Directeur des poursuites criminelles et pénales c. 3095-2899 Québec inc., 2021 QCCA 1222
L’arrêt Kellogg’s de cette Cour est venu consacrer le principe qu’un juge peut par jugement subséquent, dans ce cas par le biais d’une minute déposée quelques jours après la tenue de l’audience, ajouter des motifs au soutien du dispositif rendu oralement et inscrit au procès-verbal.
[15] L’arrêt Kellogg’s de cette Cour est venu consacrer le principe qu’un juge peut par jugement subséquent, dans ce cas par le biais d’une minute déposée quelques jours après la tenue de l’audience, ajouter des motifs au soutien du dispositif rendu oralement et inscrit au procès-verbal[11].
[16] Dans l’arrêt Teskey, la Cour suprême confirmait par ailleurs que la pratique qui consiste à rendre un verdict en indiquant que les « motifs suivront » n’a rien de foncièrement inapproprié[12] :
16 Rien n’empêche un juge de rendre un verdict en précisant que des « motifs suivront ». En matière civile, la juge Arbour (plus tard juge de notre Cour) a énoncé avec justesse le principe suivant dans l’arrêt Crocker c. Sipus (1992), 1992 CanLII 7466 (ON CA), 57 O.A.C. 310 (C.A.), au par. 15 :
[TRADUCTION] L’intérêt de la justice dans une affaire donnée pourrait être mieux servi par le prononcé de la décision dès le processus de réflexion terminé, mais avant la remise des motifs écrits aux parties. Le dépôt d’un avis d’appel après le prononcé de cette décision n’empêche pas à lui seul l’examen en appel des motifs déposés ultérieurement.
17 Les mêmes principes s’appliquent en matière pénale. […]
[17] S’agissant toutefois, dans ce cas, de motifs écrits détaillés déposés par le juge du procès 11 mois après le prononcé des verdicts et après le dépôt d’un avis d’appel, les juges majoritaires choisissaient d’écarter ces motifs, non pas pour la seule raison du délai écoulé entre la déclaration de culpabilité et l’envoi des motifs, ni parce qu’ils semblaient être rédigés en fonction de l’appel interjeté (puisqu’ils ne l’étaient pas), mais parce qu’une série de facteurs donnaient à penser qu’ils avaient été rendus « en fonction du résultat » et constituaient une preuve convaincante et suffisante pour repousser la présomption d’intégrité et d’impartialité du juge du procès, à savoir les facteurs suivants que résumait ainsi la juge Charron[13] :
− la difficulté manifeste qu’a éprouvée le juge du procès à arrêter le verdict au cours des mois qui ont suivi la clôture de la preuve;
− la déclaration de culpabilité prononcée sans aucune indication du raisonnement à sa base;
− le fait que le juge du procès se soit dit disposé à reconsidérer les verdicts immédiatement après leur prononcé;
− la nature de la preuve, qui commandait un examen et une analyse approfondis avant que tout verdict puisse être arrêté;
− le défaut du juge du procès de donner suite aux demandes répétées des avocats en vue d’obtenir des motifs écrits;
− la teneur des motifs, qui font état d’événements survenus longtemps après le prononcé du verdict, ce qui donne à penser qu’ils ont été élaborés après la décision;
− le délai excessif mis à déposer les motifs, conjugué à l’absence de toute indication qu’ils étaient prêts à un moment ou à un autre pendant les 11 mois ayant suivi le prononcé du verdict ou que le juge du procès avait délibérément différé leur dépôt avant qu’il ait été statué sur la demande de déclaration de délinquant dangereux.
Les motifs additionnels ne doivent pas changer substantiellement la décision rendue à l’audience.
[18] En 2010, dans l’arrêt R. v. Wang[14], la Cour d’appel de l’Ontario proposait une vision plus étroite de la portée des changements pouvant être apportés aux motifs rendus oralement, reflétant l’idée que les motifs additionnels ne doivent pas changer substantiellement la décision rendue à l’audience. Elle soulignait alors l’importance de préserver l’intégrité et la transparence des procédures et de rassurer les avocats présents qu’ils peuvent se fier aux motifs livrés oralement, notamment quand vient le temps de décider s’il est opportun de porter l’affaire en appel, sans craindre que ces motifs ne soient altérés par la suite. Elle signalait par ailleurs que des motifs subséquents peuvent faire naître la crainte que le juge du procès cherche à défendre sa décision plutôt qu’à simplement l’expliquer, notamment lorsque les motifs écrits sont rendus après le dépôt d’un appel[15] :
[9] In my view, it is inappropriate to modify, change or add to a transcript of oral reasons rendered in court. There may well be circumstances, such as when the original transcription is no longer available, where the improper alteration of the transcript would be sufficient to warrant ordering a new trial. That said, editing the transcript for readability and to assist in catching errors by the transcriber – not the judge – is appropriate. This would normally be limited to matters such as punctuation, grammatical errors and the like. It is not an opportunity to revise, correct or reconsider the words actually spoken and no changes of substance are to be made. It must be recalled that the transcription of oral reasons rendered in court is exactly that, a transcript of what occurred in court. The reporter preparing the transcript is called upon to certify that the transcript is “a true and accurate transcription of my recordings, to the best of my skill and ability.” To seek to alter the transcript places the reporter in the invidious position of either refusing to certify the transcription or king a certification that he or she does not feel is true and accurate.
