Fouille de sécurité.
[32] Une fouille policière raisonnablement nécessaire pour éliminer les menaces à la sécurité du public ou du policier — que j’appellerai une « fouille de sécurité » — est généralement menée en réaction à une menace. C’est à dire que, même si de telles fouilles peuvent être effectuées dans toutes sortes de situations, elles sont généralement imprévues parce qu’elles constituent une réponse à une situation dangereuse créée par une personne, situation à laquelle les policiers doivent réagir « sous l’impulsion du moment ». Le propos du juge Binnie dans l’arrêt A.M. relativement aux fouilles effectuées avec des chiens renifleurs, selon lequel « les policiers sont généralement obligés de prendre rapidement des mesures en fonction des observations faites sur place » (par. 90), s’applique également aux fouilles de sécurité. Ces fouilles sont donc habituellement effectuées sans mandat, car les policiers n’ont généralement pas le temps d’obtenir une autorisation judiciaire préalable. Elles procèdent en quelque sorte d’une situation d’urgence. Malgré cette situation d’urgence, les « fouilles de sécurité » doivent néanmoins être autorisées par une règle de droit.
[33] En plaidant que la fouille effectuée par le sergent Boyd était autorisée par une règle de droit, le ministère public s’appuie sur le critère établi dans l’arrêt R. c. Waterfield, [1963] 3 All E.R. 659 (C.C.A.) et énoncé par notre Cour dans Dedman c. La Reine, 1985 CanLII 41 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 2. Il convient de rappeler que dans Waterfield, deux policiers avaient essayé de détenir un bien personnel (une automobile) appartenant à l’accusé. La cour a établi un critère à deux volets pour déterminer si les policiers agissaient dans l’exercice de leurs fonctions lorsqu’ils avaient tenté d’empêcher l’accusé de déplacer le bien lui appartenant. Comme le souligne le professeur P. Healy, le critère proposé dans Waterfield a servi, dans Dedman et dans les premières décisions canadiennes l’ayant appliqué (R. c. Stenning, 1970 CanLII 12 (CSC), [1970] R.C.S. 631, et Knowlton c. La Reine, 1973 CanLII 148 (CSC), [1974] R.C.S. 443), à établir [traduction] « le cadre de la responsabilité applicable lorsqu’il s’agi[ssait] de déterminer si un policier a[vait] agi dans l’exercice de ses fonctions » : « Investigative Detention in Canada », 2005 Crim. L.R. 98, p. 102. Ce critère aidait à déterminer si un policier victime d’une agression agissait, au moment de l’agression, à titre de policier, et si l’accusé s’était donc rendu coupable de voies de fait à l’endroit d’un policier plutôt qu’à l’endroit d’un citoyen ordinaire. L’arrêt Waterfield ne répond donc pas parfaitement à la question de savoir si les policiers ont le pouvoir en common law d’effectuer des fouilles de sécurité touchant des personnes.
[34] Tournons nous plutôt vers notre jurisprudence. Notre Cour a précisé et appliqué le critère à deux volets de l’arrêt Waterfield dans des contextes divers, comparables à celui des fouilles de sécurité, afin de déterminer si le pouvoir des policiers englobait une conduite constituant à première vue une atteinte à la liberté d’une personne (Dedman et Mann).
[35] Pour satisfaire au premier volet du critère établi dans l’arrêt Waterfield, le tribunal doit se demander si la conduite s’inscrit dans le cadre général d’un devoir incombant aux policiers aux termes d’un texte de loi ou de la common law. Dans le cas des fouilles de sécurité, il est facile de satisfaire à ce premier volet du critère. Comme nous l’avons vu, la conduite des policiers en l’espèce s’inscrit dans le cadre général du devoir qu’ont les policiers en common law de protéger la vie et la sécurité. Ce devoir est bien établi (Mann, par. 38; R. c. Clayton, 2007 CSC 32 (CanLII), 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725, par. 20‑21; Dedman).
[36] Deuxièmement, si la réponse à la première question est affirmative, comme en l’espèce, le tribunal doit se demander si la conduite constitue un exercice justifiable des pouvoirs afférents à ce devoir. Comme la Cour l’a affirmé dans Dedman :
L’atteinte à la liberté doit être nécessaire à l’accomplissement du devoir particulier de la police et elle doit être raisonnable, compte tenu de la nature de la liberté entravée et de l’importance de l’objet public poursuivi par cette atteinte. [Je souligne; p. 35.]
Ainsi, pour que l’atteinte soit justifiable, la conduite des policiers doit, eu égard à l’ensemble des circonstances, être raisonnablement nécessaire à l’accomplissement du devoir en question (Mann, par. 39; Clayton, par. 21 et 29).
