Les peines minimales obligatoires ne constituent pas la norme au Canada, et elles dérogent aux principes généraux applicables en matière de détermination de la peine énoncés dans le Code, la jurisprudence et la littérature sur le sujet
[46] Lorsqu’on compare la peine résultant du processus individualisé en fonction des principes généraux de détermination de la peine à la norme uniforme établie par la peine minimale obligatoire, il fort probable d’en arriver à un certain écart ou à une certaine disproportion. Comme l’a fait observer la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455, par. 18 : « Les peines minimales obligatoires ne constituent pas la norme au Canada, et elles dérogent aux principes généraux applicables en matière de détermination de la peine énoncés dans le Code, la jurisprudence et la littérature sur le sujet. En particulier, elles dérogent souvent au principe énoncé à l’art. 718.1 du Code, que le législateur a déclaré être le principe fondamental en matière de détermination de la peine : le principe de la proportionnalité. »
[47] Ce n’est donc pas l’existence d’une certaine disproportion qui va à l’encontre de l’exigence du caractère exagérément disproportionné prévue à l’art. 12. Autrement dit, l’analyse du caractère exagérément disproportionné pose la question suivante : la différence entre la peine juste et la peine minimale obligatoire est‑elle exagérément disproportionnée au point de porter atteinte à la dignité humaine de telle sorte qu’elle équivaut à une peine cruelle et inusitée? Suivant une jurisprudence bien établie, la sanction contestée peut être inappropriée, excessive et disproportionnée, mais elle ne franchit la ligne constitutionnelle que si elle devient exagérément disproportionnée. Cette question met en jeu le défi commun de cerner les gradations et démarcations entre des normes juridiques connexes et d’arriver à une conclusion sur la norme juridique qui est respectée. Bien qu’il soit souvent difficile d’évaluer des questions de degré ou de savoir quand quelque chose qui est par ailleurs autorisé est devenu exagérément disproportionné, de nombreuses normes juridiques exigent justement ce type d’analyse. Que ce soit au regard de l’art. 12 ou de l’art. 7 de la Charte, il y a un continuum entre une correspondance exacte et une disproportion exagérée, et le juge a non seulement le pouvoir d’effectuer une telle détermination, mais il est aussi reconnu comme étant bien placé pour le faire : « Telle a été la démarche constante des tribunaux lors d’un contrôle constitutionnel » (Nur, par. 60).
Bien qu’aucun virage méthodologique de taille ne soit justifié, la Cour cherche à apporter plus de clarté et à fournir une meilleure orientation en la matière.
[48] En outre, il peut être plus difficile d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine dans certaines circonstances puisque la différence entre les étapes un et deux fait parfois intervenir des sanctions qui sont de nature différente ou qui entrent dans des catégories distinctes. Par exemple, il arrive qu’une amende constitue une peine juste, mais que la disposition attaquée impose un emprisonnement, ou qu’une absolution ou une peine d’emprisonnement avec sursis soit juste, mais qu’une peine d’emprisonnement soit prescrite par la loi. La disparité dans de tels cas est plus évidente car la comparaison porte sur deux types différents de peine et les effets sont souvent plus extrêmes. Dans d’autres cas, il faut comparer la période d’emprisonnement proportionnée à la période d’emprisonnement contenue dans la peine minimale obligatoire. Dans de tels cas, le type de peine est le même : l’emprisonnement. Les décideurs doivent s’engager dans un raisonnement normatif et décider quand une peine est longue à un point tel qu’elle devient exagérément disproportionnée.
[49] Je n’accepte pas que le cadre établi comporte une faille fondamentale ou soit devenu inapplicable en raison de ces défis et complications. En effet, un grand nombre des arguments retenus par les juges O’Ferrall et Wakeling et avancés devant nous par le procureur général de l’Ontario et d’autres ont eux aussi été défendus avec vigueur et rejetés fermement par notre Cour en 2015 dans l’arrêt Nur. À l’instar de la Cour dans cette affaire, j’estime que la jurisprudence fournit toujours une approche fondée sur des principes qui permet d’établir quand les effets d’une sanction portent atteinte à la dignité humaine à un point tel que la sanction constitue une peine cruelle et inusitée. Élaborer les questions et critères normatifs multiples et parfois nuancés qui sont ou peuvent être examinés à l’intérieur du cadre devrait aider à mettre un terme au « débat aux proportions exagérées » qui concerne à l’occasion l’art. 12 (par. 61, la juge en chef McLachlin). Bien qu’aucun virage méthodologique de taille ne soit justifié, la Cour cherche à apporter plus de clarté et à fournir une meilleure orientation en la matière.
Le but devrait être de déterminer aussi précisément que possible une peine tel qu’il en ressortirait d’une audience de détermination de la peine traditionnelle — particulièrement en raison du fait que cette peine serait purgée si la peine minimale obligatoire était déclarée inconstitutionnelle.
[50] Dans la présente partie, je décris la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12, laquelle porte sur la manière dont il convient de déterminer une peine juste et appropriée. Je commence en abordant la situation dans laquelle la contestation constitutionnelle met en cause la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal. Il s’agit d’une tâche familière : un examen complet de toutes les dispositions pertinentes sur la détermination de la peine qui figurent dans la législation et la jurisprudence applicables. Comme la proportionnalité en matière de détermination de la peine a trait à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de l’individu qui comparaît devant le tribunal, il est nécessaire de considérer les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les caractéristiques personnelles de la personne délinquante. Le but devrait être de déterminer aussi précisément que possibleune peine tel qu’il en ressortirait d’une audience de détermination de la peine traditionnelle — particulièrement en raison du fait que cette peine serait purgée si la peine minimale obligatoire était déclarée inconstitutionnelle.
[51] Je passe ensuite aux cas où la contestation constitutionnelle consiste à présenter des personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles au moyen de scénarios hypothétiques. Puisque c’est une loi d’application générale qui est contestée, notre Cour a maintes fois utilisé des scénarios hypothétiques raisonnables pour mettre à l’épreuve sa portée, son étendue, sa nature et ses effets et autorisé l’utilisation de tels scénarios à ces fins. J’explique les fins auxquelles ils servent et les limites auxquelles ils sont assujettis. Ils peuvent comporter des caractéristiques personnelles, mais celles‑ci doivent être raisonnables, en ce sens qu’elles sont raisonnablement prévisibles et réalistes. Bien qu’un peu plus de souplesse s’impose pour déterminer quelle peine serait proportionnée pour une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, toute tentative de précision est encouragée afin de s’assurer que la comparaison à l’étape deux puisse s’effectuer de manière équitable.
Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres.
[54] Pour aider à déterminer ce qui constitue une peine juste et appropriée dans un cas donné, le Parlement a adopté l’art. 718 du Code criminel(ou l’art. 38 de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, dans les cas qui s’y prêtent). Il convient de tenir compte adéquatement de divers objectifs comme la dénonciation, la dissuasion, la réinsertion sociale, la réparation des torts causés aux victimes, la conscientisation des personnes délinquantes quant à leurs responsabilités et, lorsque cela est nécessaire, l’isolement des personnes délinquantes de la société. Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres. Les tribunaux devraient également tenir compte de toute circonstance aggravante et atténuante se rapportant à l’infraction ou à la personne délinquante.
Bien que notre Cour n’ait pas traité de la question, certaines cours d’appel provinciales ont constaté que, dans le cas des personnes délinquantes noires et des groupes qui font l’objet de discrimination systémique, la preuve du contexte social ou les facteurs contextuels qui ont peut‑être contribué à la présence de la personne délinquante devant le tribunal peuvent également servir de facteur atténuant lors de la détermination de la peine.
[55] En outre, l’al. 718.2e) du Code criminel donne la directive obligatoire de tenir compte de la situation unique des délinquants autochtones pour toutes les infractions (Gladue, par. 93; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 84‑85). Le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte des facteurs systémiques ou contextuels qui peuvent avoir contribué à la comparution de la personne délinquante autochtone en cause devant le tribunal et des types de procédure de détermination de la peine et de sanctions qui peuvent être indiquées dans le cas de cette personne délinquante. Les sanctions substitutives doivent être envisagées. Bien que notre Cour n’ait pas traité de la question, certaines cours d’appel provinciales ont constaté que, dans le cas des personnes délinquantes noires et des groupes qui font l’objet de discrimination systémique, la preuve du contexte social ou les facteurs contextuels qui ont peut‑être contribué à la présence de la personne délinquante devant le tribunal peuvent également servir de facteur atténuant lors de la détermination de la peine (voir, p. ex., R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685, par. 13 et 87‑95; R. c. Anderson, 2021 NSCA 62, 405 C.C.C. (3d) 1, par. 114).
L’objectif de proportionnalité repose sur [traduction] « l’équité et la justice ».
[57] L’objectif de proportionnalité repose sur [traduction] « l’équité et la justice » (R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 546). Il consiste à prévenir l’infliction d’une peine injuste pour le [traduction] « bien commun » (p. 547) et joue un rôle restrictif pour assurer « la justice de la peine envers le délinquant » (Ipeelee, par. 37). Pour ce qui est de la « condition sine qua non d’une sanction juste » (par. 37), le concept indique que l’ampleur de la peine infligée à une personne délinquante doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 70‑71; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 51‑54; Ipeelee, par. 36 et 38; Nur, par. 43; C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), §2.14).
La gravité de l’infraction doit être mesurée en tenant compte des conséquences des agissements de la personne délinquante sur les victimes et la sécurité publique, ainsi que du préjudice corporel et psychologique découlant de l’infraction.
La détermination de la peine envisagée à la première étape dans l’arrêt Nur englobe donc les deux aspects de la proportionnalité.
[61] En toute déférence, cette interprétation étroite est incomplète et suggère que la juge en chef McLachlin a choisi, sans explication, de ne renvoyer qu’à la moitié de l’ensemble bien connu de la proportionnalité. Il est plus raisonnable de considérer que sa mention d’une « peine proportionnée » incorpore à la fois la gravité de l’infraction et la culpabilité morale de la personne délinquante. Son exigence que la peine soit évaluée en fonction des objectifs et des principes de détermination de la peine établis par le Code criminel reconnaît et incorpore expressément les caractéristiques personnelles et la situation de la personne délinquante. Selon ces principes, il n’existe aucune peine proportionnée qui tient compte uniquement de l’infraction et fait abstraction de la personne délinquante. La détermination de la peine envisagée à la première étape dans l’arrêt Nur englobe donc les deux aspects de la proportionnalité.
La précision et la certitude de la sanction juridique sont nécessaires puisque tous doivent savoir exactement quelle peine a été infligée et quand elle prendra fin.
[62] La détermination de la peine est une entreprise éminemment individualisée et discrétionnaire (R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 4; M. (C.A.), par. 92). Chaque peine doit être adaptée sur mesure à l’infraction en cause de même qu’à la personne délinquante concernée (R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399). Il n’y a pas de sanction [traduction] « universelle » (R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30, par. 12), car la peine est « un processus profondément subjectif » et « intrinsèquement individualisé » (M. (C.A.), par. 92; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46) :
La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent.
(M. (C.A.), par. 91)
[63] Au cours des plaidoiries, les avocats plaident souvent en faveur d’une peine se situant à l’intérieur d’une certaine fourchette de peines, ou les cours d’appel établissent des fourchettes ou points de départ en quête de parité. Néanmoins, le juge chargé de la détermination de la peine ne peut se contenter, au final, d’infliger une peine approximative ou de proposer par ailleurs un éventail de peines. Le juge doit formuler une peine individuelle, précise et définie. Il ne saurait ordonner qu’une personne délinquante soit incarcérée pour deux ou trois mois, ou infliger une peine d’« environ trois ans » ou « se situant dans la fourchette ». Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans chaque cas et fixer une peine précise et définie.
[64] La détermination de la peine n’est pas une science exacte. Il peut s’avérer difficile pour les juges de choisir la peine parfaitement adaptée au crime, car il existe souvent plus d’une peine répondant bien à un crime (Hamilton, par. 85 et 156; Ruby, §2.5; Shropshire, par. 48, citant R. c. Muise(1994), 1994 NSCA 198 (CanLII), 94 C.C.C. (3d) 119 (C.A. N.‑É.), p. 123‑124). Voilà cependant le fardeau que supportent chaque jour les juges chargés de la détermination de la peine. À la première étape de l’analyse relative à l’art. 12, s’il est possible de mentionner les fourchettes de peines et points de départ applicables à l’infraction en vue d’aider à déterminer la sanction juste, la peine infligée ne doit comporter aucune approximation. La question clé est la suivante : quelle est précisément la peine juste pour cette personne délinquante en particulier?