[10] The integrity of the trial record and of in court proceedings is fundamental to the judicial system and to the transparency of those proceedings. Counsel who are present when oral reasons are delivered in court should have confidence that the decisions they make with their client based on these oral reasons will not be undermined by alterations that represent something substantially different from what in fact occurred in the courtroom. Nor should counsel, upon receiving a transcript of the oral reasons, be left to wonder whether it in fact reflects what was said in the court, or rather constitutes a version of the reasons as later modified by the judge. It is even a greater concern when the alterations to the transcript of the reasons are made after a notice of appeal has been filed: see R. v. Geesic, 2010 ONCA 365.
[Soulignements ajoutés]
[19] La Cour suprême, toujours dans l’arrêt Teskey, s’était exprimée ainsi au sujet d’une telle crainte[16] :
18 Le fait que des motifs soient déposés longtemps après le prononcé du verdict, particulièrement des motifs ayant de toute évidence été rédigés entièrement après le prononcé du verdict, peut amener une personne raisonnable à craindre que le juge du procès n’ait pas examiné et considéré la preuve avec un esprit ouvert, comme il a le devoir de le faire, mais qu’il ait plutôt énoncé son raisonnement en fonction du résultat. En d’autres mots, lorsque le verdict a déjà été prononcé, en particulier un verdict de culpabilité, il faut se demander si le juge a procédé à l’examen et à l’analyse de la preuve après le prononcé de sa décision dans le but — même inconscient — non pas d’arriver à ce verdict mais plutôt de le défendre. Il est très important dans une affaire criminelle de prendre garde de ne pas examiner la preuve en fonction du résultat, étant donné que l’accusé est présumé innocent et a droit au bénéfice du doute raisonnable. La présence d’un doute raisonnable ne ressort pas toujours de façon évidente. En effet, elle peut parfois être très subtile et n’apparaître qu’aux yeux de la personne qui garde un esprit ouvert. En ce sens, lorsque le juge du procès semble avoir arrêté un verdict de culpabilité avant d’avoir complété la nécessaire analyse de la preuve, une personne raisonnable pourrait alors être amenée à craindre que le juge n’ait pas gardé un esprit ouvert. En outre, si le verdict a été porté en appel, comme c’est le cas en l’espèce, et que les motifs traitent de certaines questions soulevées dans l’appel, cela peut donner l’impression que le juge du procès a tenté de défendre un résultat donné plutôt que de formuler les motifs sur lesquels il s’est fondé pour rendre sa décision.
[20] Dans l’arrêt R. v. Thompson, la Cour d’appel de l’Ontario discutait de la doctrine du functus officio, tout en insistant sur l‘importance de faire la part des choses lorsque les ajouts ont pour but de corriger une erreur dans le raisonnement du juge lors du prononcé de la peine pour expliquer celle-ci sans la modifier pour autant[17] :
[21] In the present case, the sentence imposed was clear and manifest. There was no need for clarification. Indeed, in the addendum, the sentencing judge neither altered nor clarified the sentence that he imposed. His added comments were directed towards correcting an error in his reasons for sentence, and not towards the sentence itself. He sought to clarify not what he decided, but why he decided it. The doctrine of functus officio is concerned with what a given decision was, not why the decision was made.
[22] As a result, I do not view the functus officio analysis as being of assistance in this matter.
[Soulignement ajouté]
[21] Elle poursuivait en signalant que le cadre mis de l’avant par la Cour suprême dans Teskey convient pour évaluer s’il y a lieu de considérer les motifs supplémentaires[18] :
[23] The present case is more in the nature of the issuance of supplementary reasons and is therefore guided by different principles: see R. v. R.(J.)(2008), 2008 ONCA 200 (CanLII), 59 C.R. (6th) 158, (Ont. C.A.) at para. 15.
[24] In R. v. Teskey, 2007 SCC 25 (CanLII), [2007] 2 S.C.R. 267 the Supreme Court of Canada held that reasons delivered after judgment could be considered by an appellate court, unless there was a reasonable apprehension that the reasons were, in reality, an after-the-fact justification for the decision, and not a bona fide expression of the reasons that led the court to reach its verdict.
[Soulignement ajouté]
[22] Les propos de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Thompson ont été avalisés par cette Cour dans l’arrêt Dufour c. R.[19] alors que, sans se prononcer explicitement sur la question du functus officio, elle concluait qu’il n’y avait pas lieu de considérer les motifs qui relèvent d’une justification a posteriori. La juge en chef Duval Hesler écrivait[20] :
[30] Je partage l’opinion de la Cour d’appel d’Ontario à l’effet que des motifs complémentaires du juge ne doivent pas être pris en considération s’ils constituent plutôt, comme ici, « an after‑the-fact justification for the decision ».