[37] Pour déterminer si une fouille de sécurité est raisonnablement nécessaire, et donc justifiable, un certain nombre de facteurs sont pris en considération pour mettre en équilibre le devoir des policiers et le droit à la liberté en cause. Ces facteurs englobent les suivants :
1. l’importance que présente l’accomplissement de ce devoir pour l’intérêt public (Mann, par. 39);
2. la nécessité de l’atteinte à la liberté individuelle pour l’accomplissement de ce devoir (Dedman, p. 35; Clayton, par. 21, 26 et 31);
3. l’ampleur de l’atteinte à la liberté individuelle (Dedman, p. 35).
Si ces trois facteurs, examinés globalement, indiquent que l’intervention policière en cause était raisonnablement nécessaire, la conduite en question ne constituera pas un « emploi injustifiable d’un pouvoir [. . .] de la police » (Dedman, p. 36). Si les deux volets du critère de l’arrêt Waterfield sont respectés, le tribunal sera alors en mesure de conclure que la fouille en cause était autorisée par une règle de droit.
[38] Ainsi, le courant jurisprudentiel découlant des arrêts Dedman et Mann ne permet pas d’affirmer que toute conduite découlant de l’accomplissement des devoirs d’un policier est autorisée par une règle de droit. Bien au contraire, seuls les actes raisonnablement nécessaires à l’accomplissement de tels devoirs peuvent être considérés, si les circonstances s’y prêtent, comme étant autorisés par une règle de droit. La Cour d’appel d’Angleterre a été claire sur ce point dans Waterfield, dans passage cité par notre Cour dans l’arrêt Dedman :
[traduction] Ainsi, comme on peut affirmer en termes généraux que les agents de police ont le devoir d’empêcher le crime et le devoir, lorsqu’un crime a été perpétré, de traduire le délinquant en justice, il est également évident, selon la jurisprudence, que lorsque l’accomplissement de ces devoirs généraux comporte des atteintes à la personne ou aux biens d’un particulier, les pouvoirs des policiers ne sont pas illimités. [Je souligne; p. 33.]
De même, dans la forte dissidence qu’il a exprimée dans le Renvoi sur l’écoute électronique, 1984 CanLII 31 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 697, le juge Dickson a insisté sur l’importance cruciale d’interpréter restrictivement le critère de l’arrêt Waterfield :
Même si on peut prétendre qu’un policier agit dans le cadre général de son devoir d’enquêter sur le crime, cela ne l’autorise pas à violer la loi chaque fois que cela pourrait se justifier par l’intérêt public à ce que la loi soit appliquée. Tout principe de ce genre ne constituerait rien de moins qu’une autorisation donnée à la police de commettre des actes illégaux dès lors que les avantages de ces actes semblent l’emporter sur les inconvénients qu’entraînerait la violation des droits d’une personne. [p. 718‑719]
De telles limites à l’égard des fouilles de sécurité sont particulièrement importantes lorsque la fouille est effectuée dans une résidence privée, comme en l’espèce, où est survenue une atteinte grave à l’intimité du foyer de M. MacDonald. De plus, de telles fouilles peuvent souvent permettre à la police d’obtenir de nombreux renseignements personnels très délicats.
[39] En gardant ces éclaircissements à l’esprit, nous devons soupeser judicieusement les facteurs à prendre en considération pour l’application du deuxième volet du critère des arrêts Dedman et Mann. Les facteurs énoncés précédemment aident non seulement à déterminer s’il existe un pouvoir policier, mais aussi à définir les limites ce pouvoir.
1. Importance du devoir : Nul ne peut raisonnablement contester que le devoir de protéger la vie et la sécurité est de la plus haute importance pour l’intérêt public, et qu’il peut être nécessaire que le policier, dans certaines circonstances, porte atteinte à la liberté individuelle pour s’acquitter de ce devoir.
2. Nécessité de l’atteinte pour l’accomplissement de ce devoir : Lorsque l’accomplissement d’un devoir exige d’un policier qu’il traite avec une personne dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle est armée et dangereuse, une atteinte à la liberté de cette personne peut être nécessaire.
3. Ampleur de l’atteinte : L’atteinte à la liberté d’une personne ne sera justifiée que dans la mesure où elle est nécessaire pour vérifier la présence d’armes. Bien que la manière précise dont la fouille de sécurité est effectuée variera d’une affaire à l’autre (fouille par palpation, utilisation d’une lampe de poche ou, comme en l’espèce, ouverture plus grande d’une porte), une telle fouille ne sera légale que si, sous tous ses aspects, elle exerce une fonction protectrice. Autrement dit, le pouvoir autorisant la fouille s’arrête à partir du moment où l’on ne cherche plus à vérifier la présence d’armes. Dans l’évaluation du caractère raisonnable de l’atteinte à la liberté individuelle dans le cas d’une fouille de sécurité, il faut garder à l’esprit la prémisse sur laquelle repose le critère de l’arrêt Collins — une fouille sans mandat est présumée abusive à moins qu’elle puisse être justifiée.
