L’article 24(2) ne confère pas un pouvoir discrétionnaire. Il impose l’obligation d’exclure une preuve si son admission, malgré la violation d’un droit substantiel, risque de déconsidérer l’administration de la justice.
Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il faut, pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice, examiner trois questions tirant chacune leur origine des intérêts publics sous‑jacents au par. 24(2), considérés à long terme dans une perspective sociétale prospective. Ainsi, le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de :
(1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (l’utilisation peut donner à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État),
(2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte (l’utilisation peut donner à penser que les droits individuels ont peu de poids) et
(3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond.
[13] L’article 24(2) ne confère pas un pouvoir discrétionnaire. Il impose l’obligation d’exclure une preuve si son admission, malgré la violation d’un droit substantiel, risque de déconsidérer l’administration de la justice. En outre, il ne crée ni n’impose une règle d’exclusion automatique dès lors qu’une violation est établie. Il impose une règle d’exclusion qui doit être respectée au regard de la gravité et de l’effet relatif de la violation par rapport aux objectifs de la justice criminelle. Bien que l’arrêt Grant ait été cité plus de 5 000 fois en jurisprudence, il ne se prête pas à une application qui permettrait au juge de classer les considérations pertinentes dans un ordre de priorité privilégié. Pour cette raison, il est utile de rappeler de temps à autre les propos tenus par la Cour suprême dans l’arrêt Grant au sujet de l’application du paragraphe 24(2) afin de garantir une interprétation qui respecte l’objet de cette disposition.
En règle générale, les éléments de preuve seront écartés en dépit de leur pertinence et de leur fiabilité lorsque l’atteinte à l’intégrité corporelle est délibérée et a des effets importants sur la vie privée, l’intégrité corporelle et la dignité de l’accusé. À l’inverse, lorsque la violation est moins inacceptable et l’atteinte moins sévère, les éléments de preuve corporelle fiables pourront être admis. Ce sera souvent le cas, par exemple, des échantillons d’haleine, qui s’obtiennent par des procédés relativement non intrusifs.
La Cour suprême résume son approche plus loin dans ses motifs :
[107] […] [L]eur admissibilité devrait s’apprécier en examinant l’effet qu’aurait leur utilisation sur la considération dont jouit le système de justice, compte tenu de la gravité de la conduite policière, des incidences de la violation de la Charte sur les intérêts protégés de l’accusé et de la valeur de l’instruction au fond de l’affaire.
[108] Le premier point à examiner dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2) — la gravité de la conduite attentatoire — est d’ordre factuel. L’utilisation d’éléments de preuve obtenus à la suite d’une conduite policière délibérée, inacceptable et faisant fi des droits de l’accusé peut amener à penser que les tribunaux tolèrent implicitement ce genre de conduite et ébranler le respect dont jouit l’administration de la justice. Par contre, lorsque les policiers ont agi de bonne foi, il se peut que l’utilisation des éléments preuve en dépit de la violation ait peu d’effet préjudiciable sur la considération dont jouit le processus judiciaire.
[109] Le deuxième point à examiner concerne la possibilité que l’utilisation des éléments de preuve laisse supposer que les droits garantis par la Charte ne sont pas très importants, ce qui risque de compromettre la considération attachée au système de justice. Le juge doit donc examiner la gravité de la violation des intérêts protégés de l’accusé et, à l’égard d’éléments de preuve corporelle obtenus en violation de l’art. 8, évaluer dans quelle mesure la fouille, la perquisition ou la saisie a porté atteinte à la vie privée, à l’intégrité corporelle et à la dignité humaine de l’accusé. Les procédés intrusifs peuvent varier beaucoup en gravité, allant de gestes plutôt bénins comme la prise d’empreintes digitales ou l’emploi de techniques de reconnaissance de l’iris à la prise d’échantillons de sang ou d’empreintes dentaires par la force (comme dans Stillman). Plus l’atteinte est grande, plus il importe que le tribunal écarte les éléments de preuve afin de donner corps aux droits garantis par la Charte aux accusés.