[65] La précision et la certitude de la sanction juridique sont nécessaires puisque tous doivent savoir exactement quelle peine a été infligée et quand elle prendra fin. De même, si la peine minimale obligatoire est invalidée, la peine fixée par le juge à la première étape de l’arrêt Nur sera infligée à la personne délinquante. Le fait de choisir scrupuleusement une peine précise et définie favorise l’atteinte d’un résultat équitable sur le plan analytique et fondé sur des principes à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 12
[66] Quand le juge Lamer a écrit dans l’arrêt Smith, p. 1073, qu’un tribunal doit d’abord prendre en considération « les circonstances particulières de l’affaire afin de déterminer quelles peines auraient été appropriées pour punir, réhabiliter ou dissuader ce contrevenant particulier », il parlait de la façon dont il convient d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine à la deuxième étape de l’analyse, et non pas de la manière dont il convient de tenir une audience de détermination de la peine. Il n’a pas dit que fixer la peine juste et proportionnée à la première étape pouvait mettre en jeu une « gamme de peines » comme nous exhortent à le faire certains intervenants. Même les personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles, à l’égard de qui la latitude est plus grande, doivent faire l’objet d’un dosage soigné du pouvoir discrétionnaire et se voir infliger une peine aussi précise que cela est nécessaire dans une procédure traditionnelle et habituelle de détermination de la peine.
Notre Cour a rejeté fermement et clairement l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal.
Exclure la prise en compte des répercussions raisonnablement prévisibles d’une disposition attaquée « réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel.
[71] Dans Nur, notre Cour a établi certains principes obligatoires concernant l’utilisation d’hypothèses raisonnables. La juge en chef McLachlin a dit que l’utilisation d’hypothèses raisonnables se trouvait « au cœur de la présente affaire » (par. 47) et les a intégrées au contenu essentiel de l’analyse fondée sur l’art. 12. Notre Cour a rejeté fermement et clairement l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal (par. 48‑64; voir aussi C. Fehr, « Tying Down the Tracks : Severity, Method, and the Text of Section 12 of the Charter » (2021), 25 Rev. can. D.P.235, p. 240). Dès 2015, il était reconnu que « ne pas tenir compte des applications raisonnablement prévisibles d’une disposition créant une peine minimale obligatoire irait à l’encontre de la jurisprudence établie de la Cour et limiterait de manière artificielle l’analyse portant sur la constitutionnalité de la disposition » (Nur, par. 49).
[72] Exclure la prise en compte des répercussions raisonnablement prévisibles d’une disposition attaquée « réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel » (Nur, par. 63). Comme c’est la « nature de la loi » qui est en question, et non le statut du demandeur, ce dernier n’a qu’à alléguer des effets inconstitutionnels dans sa cause ou sur des tiers (par. 51, citant R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 314). En élaborant des hypothèses raisonnables, le tribunal examine la portée de la disposition attaquée, et « non pas simplement l’équité d’une peine particulière prononcée par un juge lors du procès » (Goltz, p. 503‑504; voir Big M Drug Mart, p. 314; Nur,par. 60). De plus, « [s]i une loi inconstitutionnelle ne pouvait être contestée qu’au regard des faits précis d’une instance donnée, des lois invalides pourraient demeurer en vigueur indéfiniment » (Nur, par. 51).
L’utilisation efficace des ressources judiciaires favorise également le recours à des hypothèses raisonnables, car celles‑ci permettent à un juge d’envisager une peine minimale obligatoire attaquée de plusieurs points de vue et aident à réduire le nombre de contestations qui seront instruites dans ou entre plusieurs ressorts.
[73] L’utilisation efficace des ressources judiciaires favorise également le recours à des hypothèses raisonnables, car celles‑ci permettent à un juge d’envisager une peine minimale obligatoire attaquée de plusieurs points de vue et aident à réduire le nombre de contestations qui seront instruites dans ou entre plusieurs ressorts. Fait important, elles favorisent la primauté du droit en soulignant que personne ne devrait être déclaré coupable ou condamné en application d’une loi inconstitutionnelle (Lloyd, par. 16). Ainsi, [traduction] « permettre à la personne accusée d’employer des scénarios hypothétiques raisonnables est plus susceptible de réaliser l’objet de la Charte : protéger les citoyens contre les abus du pouvoir de l’État » (Fehr, p. 236).
[74] C’est pour ces raisons que, pour reprendre les propos de la juge en chef McLachlin, « [l]a Cour a toujours estimé qu’une personne pouvait contester une disposition législative sur le fondement de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 même lorsque ses propres droits n’étaient pas bafouéspar la disposition » (Nur, par. 51; voir aussi Goltz, p. 503‑504). Selon une jurisprudence bien établie, il n’est point nécessaire d’attendre qu’une « vraie » personne délinquante se présente pour attaquer la constitutionnalité d’une disposition d’application générale.
[75] Le désir des juges O’Ferrall et Wakeling de retirer l’utilisation de scénarios raisonnablement prévisibles du cadre d’analyse de l’art. 12 établi par notre Cour est donc tout à fait contraire aux précédents et aux principes. Ils se fondent sur certaines parties d’opinions dissidentes de notre Cour et ne suivent pas les énoncés répétés faisant autorité voulant que les hypothèses raisonnables soient un dispositif établi dont se servent les tribunaux pour décider si une peine prescrite par la loi est cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 (S. Chaster, « Cruel, Unusual, and Constitutionally Infirm : Mandatory Minimum Sentences in Canada » (2018), 23 Appeal 89, p. 96).
Les caractéristiques d’une hypothèse raisonnable
[76] Un scénario hypothétique raisonnable doit être concocté avec soin. Bien qu’il soit peut‑être tentant de laisser le mot « hypothétique » avoir le dessus, c’est le caractère raisonnable du scénario qui doit être souligné (Nur, par. 57). Même si la jurisprudence antérieure n’a bien souvent pas expliqué ou étudié les rouages de l’élaboration d’une hypothèse raisonnable, ou tendait à considérer les hypothèses plus étroitement et d’un point de vue plus général, la démarche analytique plus récente adoptée dans les arrêts Nur, Lloyd et Boudreault est plus large et ouvre la porte à des hypothèses plus détaillées.
(i) L’hypothèse doit être raisonnablement prévisible;
(ii) Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse;
(iii) La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question;
(iv) Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce;
(v) Le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les hypothèses raisonnables.
(i) L’hypothèse doit être raisonnablement prévisible;
[78] Dans toute la jurisprudence, les tribunaux se préoccupent légitimement du fait que les hypothèses doivent être raisonnables. Elles ne devraient pas être des « situations invraisemblables ou difficilement imaginables », ni être des « exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (Morrisey, par. 30, citant Goltz, p. 506 et 515). Dans l’arrêt Goltz, la Cour s’est attachée aux circonstances qui « pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » (p. 516).