[40] Après avoir soupesé ces facteurs, je suis convaincu que le devoir qu’ont les policiers de protéger la vie et la sécurité peut justifier l’exercice du pouvoir d’effectuer une fouille de sécurité dans certaines circonstances. À tout le moins, lorsqu’une fouille est raisonnablement nécessaire pour éliminer une menace imminente à leur sécurité ou à celle du public, les policiers devraient pouvoir effectuer une telle fouille.
[41] Bien que je reconnaisse l’importance des fouilles de sécurité, je tiens toutefois à répéter que le pouvoir d’effectuer ces fouilles n’est pas absolu. À mon avis, suivant les principes établis dans Mann et confirmés dans Clayton, les circonstances doivent établir qu’une telle fouille est raisonnablement et objectivement nécessaire pour écarter une menace imminente à la sécurité du public ou des policiers. En raison de l’importance des droits au respect de la vie privée qui sont en jeu, pour être légalement autorisés à effectuer une fouille de sécurité, les policiers doivent croire pour des motifs raisonnables que leur sécurité est menacée et qu’il est donc nécessaire de procéder à une fouille (Mann, par. 40, voir aussi par. 45). Pour déterminer si une fouille est légale, il faut donc se demander si elle est raisonnablement nécessaire et si cette nécessité est objectivement vérifiable dans les circonstances (voir : R. c. Tse, 2012 CSC 16 (CanLII), 2012 CSC 16, [2012] 1 R.C.S. 531, par. 33). Comme la Cour l’a affirmé dans Mann, de vagues inquiétudes en matière de sécurité ne sauraient justifier une fouille. Pour effectuer une fouille de sécurité légale, le policier doit plutôt agir à partir « d’inférences raisonnables et précises fondées sur les faits connus se rapportant à la situation » (Mann, par. 41).
[42] Les fouilles de sécurité sont des fouilles physiques susceptibles de révéler un large éventail de renseignements sur une personne. En l’espèce, même si le sergent Boyd n’a fait qu’ouvrir la porte un peu plus, ce geste risquait de révéler aux policiers un certain nombre de choses à propos de M. MacDonald, car ils pouvaient alors mieux voir l’intérieur de l’unité. Cependant, comme le sergent Boyd avait des motifs raisonnables de croire que M. MacDonald était armé et dangereux, il était légalement autorisé à ouvrir la porte un peu plus.
[43] Suivant le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Collins, nul ne peut contester que l’autorisation légale de procéder à une fouille de sécurité n’a rien d’abusif. En fait, l’accomplissement du devoir incombant aux policiers de protéger la vie et la sécurité est au cœur même de l’existence de la police en tant qu’entité sociale. De plus, le droit ne justifie l’accomplissement de ce devoir policier que dans le cas où il est raisonnablement nécessaire pour la police d’effectuer la fouille de sécurité en question (Clayton, par. 21, 26 et 31). Comme je l’ai expliqué précédemment, il ne sera raisonnablement nécessaire pour les policiers d’effectuer une telle fouille que s’ils ont des motifs raisonnables de croire à l’existence d’une menace imminente pour leur sécurité. Cette restriction garantit que le droit n’étend pas de manière excessive les pouvoirs des policiers. Elle fournit ainsi l’assurance que le droit lui‑même n’a rien d’abusif et peut être raisonnablement circonscrit.
[44] Ce pouvoir de common law d’effectuer une fouille de sécurité constitue l’autorisation légale non abusive justifiant la fouille effectuée par le sergent Boyd. Ce pouvoir est en cause parce que le sergent Boyd avait des motifs raisonnables de croire à l’existence d’une menace imminente pour la sécurité du public ou pour celle des policiers et que la fouille était nécessaire pour écarter cette menace. Plus particulièrement, le juge du procès a conclu que le sergent Boyd avait fait les observations suivantes quand M. MacDonald avait ouvert la porte :
i) M. MacDonald cachait sa main derrière sa jambe et, de toute évidence, il tenait un objet;
ii) il s’agissait d’un objet « noir et brillant », donc possiblement d’une arme;
iii) lorsqu’on lui a demandé à deux reprises ce qu’il tenait derrière son dos, M. MacDonald a refusé de répondre ou de fournir toute autre explication.
[45] À mon avis, la fouille effectuée par le sergent Boyd était autorisée par une règle de droit, en l’occurrence une règle de common law maintenant bien établie et cette règle de droit n’avait rien d’abusif. Comme je l’explique ci‑après, la façon dont celui‑ci a effectué la fouille n’était pas non plus abusive.