R. J’ai seulement une déclaration de Antoine Mailhot Caron, Angélique Bolduc. Dans le fond, les déclarations écrites des personnes ainsi que des notes policières.
Q. Donc, vous avez lu ça avant de témoigner?
R. J’ai lu ça au mois de mai […].
[48] La poursuite fait ensuite valoir au jury que les trois témoins de la poursuite, eux, n’ont pas pris connaissance de la preuve avant de témoigner, contrairement à l’appelant :
Trois personnes qui ont jamais regardé la preuve. La seule personne qui parle d’un long couteau, c’est l’accusé. L’accusé a pris connaissance de la preuve. Puis c’est huit mois qu’il parle, huit mois après avoir regardé la preuve qu’il vous donne sa version. Au niveau de la fiabilité, est-ce qu’on peut se fier? Est-ce qu’on se fie à quelqu’un qui vous donne une version sans connaître celle des autres, sans qu’ils lisent la preuve? Ou on se fie à la personne ou de quelqu’un qui a pris connaissance de la preuve, puis qui peut, après ça, en regardant tout ça, donner sa version?
Il attend huit mois plus tard, après avoir lu la preuve, pour venir vous expliquer ça. Est-ce que c’est le comportement de quelqu’un innocent? […]
[49] On ne peut évidemment attaquer la crédibilité de l’accusé en prétextant qu’il a eu l’occasion de consulter la preuve. C’est son droit strict et cela ne peut être utilisé pour entacher sa crédibilité.
[50] Dans Manual of Criminal Evidence[9], l’auteur Watt fait état de trois arrêts qui condamnent cette pratique : R. v. Kokotailo[10], R. v. Cavan[11] et R. v. White[12].
[51] Dans R. c. Parenteau[13], la Cour rappelait que la poursuite ne peut demander à l’accusé s’il a obtenu communication de la preuve en laissant sous-entendre qu’il a adapté son témoignage en conséquence. Comme le mentionne la juge Côté :
[l]e principe qui sous-tend cette règle vise à ne pas, d’un côté, accorder un droit constitutionnel à un accusé pour ensuite lui reprocher d’avoir un avantage découlant de ce droit. La situation pourrait être préjudiciable.
[52] Dans le présent appel, il n’y a pas eu de directive particulière pour rétablir les choses.
[53] Enfin, l’avocate de la poursuite a demandé à l’appelant de commenter certains témoignages et de donner son opinion sur la véracité de ces versions :
Q. Dans votre récit aujourd’hui, vous livrez au jury. Il y a des choses que vous pensez, comme les autres ont fait. Les autres ont menti, selon vous. C’est ça?
R. Bien, si on y va selon ce qui est supposé. Quand qu’on fait une déclaration assermentée, vous êtes supposé de dire pratiquement mot pour mot ce qui est arrivé à la Cour dans votre déclaration. Donc, quelqu’un… C’est arrivé souvent que mon avocat sans être témoin est arrivé : « Ah! Vous êtes sûr que vous avez dit ça? Pouvez-vous me dire ça sur la déclaration? » « Ah! Je suis plus sûr. » « Comment ça? » Donc, moi j’appelle ça un mensonge.
Q. Donc, monsieur Lagacé, ma question est simple.
R. Oui.
Q. Les gens, selon vous, ont menti?
R. Certains, sur certains faits.
[54] Un tel contre-interrogatoire, qui est inéquitable, est interdit en ce qu’il enfreint la présomption d’innocence, comme le précise le juge Doherty dans R. v. R.H.[14] :
3 The cross-examination violated the well-known principle stated in cases going back to R. v. Markadonis, 1935 CanLII 44 (SCC), [1935] S.C.R. 657, that it is improper to ask an accused for his opinion of the veracity of another witness. The question is unfair and where, as here, that witness is the person making the central allegation against the accused, the question undermines the presumption of innocence. As the authors of McWilliams’ Canadian Criminal Evidence note at 27-23, the question also forces the accused to advocate the case when his role is to testify as a witness: see Mr. Justice S. Casey Hill, David M. Tanovich and Louis P. Strezos, eds., McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, loose-leaf, 4th ed. (Aurora, ON: Canada Law Book, 2009).
[55] Les auteurs Béliveau et Vauclair[15] signalent ceci :
D’entrée de jeu, on doit mentionner qu’il est évidemment interdit de contre-interroger le témoin en rapport avec la déclaration fournie par une autre personne ou de demander à l’accusé de commenter sa crédibilité ou d’expliquer pourquoi ses accusateurs mentiraient devant la cour; cela a en pratique pour effet de l’obliger à prouver que ceux-ci ont tort.
[56] Parmi les très nombreux arrêts et jugements qui dénoncent un tel contre-interrogatoire[16], mentionnons R. c. X[17], alors que la juge Thibault écrit :
90 Je ne peux cependant pas taire le caractère hautement inapproprié du procédé utilisé par le ministère public, soit d’avoir contre-interrogé l’appelant et les témoins de la défense, pour connaître leur opinion quant à la véracité d’une déclaration d’un autre témoin. Dans T.(A.). c. R., le juge Morris Fish, alors juge à notre Cour, a dénoncé l’illégalité d’une telle approche :
For at least seventy years it has been considered abusive and improper in Canada for Crown counsel to cross-examine the accused on his or her opinion as to the veracity of prosecution witnesses.
[57] Encore très récemment, dans R. c. Genest[18], le juge Kasirer écrivait :
88 L’intimée concède que l’avocat du ministère public n’avait pas le droit de questionner l’appelant sur la crédibilité des témoins. […]
[58] Il faut croire que le message passe mal.
[59] Tous ces écarts de la poursuite, dont l’effet préjudiciable n’a pas été contré par une directive particulière, me convainquent que le procès fut inéquitable, ce qui commande un nouveau procès[19]. Par ailleurs, même si la disposition réparatrice du paragr. 686(1)b)(iii) C.cr. s’appliquait, je ne peux dire que la preuve est accablante. À titre d’exemple, seul Antoine Mailhot-Caron identifie l’accusé comme étant celui qui a porté les coups de couteau.