[79] Une plus grande souplesse a été apportée dans l’arrêt Nur, lorsque la Cour a conclu que la méthode appropriée consistait à imaginer une personne délinquante dont les caractéristiques et la situation sont raisonnablement prévisibles compte tenu de l’expérience judiciaire et du bon sens (par. 62). Le choix et l’utilisation de la prévisibilité raisonnable dans l’arrêt Nur sont significatifs et vont au‑delà de la question de savoir si une application projetée du droit est commune ou probable :
Le critère de la prévisibilité raisonnable ne s’applique pas uniquement aux situations qui se présenteront vraisemblablement dans le cadre de l’application générale et habituelle de la loi. Il requiert plutôt qu’on se demande quelles situations sont raisonnablement susceptibles de se présenter. Il vise les cas dont il est prévisible qu’ils tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction. Seules sont écartées les situations « invraisemblables » ou « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » . . . [par. 68]
(ii) Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse;
[81] Lorsqu’ils définissent la portée du scénario hypothétique et les qualités d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, les tribunaux peuvent s’appuyer sur les cas répertoriés, comme l’a fait notre Cour dans Boudreault. Bien que les cas limites puissent être écartés (Morrisey), la Cour a confirmé dans Nur qu’il est permis de s’appuyer sur les cas répertoriés, car non seulement ils montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de l’infraction, mais les situations en cause se sont « présentées » (par. 72). Quoique potentiellement utiles, les cas répertoriés ne devraient pas servir d’autorisation ou de carcan, et les tribunaux peuvent modifier les faits d’un cas répertorié pour illustrer des scénarios raisonnablement prévisibles (par. 62 et 72). Les cas à la disposition des tribunaux ne se limitent pas aux situations hypothétiques.
(iii) La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question;
[83] Pour être raisonnable, la situation hypothétique doit être adaptée à l’infraction en question. Elle doit mettre en jeu une conduite qui tombe sous le coup de la disposition pertinente. La portée de l’infraction peut être étudiée, et il est permis d’en établir l’étendue compte tenu de la manière dont elle peut être commise et de son auteur. Il n’est cependant pas utile de forcer chaque élément constitutif au moyen de faits fantaisistes. Les combinaisons incroyables de comportements étranges en disent plus long au tribunal sur l’imagination des avocats que sur la véritable portée de la disposition attaquée. Le scénario dans son ensemble doit être raisonnablement prévisible.
(iv) Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce;
[86] Notre Cour ne devrait pas s’écarter de la méthode et de la démarche confirmées dans les arrêts Nur, Lloyd et Boudreault. En principe, les caractéristiques raisonnablement prévisibles dans le cas des délinquants qui comparaissent devant les tribunaux canadiens, comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance, ne devraient pas être occultées. La proportionnalité, un principe obligatoire de détermination de la peine établi par le Code criminel, nécessite la prise en compte de la gravité de l’infraction et de la situation particulière de la personne délinquante, y compris ses caractéristiques personnelles (Nasogaluak, par. 42; Ipeelee, par. 38). L’évaluation que l’on fait de la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire devrait elle aussi être ancrée de manière similaire dans les réalités de la vie des gens.
[87] Étant donné les dispositions obligatoires sur la détermination de la peine et les réalités contemporaines, il n’y a aucune bonne raison pour laquelle la race et l’autochtonité ne pourraient pas elles aussi être des caractéristiques personnelles pertinentes en droit pour les scénarios hypothétiques raisonnables. L’alinéa 718.2e) du Code criminel a caractère obligatoire et a été adopté pour remédier à la surincarcération des Autochtones et à leur représentation disproportionnée au sein du système de justice pénale canadien. La triste vérité, c’est qu’il est plus que « possible en théorie » que l’autochtonité fasse partie des caractéristiques d’une personne délinquante. Non seulement les délinquants autochtones se trouvent dans des situations raisonnablement prévisibles au sens envisagé par l’arrêt Nur, les statistiques enregistrées au fil des ans démontrent que les Autochtones sont largement surreprésentés devant les tribunaux. Cela vaut également pour les personnes noires et d’autres délinquants racisés qui sont surreprésentés dans le système de justice pénale et dont les désavantages historiques et systémiques subis peuvent réduire leur culpabilité morale (Ipeelee, par. 73; Anderson, par. 146; Morris, par. 179).
[88] La crainte qui sous‑tend la positon du procureur général de l’Ontario est que, si les caractéristiques personnelles, tels les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue, sont prises en compte, la peine juste sera alors tellement réduite à la première étape que la disproportion deviendrait plus grande à la deuxième étape, ce qui fragiliserait davantage les peines minimales obligatoires sur le plan constitutionnel (D. Stuart, « Boudreault : The Supreme Court Strikes Down Mandatory Victim Surcharges to Protect Vulnerable Offenders » (2019), 50 C.R. (7th) 276). Je n’accepte pas que tout enjeu constitutionnel susceptible de se présenter dans de telles circonstances découlera de la situation hypothétique proposée plutôt que de la portée et des effets juridiques de la peine minimale obligatoire. Tel qu’il est expliqué plus en détail en ce qui concerne la deuxième étape, la norme constitutionnelle est stricte au chapitre de la disproportion exagérée. L’article 12 n’est pas violé du fait de l’absence ou de la présence d’un principe de détermination de la peine, même un principe aussi important que celui énoncé à l’al. 718.2e) et lorsque l’infraction met en cause une conduite grave, les caractéristiques personnelles et la situation de la personne délinquante revêtent nécessairement moins d’importance (Latimer, par. 85).
[89] Le Parlement est réputé savoir que la peine minimale qu’il choisit s’applique à « chacun », tout comme le droit garanti par l’art. 12 à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités. Cela signifie que tous les gens, peu importe leurs caractéristiques personnelles, doivent bénéficier de la protection de l’art. 12. Le Canada est un pays vaste et diversifié, et les gens possèdent des caractéristiques personnelles susceptibles d’aggraver ou d’atténuer leur culpabilité morale. Il convient d’analyser les effets d’une peine minimale obligatoire non seulement à l’aune de la portée de la disposition et de la durée de la peine choisie, mais également au regard de l’étendue de la population à laquelle elle est vouée s’appliquer.