[110] Le troisième point — l’incidence de l’utilisation des éléments de preuve sur l’intérêt du public à ce que l’affaire soit jugée au fond — favorisera généralement l’utilisation des éléments de preuve lorsqu’il s’agit d’échantillons de substances corporelles. En effet, contrairement aux déclarations forcées, les éléments de preuve corporelle sont généralement fiables, et le risque d’erreur qui surgit nécessairement lorsque le juge des faits est privé d’éléments de preuve peut faire pencher la balance du côté de l’utilisation.
[111] Bien qu’il faille toujours tenir compte des faits particuliers de chaque cause, on peut dire que, en règle générale, les éléments de preuve seront écartés en dépit de leur pertinence et de leur fiabilité lorsque l’atteinte à l’intégrité corporelle est délibérée et a des effets importants sur la vie privée, l’intégrité corporelle et la dignité de l’accusé. À l’inverse, lorsque la violation est moins inacceptable et l’atteinte moins sévère, les éléments de preuve corporelle fiables pourront être admis. Ce sera souvent le cas, par exemple, des échantillons d’haleine, qui s’obtiennent par des procédés relativement non intrusifs.
La loi protège ardemment l’attente en matière de vie privée dans les lieux physiques, surtout les lieux résidentiels, y compris le périmètre extérieur de ceux-ci. Une violation de cette attente est présumée grave et, en pratique, il incombe à l’État de réfuter cette conclusion. La « hiérarchie des lieux » évoquée par la Cour supérieure[9] – qui pourrait signifier une réduction de l’attente de respect de la vie privée dans les terrains adjacents à une habitation – ne signifie pas que cette attente soit réduite à néant.
[16] Depuis l’arrêt Hunter c. Southam Inc.[8], la jurisprudence canadienne reconnaît invariablement qu’en l’absence d’une autorisation préalable, une perquisition ou une saisie viole l’article 8 de la Charte. La loi protège ardemment l’attente en matière de vie privée dans les lieux physiques, surtout les lieux résidentiels, y compris le périmètre extérieur de ceux-ci. Une violation de cette attente est présumée grave et, en pratique, il incombe à l’État de réfuter cette conclusion. La « hiérarchie des lieux » évoquée par la Cour supérieure[9] – qui pourrait signifier une réduction de l’attente de respect de la vie privée dans les terrains adjacents à une habitation – ne signifie pas que cette attente soit réduite à néant.
[17] En l’espèce, les policiers ont pénétré sur la propriété de l’appelant sans aucune autorisation valable. Ils étaient des intrus. Ce faisant, ils ont fait preuve d’un mépris flagrant des exigences légales d’autorisation préalable. Il est difficile d’éviter la conclusion qu’ils se sont arrogé le pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir compte des impératifs imposés par l’article 8.
[18] Le Code de procédure pénale n’exonère pas, avant ou après coup, la conduite des policiers. L’article 83 du Code interdit expressément l’entrée sur la propriété, à moins que cette entrée ne soit autorisée en vertu des articles 84 ou 85 :
83. L’agent de la paix ne peut, dans l’application du présent chapitre, pénétrer dans un endroit qui n’est pas accessible au public, sauf dans les cas prévus aux articles 84 et 85 et au chapitre II.1.
84. Un agent de la paix peut pénétrer dans un endroit qui n’est pas accessible au public s’il a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est en train d’y commettre une infraction qui risque de mettre en danger la vie ou la santé des personnes ou la sécurité des personnes ou des biens et que l’arrestation de cette personne est le seul moyen raisonnable à sa disposition pour mettre un terme à la perpétration de l’infraction.
Avant de pénétrer dans cet endroit, l’agent de la paix donne, si c’est possible, compte tenu de la nécessité de protéger les personnes ou les biens, un avis de sa présence et du but de celle-ci à une personne qui s’y trouve et déclare son nom et sa qualité.85. L’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de croire qu’une personne s’enfuit pour échapper à son arrestation peut la poursuivre jusque dans l’endroit où elle se réfugie.