[31] Lorsqu’elle rend ses motifs additionnels dans le cadre de la procédure visant à faire déclarer l’appelant délinquant dangereux, la juge affirme qu’ils visent à préciser sa pensée, puisque après relecture de ses motifs à l’appui de la déclaration de culpabilité, elle réalise qu’elle n’avait pas été aussi claire qu’elle l’aurait voulu.
[32] Ces motifs additionnels de la juge de première instance veulent compléter les motifs rendus au soutien de sa décision, puisqu’elle les estime imprécis et insuffisants. Cela étant, ces motifs additionnels ne visent pas à clarifier la décision, mais plutôt à la justifier.
[33] Comme nous l’avons vu, la Cour suprême enseigne qu’il faut être très prudent lorsque des motifs sont ajoutés dans ce contexte, puisqu’il est possible qu’ils ne représentent pas le raisonnement de la juge de première instance ayant mené à la déclaration de culpabilité, mais qu’ils soient plutôt une justification postérieure de sa décision.
[34] C’est le cas en l’espèce. Une personne raisonnable pourrait craindre que les motifs complémentaires de la juge constituent une justification a posteriori du verdict. Ils ne seront pas pris en compte aux fins de cet appel.
[Soulignements ajoutés]
Les tribunaux canadiens reconnaissent, de façon générale, que les motifs additionnels qui visent de manière avouée à renforcer ou à corriger les motifs rendus antérieurement relèvent de la justification a posteriori, sauf s’ils visent la correction d’une erreur qu’on pourrait assimiler à une erreur d’inadvertance au sens de l’article 338 C.p.c.
[28] Depuis les arrêts Teskey, Wang et Thompson[23], les tribunaux canadiens reconnaissent, de façon générale, que les motifs additionnels qui visent de manière avouée à renforcer ou à corriger les motifs rendus antérieurement relèvent de la justification a posteriori[24], sauf s’ils visent la correction d’une erreur qu’on pourrait assimiler à une erreur d’inadvertance au sens de l’article 338 C.p.c.[25].
[29] Dans l’arrêt Cojocaru, la Cour suprême rappelle que l’analyse de l’intégrité des motifs d’un juge a comme point de départ la présomption d’impartialité judiciaire[26]. Cette présomption ne peut être réfutée « qu’au moyen d’une preuve convaincante »[27] qui démontre « qu’eu égard aux circonstances de l’espèce, une personne raisonnable craindrait que les motifs constituent une justification a posteriori du verdict plutôt que l’exposé du raisonnement ayant conduit à celui-ci »[28]. Cette preuve peut être intrinsèque, c’est-à-dire qu’elle ressort des motifs eux-mêmes, ou extrinsèque[29].
[30] L’appelant soulève en l’espèce les éléments extrinsèques suivants au soutien de son argument d’une crainte de partialité :
- Le délai entre la décision rendue oralement et les motifs révisés;
- Le fait que les motifs révisés ont été reçus après la manifestation de son intention de se pourvoir en appel;
- L’invitation de la juge à déposer une inscription modifiée en appel après réception des motifs révisés; et,
- Le défaut de la juge de transmettre une transcription des motifs malgré les demandes répétées de l’appelant.
[31] Ces éléments, à eux seuls, ne permettent toutefois pas de conclure de manière évidente à une justification a posteriori.
Il est évidemment dans l’intérêt de la justice que les jugements soient rendus avec célérité et que les juges prononcent des jugements « séance tenante » lorsqu’ils sont en mesure de le faire, sans pour autant sacrifier le raisonnement ou la réflexion qui s’impose, dans le respect des droits des parties et des règles d’équité.
[43] Les propos qui précèdent ne doivent pas pour autant être perçus comme condamnant la pratique du jugement rendu à l’audience ou rendu oralement dans les jours qui suivent. Il est évidemment dans l’intérêt de la justice que les jugements soient rendus avec célérité et que les juges prononcent des jugements « séance tenante » lorsqu’ils sont en mesure de le faire, sans pour autant sacrifier le raisonnement ou la réflexion qui s’impose, dans le respect des droits des parties et des règles d’équité. Cela dit, le juge doit toujours être conscient du droit d’appel et par conséquent du délai applicable que les parties doivent respecter et de leur droit d’avoir en main des motifs suffisamment complets afin de rédiger les procédures d’appel, et ce, même s’il est toujours possible d’amender celles-ci. Il convient de rappeler à cet égard les propos du juge Dickson dans l’arrêt Baxter Travenol, tels que repris par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’extrait de l’arrêt R. v. Wang reproduit précédemment au paragraphe [38], selon lesquels les parties devraient pouvoir se fier sur le caractère définitif des motifs du jugement rendu.