[90] L’intégration des caractéristiques personnelles immuables aux scénarios hypothétiques renforce le dispositif analytique en aidant les tribunaux à étudier la portée de la sanction obligatoire. Des individus dont la culpabilité est réduite pourraient être passibles de peines minimales obligatoires. Il se peut que le Parlement ait fixé des peines en songeant à une certaine personne délinquante sans réfléchir pleinement à la possibilité que la sanction obligatoire s’applique à des délinquants dont la culpabilité morale est réduite en raison de leur situation désavantageuse, y compris la marginalisation ou la discrimination systémique.
[91] L’utilisation de caractéristiques personnelles comporte une limite importante : les scénarios ne devraient pas mettre en cause la personne délinquante la plus « sympathi[que] »; ils devraient plutôt présenter une personne délinquante raisonnablement prévisible (Nur, par. 75). La situation hypothétique ne saurait n’avoir qu’un faible rapport avec l’espèce, être invraisemblable ou tout à fait irréaliste (par. 76). Le tribunal devrait se méfier des scénarios détaillés regorgeant de facteurs atténuants conjugués à une interprétation qui élargit et force le sens technique de l’infraction, comme certaines des situations hypothétiques évoquées par M. Zwozdesky dans le pourvoi connexe (Hilbach, par. 89).
[92] Il n’est guère logique d’évaluer des scénarios qui, compte tenu du bon sens et de l’expérience judiciaire, semblent farfelus. Comme le montrent les salles d’audience au Canada, il arrive parfois que la réalité dépasse la fiction. Cela ne devrait toutefois pas inviter les tribunaux à envisager chaque cas « sympathique » au motif qu’il pourrait se présenter ou se présentera peut‑être un jour. Il peut y avoir un rare cas où tous les facteurs sont atténuants et ont pour effet de réduire la culpabilité morale de la personne délinquante, mais l’expérience judiciaire met en relief le besoin de voir à ce que le scénario dans son ensemble soit raisonnablement prévisible. Comme l’a écrit la juge en chef McLachlin dans Nur, « [u]ne loi ne saurait être rendue inopérante sur la base de pures conjectures » (par. 62).
(v) Le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les hypothèses raisonnables.
[93] Il revient à la personne délinquante/demanderesse de formuler et d’avancer la situation hypothétique raisonnablement prévisible sur laquelle repose l’allégation que la disposition attaquée est inconstitutionnelle. Toutes les parties devraient idéalement se voir accorder une possibilité raisonnable de contester ou de commenter le caractère raisonnable de la situation hypothétique avant de présenter des arguments sur ses conséquences au plan constitutionnel. À cet égard, il est courant que les tribunaux interrogent les avocats à propos du contenu et des contours de tout scénario proposé en tant que situation hypothétique raisonnable. Il s’agit d’une bonne pratique qui apporte de la transparence aux arguments et rend le processus équitable. Je conviens avec la juge Antonio que la rigueur du processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les situations hypothétiques raisonnables (par. 69). Il y a des avantages à donner aux parties l’occasion de présenter des observations sur ce qu’est une personne délinquante réaliste et raisonnablement prévisible. Les parties peuvent ainsi aider le juge à décider quel genre de situation hypothétique est raisonnable dans les circonstances. Toutefois, bien qu’il faille encourager la mise à l’épreuve de la situation hypothétique raisonnable au moyen du processus contradictoire, cela n’est pas obligatoire en ce sens que l’absence de cette mise à l’épreuve ne constitue pas une erreur susceptible de révision.
Les tribunaux ne doivent pas considérer l’admissibilité à une libération conditionnelle comme un facteur réduisant l’effet réel de la peine contestée, et ce, parce que la possibilité d’obtenir une libération conditionnelle ne peut remédier à une peine exagérément disproportionnée.
[103] La Couronne a soutenu que, lorsqu’il évalue la disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire, le tribunal devrait tenir compte de la possibilité de libération conditionnelle. Notre Cour a déjà rejeté ce même argument dans l’arrêt Nur, où elle a jugé que lorsqu’on compare une peine minimale obligatoire à la peine juste, on doit mettre l’accent sur la peineelle‑même. Par conséquent, les tribunaux ne doivent pas considérer l’admissibilité à une libération conditionnelle comme un facteur réduisant l’effet réel de la peine contestée, et ce, parce que la possibilité d’obtenir une libération conditionnelle ne peut remédier à une peine exagérément disproportionnée (Nur, par. 98).
[104] La prise en compte de la possibilité d’une libération conditionnelle dans la comparaison fausse l’analyse en introduisant des spéculations injustifiées au lieu de comparer deux choses semblables, en l’occurrence deux peines. La libération conditionnelle est « un privilège d’origine législative et non un droit » qui dépend d’une décision discrétionnaire de la commission des libérations conditionnelles (Nur, par. 98). Par conséquent, « [à] l’expiration du temps d’épreuve, la libération conditionnelle n’est pas garantie au contrevenant » (Bissonnette, par. 41). De plus, le système de libération conditionnelle « met en place un processus indépendant et distinct de celui de la détermination de la peine » (par. 37). C’est au tribunal, et non à la commission des libérations conditionnelles, qu’il revient de s’assurer que la peine infligée n’est pas exagérément disproportionnée. Le rôle de la commission des libérations conditionnelles est de déterminer si la personne délinquante peut être remise en liberté sans danger dans la collectivité (Nur, par. 98).
[105] L’obligation constitutionnelle de veiller à ce que les peines ne soient pas exagérément disproportionnées ne devrait pas être transférée des tribunaux judiciaires à un tribunal administratif qui exerce ses activités dans un contexte juridique et constitutionnel différent. La prise en compte de la libération conditionnelle obligerait les juges à aborder les complexités des dispositions législatives régissant la libération conditionnelle et à s’interroger, par exemple, sur la place à réserver aux rapports indiquant que les délinquants autochtones et noirs sont souvent libérés plus tard pendant leur incarcération et ont un taux plus faible d’octroi de la libération conditionnelle (Ministère de la Justice, La lumière sur l’arrêt Gladue : défis, expériences et possibilités dans le système de justice pénale canadien (2017), p. 8; Bureau de l’enquêteur correctionnel, Étude de cas sur la diversité dans les services correctionnels : l’expérience des détenus de race noire dans les pénitenciers (2013), par. 84). Enfin, même si elle est accordée, « [l]e fait de croire que la libération conditionnelle met fin à la peine du contrevenant relève du mythe. La mise en liberté sous condition a uniquement pour effet de modifier les conditions dans lesquelles la peine est purgée, mais la peine elle‑même demeure en vigueur, et ce, pour toute la durée prévue » (Bissonnette, par. 89, citant M. (C.A.), par. 57).