Avant de pénétrer dans cet endroit, l’agent donne un avis de sa présence et du but de celle-ci à une personne qui s’y trouve et déclare son nom et sa qualité, sauf s’il a des motifs raisonnables de croire que cela permettra à la personne devant être arrêtée d’échapper à son arrestation.
[19] Dans les circonstances de la présente affaire, l’article 84 n’est d’aucun secours aux agissements des policiers et il n’est pas possible à ces derniers d’invoquer la bonne foi ou l’ignorance de la loi régissant leur conduite[10].
[20] Il n’y avait pas d’urgence. Il n’y avait pas non plus de danger apparent ni de circonstances exceptionnelles. Il n’y avait pas de risque de fuite. Il ne s’agissait pas d’une fouille de périmètre[11]. Dans le cadre d’une enquête concernant une plainte de bruit, en violation possible d’un règlement municipal, il n’était pas impossible ou même improbable d’obtenir un télémandat[12]. Il ne s’agissait pas non plus d’une approche d’une résidence qui pouvait être caractérisée comme une réponse à une invitation implicite[13]. Il existait d’autres moyens d’action qui auraient pu mettre fin au trouble signalé, par exemple l’allumage des feux de la voiture de police et même un court usage de la sirène en guise d’avertissement. Bref, le comportement des policiers était manifestement intrusif et disproportionné au regard de la violation de l’expectative de vie privée. La gravité de cette violation, au mépris manifeste de la loi, est évidente. Par conséquent, le premier critère de l’arrêt Grant milite en faveur de l’exclusion.
Il est maintenant bien établi que lorsque les deux premiers critères militent fortement en faveur de l’exclusion, le troisième critère fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation de la preuve obtenue en violation de la Charte.
Il n’y a pas d’exception générale à ces principes si la preuve en question est une preuve matérielle.
[24] La société a toujours intérêt à ce que les affaires soient jugées sur le fond, notamment par un processus précis et fiable d’appréciation des faits en ce qui concerne la preuve pertinente. Les trois critères énoncés dans l’arrêt Grant affirment que cet intérêt doit parfois céder le pas à des valeurs dans l’administration de la justice qui lui sont extrinsèques. Il est maintenant bien établi que lorsque les deux premiers critères militent fortement en faveur de l’exclusion, le troisième critère fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation de la preuve obtenue en violation de la Charte[14].
[25] Il n’y a pas d’exception générale à ces principes si la preuve en question est une preuve matérielle. La Cour supérieure suggère qu’une telle preuve pourrait militer en faveur de son utilisation en raison de sa forte fiabilité intrinsèque, mais la Cour suprême, dans l’arrêt Grant, n’a nullement suggéré que le troisième critère oblige à utiliser une preuve obtenue en violation de la Charte. Une telle suggestion contredirait effectivement la jurisprudence affirmant que, dans les cas où les deux premiers critères favorisent l’exclusion de la preuve, le troisième justifiera rarement son utilisation. En outre, elle marquerait un recul vers un état du droit qui a été abandonné lorsque la Charte est entrée en vigueur. En common law, avant l’adoption de la Charte, les éléments de preuve obtenus illégalement étaient admissibles s’ils étaient manifestement pertinents et probants pour une détermination précise et fiable des faits[15]. Comme la Cour suprême l’a noté dans ses propos sur le troisième critère dans l’arrêt Grant[16], ce point de vue a été répudié par l’affirmation expresse que l’administration de la justice doit également privilégier d’autres valeurs.
[26] En l’espèce, les deux premiers critères favorisent l’exclusion de la preuve obtenue en violation de l’article 8. La gravité de la violation exclut tout argument convaincant selon lequel une poursuite pour avoir conduit un véhicule tout-terrain avec un taux supérieur à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang sur sa propre propriété privée, dans des circonstances qui ne révèlent aucune urgence ni aucun danger imminent, pourrait l’emporter sur une attente raisonnable en matière de vie privée protégée par un droit constitutionnel qui a été violé de façon flagrante et sans justification démontrable[17].