Le processus d’évaluation de l’existence et de l’ampleur de toute disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire prévue s’apparente à celui qui est suivi lorsqu’une peine est portée en appel et contestée au motif qu’elle est « manifestement non indiquée ».
Mais une peine peut être manifestement non indiquée en ce sens qu’une juridiction d’appel interviendrait, tout en ne répondant pas au critère constitutionnel permettant de conclure qu’elle est exagérément disproportionnée.
Le mot « exagérément » indique que le Parlement n’est pas tenu d’imposer des peines parfaitement proportionnées.
[108] Le processus d’évaluation de l’existence et de l’ampleur de toute disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire prévue s’apparente à celui qui est suivi lorsqu’une peine est portée en appel et contestée au motif qu’elle est « manifestement non indiquée ». En pareil cas, il y a une comparaison entre la peine qui serait juste et celle qui a été infligée. Les tribunaux maîtrisent bien cette norme (Parranto, par. 30 et 38). Les facteurs dont ils tiennent compte comprennent la gravité de l’infraction, la culpabilité morale de la personne délinquante, les objectifs de détermination de la peine et toute circonstance aggravante ou atténuante.
[109] La disproportion exagérée est toutefois une norme constitutionnelle. En utilisant des expressions comme « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (Boudreault, par. 45; Lloyd, par. 24, citant Morrisey, par. 26; Wiles, par. 4, citant Smith, p. 1072), « odieuse ou intolérable » pour la société et « de nature à choquer la conscience » des Canadiens et des Canadiennes (Morrisey, par. 26; Lloyd, par. 33; Ferguson, par. 14), notre Cour a insisté à maintes reprises pour dire que la disproportion exagérée est une norme exigeante (Lloyd, par. 24; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417).
[110] La question de savoir si une peine « port[e] atteinte aux normes de la décence », est odieuse ou intolérable, « choqu[e] la conscience » ou porte atteinte à la dignité humaine est une question normative (voir Bissonnette, par. 65). La réponse à cette question ne dépend pas de l’opinion du tribunal quant à savoir si une majorité de Canadiens et de Canadiennes sont en faveur de cette sanction. L’opinion de la société canadienne sur la peine appropriée doit plutôt être évaluée en fonction des valeurs et des objectifs qui sous‑tendent notre jurisprudence en matière de détermination de la peine et de notre jurisprudence relative à la Charte.
[111] Le point de départ est que la proportionnalité est un précepte de base du châtiment. Cela signifie que la peine infligée doit avoir un rapport direct avec l’infraction commise. Comme l’a expliqué la juge Wilson :
Il faut que la sentence soit appropriée et proportionnelle à la gravité de l’infraction. Ce n’est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant « méritait » la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l’équité et la rationalité du système.
(Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 533)
[112] La proportionnalité est fondée sur l’équité et la justice envers la personne délinquante et ne permet pas de punir injustement « pour le bien commun » (Priest, p. 547; voir Ipeelee, par. 37). Bien que l’on puisse admettre que la société soit profondément préoccupée par le comportement criminel à l’origine de la condamnation, les gens tiennent également à ce que les tribunaux infligent des peines justes et équitables qui ne sont pas cruelles ou inusitées ou exagérément disproportionnées par rapport à la sanction méritée.
[113] De plus, le critère exigeant de la disproportion exagérée est censé exprimer une certaine déférence à l’égard du Parlement lorsqu’il élabore des dispositions en matière de détermination de la peine. Le mot « exagérément » indique que le Parlement n’est pas tenu d’imposer des peines parfaitement proportionnées (Goltz, p. 501; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 344‑345), au risque de nuire à sa capacité d’établir des normes de châtiments, y compris des peines minimales obligatoires (Lloyd, par. 45). En effet, s’agissant des peines minimales obligatoires, il existe probablement une certaine disproportion entre la peine adaptée à l’individu et la peine minimale obligatoire uniforme.
Il y a toutefois lieu de les regrouper pour simplifier l’analyse et pour se concentrer plus directement sur les trois éléments cruciaux qui doivent être analysés lorsqu’on se penche sur la validité ou la vulnérabilité des peines minimales obligatoires : (1) la portée et l’étendue de l’infraction; (2) les effets de la sanction sur la personne délinquante; (3) la sanction, y compris l’équilibre atteint par ses objectifs.
(1) La portée et l’étendue de l’infraction
La jurisprudence révèle qu’une peine minimale obligatoire est plus susceptible d’être contestée lorsqu’elle vise des comportements disparates dont la gravité et pour lesquels le degré de culpabilité de la personne délinquante varient considérablement
[125] La portée et l’étendue de l’infraction demeure un élément important dans l’analyse de la disproportion exagérée et il importe d’étudier toutes les répercussions de l’infraction contestée. La jurisprudence révèle qu’une peine minimale obligatoire est plus susceptible d’être contestée lorsqu’elle vise des comportements disparates dont la gravité et pour lesquels le degré de culpabilité de la personne délinquante varient considérablement (Lloyd, par. 24; Smith, p. 1078). D’ailleurs, la disposition qui rend passible d’une peine minimale obligatoire l’auteur d’une infraction « qui peut être perpétrée de nombreuses manières et dans de nombreuses circonstances différentes, par une grande variété de personnes, se révèle vulnérable sur le plan constitutionnel » (Lloyd, par. 3; voir aussi par. 24, 27 et 35‑36). Ainsi, plus la portée de l’infraction est vaste, plus il est probable que la peine minimale obligatoire prévoie une longue période d’emprisonnement pour des actes qui présentent peu de risques pour le public et comportent une faible faute morale (Nur, par. 83). En pareil cas, la peine est susceptible de viser un comportement qui ne mérite manifestement pas la peine minimale obligatoire.
[129] Le tribunal doit donc déterminer dans quelle mesure la mens rea et l’actus reus de l’infraction englobent une gamme de comportements, ainsi que le degré variable de gravité de l’infraction et de culpabilité de la personne délinquante. Pour définir la portée d’une infraction, le tribunal peut se demander si l’infraction implique nécessairement qu’un tort soit causé à une personne ou simplement qu’il y ait un risque de préjudice, s’il existe des façons de commettre l’infraction qui présentent relativement peu de danger, et dans quelle mesure la mens rea de l’infraction exige une culpabilité élevée chez la personne délinquante. Pour définir la portée de l’infraction, on doit aussi se rappeler que l’art. 12 n’est pas une norme à ce point sévère qu’elle exigerait des peines parfaitement adaptées à chaque nuance morale qui caractérise la situation du délinquant (Lyons, p. 344‑345). Toutefois, pour citer la mise en garde faite par la Cour dans l’arrêt Lloyd, par. 35 : « Si le législateur tient à prévoir des peines minimales obligatoires pour des infractions qui ratissent large, il lui faudra envisager de réduire leur champ d’application de manière qu’elles ne visent que les délinquants qui méritent de se les voir infliger. »
(2) Les effets de la sanction sur la personne délinquante.
Pour mesurer l’impact global de la peine sur la personne délinquante concernée ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, les tribunaux doivent s’efforcer de définir le préjudice précis causé par le châtiment. Ils doivent pour ce faire analyser les conséquences que la peine contestée peut avoir sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, tant de façon générale qu’en fonction des caractéristiques et qualités qui leur sont propres.
[133] La sévérité des effets de la peine minimale obligatoire sur les gens qui en sont passibles doit être prise en compte pour évaluer le degré de disproportion de la peine. Pour mesurer l’impact global de la peine sur la personne délinquante concernée ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, les tribunaux doivent s’efforcer de définir le préjudice précis causé par le châtiment. Ils doivent pour ce faire analyser les conséquences que la peine contestée peut avoir sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, tant de façon générale qu’en fonction des caractéristiques et qualités qui leur sont propres. Cet aspect est essentiel à l’objectif sous-jacent de l’art. 12. Si la peine obligatoire a pour effet d’infliger des douleurs et des souffrances psychologiques à la personne délinquante au point de porter atteinte à sa dignité, la sanction ne peut être tenue pour valide (9147‑0732 Québec inc., par. 51).
[134] Le tribunal devrait certainement tenir compte de la période d’emprisonnement supplémentaire imposée par la peine minimale obligatoire. Compte tenu des répercussions profondes de l’emprisonnement, l’importance et la durée de la peine revêtent une grande importance sur le plan personnel et social. Par conséquent, lorsqu’on compare sur le plan quantitatif la peine d’emprisonnement proportionnelle à celle prévue par la disposition qui crée la peine minimale obligatoire, il est important de garder à l’esprit que cette évaluation ne se résume pas à un calcul mathématique abstrait, mais implique du précieux temps qu’une personne délinquante peut passer de façon injustifiée (et possiblement inconstitutionnelle) en prison.
[135] Les tribunaux doivent tenir compte de l’effet de la peine sur la personne délinquante en cause. Le principe de proportionnalité implique que lorsque l’emprisonnement a un effet plus grand sur une personne délinquante en particulier, il peut y avoir lieu de lui accorder une réduction de peine (Suter, par. 48; B. L. Berger, « Proportionality and the Experience of Punishment », dans D. Cole et J. Roberts, dir., Sentencing in Canada : Essays in Law, Policy, and Practice (2020), 368, p. 368). Pour cette raison, les tribunaux ont réduit des peines afin de tenir compte de l’expérience de la prison relativement plus dure pour certains délinquants, comme les délinquants faisant partie des forces de l’ordre, ceux qui souffrent d’un handicap (R. c. Salehi, 2022 BCCA 1, par. 66‑71 (CanLII); R. c. Nuttall, 2001 ABCA 277, 293 A.R. 364, par. 8‑9; R. c. A.R. (1994), 1994 CanLII 4524 (MB CA), 92 Man. R. (2d) 183 (C.A.); R. c. Adamo, 2013 MBQB 225, 296 Man. R. (2d) 245, par. 65; R. c. Wallace (1973), 1973 CanLII 1434 (ON CA), 11 C.C.C. (2d) 95 (C.A. Ont.), p. 100), ou pour ceux dont l’expérience de la prison est plus dure en raison du racisme systémique (R. c. A.F. (1997), 1997 CanLII 14505 (ON CA), 101 O.A.C. 146, par. 17; R. c. Batisse, 2009 ONCA 114, 93 O.R. (3d) 643, par. 37; R. c. Marfo, 2020 ONSC 5663, par. 52 (CanLII)). Pour veiller à ce que la sévérité d’une peine minimale obligatoire soit correctement caractérisée sous le régime de l’art. 12, il est nécessaire d’examiner l’incidence de l’incarcération à la lumière de ces considérations individualisées (L. Kerr et B. L. Berger, « Methods and Severity : The Two Tracks of Section 12 » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 235, p. 238 et 244‑245).
[136] Les effets de la peine ne se mesurent pas uniquement en chiffres. Ils sont « souvent le produit de plusieurs facteurs », y compris la « nature [de la peine] et les circonstances dans lesquelles elle est imposée » (Smith, p. 1073). Ainsi, comme le fait remarquer le juge Lamer, « une peine de vingt années pour une première infraction contre la propriété serait exagérément disproportionnée, mais il en serait de même d’une peine de trois mois d’emprisonnement dans le cas où les autorités pénitentiaires décideraient qu’elle doit être purgée dans une cellule d’isolement » (p. 1073). Lorsque le dossier de preuve qui leur est présenté est suffisant, les tribunaux devraient tenir compte de l’incidence que peuvent avoir sur la personne délinquante qui est devant eux les conditions de détention — par exemple, la différence entre les mesures de soutien dont bénéficient les détenus qui purgent une peine avec sursis non privative de liberté et celles offertes aux détenus qui purgent une peine d’emprisonnement dans un établissement fédéral. Les tribunaux de première instance se rallient de plus en plus à ce point de vue (voir Adamo, par. 55 et 65; L. Kerr, « Sentencing Ashley Smith : How Prison Conditions Relate to the Aims of Punishment » (2017), 32 R.C.D.S. 187, p. 201).
[137] De plus, notre Cour a parlé à maintes reprises des doutes qui entourent depuis longtemps l’efficacité des peines minimales obligatoires ou de l’incarcération en général en tant qu’outils de dissuasion (Nur, par. 113‑114; Bissonnette, par. 47; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 107; voir aussi Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence : une approche canadienne (1987), p. 149‑151). Bien que la certitude d’une sanction pénale puisse avoir certains effets dissuasifs, la preuve empirique indique qu’une peine minimale obligatoire n’est pas plus dissuasive qu’une peine proportionnée moins sévère (Nur, par. 114).
(3) La sanction et ses objectifs
Lorsqu’ils évaluent la disproportion exagérée, les tribunaux examinent la sévérité de la sanction imposée par le Parlement afin de déterminer si la peine minimale va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction particulière en tenant compte « des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles », et si oui, dans quelle mesure.
La dissuasion générale peut justifier l’infliction d’une peine plus sévère qui se situe à l’intérieur de la fourchette des peines qui ne sont pas « cruelles et inusitées. La dissuasion générale ne peut toutefois justifier à elle seule une peine minimale obligatoire : on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée afin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi.
[138] Pour ce qui est des sanctions constituant des peines minimales obligatoires, le Parlement en fixe la durée en fonction de ses objectifs de détermination de la peine. À leur tour, lorsqu’ils évaluent la disproportion exagérée, les tribunaux examinent la sévérité de la sanction imposée par le Parlement afin de déterminer si la peine minimale va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction particulière en tenant compte « des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles », et si oui, dans quelle mesure (Smith, p. 1099‑1100).
[139] La dénonciation et la dissuasion, tant générale que spécifique, sont des objectifs valables en matière de détermination de la peine (Bissonnette, par. 46‑47 et 49‑50). Les peines exemplaires représentent une « déclaration collective [. . .] que la conduite du contrevenant doit être punie parce qu’elle a porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société » (M. (C.A.),par. 81), et le besoin de dénonciation est intimement lié à la gravité de l’infraction (Ipeelee, par. 37). Lorsque les conséquences de l’infraction contreviennent manifestement au « code des valeurs fondamentales » des Canadiens et des Canadiennes, et appellent une forte condamnation, notre Cour fait preuve d’une plus grande déférence à l’égard du Parlement lorsqu’il édicte une peine minimale obligatoire (Morrisey, par. 47). De même, la dissuasion générale peut justifier l’infliction d’une peine plus sévère qui se situe à l’intérieur de la fourchette des peines qui ne sont pas « cruelles et inusitées » (Morrisey, par. 45; Nur, par. 45). La dissuasion générale ne peut toutefois justifier à elle seule une peine minimale obligatoire : on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée afin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi (Nur, par. 45; Bissonnette, par. 51). Comme l’a écrit le juge Lamer dans l’arrêt Smith, il n’est pas nécessaire de condamner les « petits » contrevenants pour dissuader « l’auteur d’une infraction grave »(p. 1080).
[140] La déférence à l’égard de la décision du Parlement d’imposer des peines exemplaires ne peut être sans limites, car cet objectif pourrait être invoqué pour justifier des peines d’une durée illimitée (Bissonnette, par. 46, citant Ruby, §1.22). En édictant des peines minimales obligatoires, le Parlement peut privilégier certains objectifs de détermination de la peine par rapport à d’autres, à condition de respecter certaines limites (Lloyd, par. 45; Morrisey,par. 45‑46). Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres (Nasogaluak, par. 43). Chaque objectif de détermination de la peine demeure pertinent pour l’élaboration d’une peine qui respecte la dignité humaine. Étant donné l’objet de l’art. 12, le rôle accordé à la réinsertion sociale dans la peine minimale obligatoire examinée aidera à déterminer si la disposition constitue une peine cruelle et inusitée.
[141] Bien que la réinsertion sociale n’ait pas de statut constitutionnel distinct, la Cour a, dans l’arrêt Bissonnette, expliqué le lien solide qui existe entre l’objectif de réinsertion sociale et la dignité humaine (par. 83;Safarzadeh‑Markhali, par. 71). Les commentaires formulés au sujet des infractions qui peuvent être cruelles et inusitées de par leur nature valent aussi pour les peines minimales obligatoires selon le premier volet de l’art. 12. La réinsertion sociale « exprime la conviction que chaque individu porte en lui la capacité de se réhabiliter et de réintégrer la société » (Bissonnette, par. 83; voir Lacasse, par. 4). La Cour a conclu qu’une peine qui fait totalement abstraction de la réinsertion sociale ne respecterait pas la dignité humaine et serait incompatible avec cette dernière, et qu’elle constituerait de ce fait une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 (Bissonnette, par. 85). L’affirmation que fait le juge Gonthier au par. 45 de l’arrêt Morrisey, suivant laquelle il n’y a pas violation de l’art. 12 en raison de la « présence ou [de] l’absence de l’un ou l’autre des principes de détermination de la peine » doit être interprétée à la lumière de la conclusion de notre Cour que « [p]our respecter la dignité humaine, le Parlement doit laisser la porte entrouverte à la réhabilitation, même dans les cas où cet objectif revêt une importance minime » (Bissonnette, par. 85).
[142] Il ne s’agit pas ici de faire primer la réinsertion sociale sur les autres objectifs de détermination de la peine, mais bien de s’assurer qu’il lui reste une certaine place « dans un système pénal fondé sur le respect de la dignité inhérente à chaque individu » (Bissonnette, par. 88). Il s’ensuit donc que, pour être compatible avec la dignité humaine et, partant, pour respecter l’art. 12, la peine ou la détermination de la peine doit tenir compte de la réinsertion sociale. Comme l’a fait observer une intervenante : [traduction] « La personne qui a été reconnue coupable d’un crime n’est pas simplement une cible sur laquelle la société peut exprimer sa réprobation; elle demeure un être humain qui possède des droits et qui est doté de la dignité humaine et bénéficie de garanties juridiques » (voir m. interv., Association canadienne des libertés civiles, par. 25). Toute peine minimale obligatoire qui a pour effet d’exclure la réinsertion sociale ou d’en faire totalement abstraction est exagérément disproportionnée puisqu’elle est incompatible avec la dignité humaine.
[143] Les tribunaux devraient vérifier si la durée de l’emprisonnement prévue par la loi est trop excessive à la lumière d’autres solutions potentiellement adéquates. Ce serait par exemple le cas si le Parlement impose une longue peine d’emprisonnement alors qu’une absolution conditionnelle répondrait par ailleurs à ses objectifs en matière de détermination de la peine ou si le Parlement impose l’incarcération alors qu’une amende constituerait une sanction adéquate. Il n’existe pas de formule mathématique permettant de déterminer le nombre précis d’années qui fait qu’une peine est excessive par rapport à un objectif pénal légitime. Dans tous les cas, l’analyse doit être contextuelle et il n’existe pas de chiffre précis au‑delà ou en deçà duquel une peine devient exagérément disproportionnée.
[144] Une peine minimale obligatoire sera toutefois suspecte sur le plan constitutionnel et nécessitera un examen minutieux lorsqu’elle ne confère pas au juge le pouvoir discrétionnaire d’infliger d’autres peines que l’emprisonnement dans des situations où la personne délinquante ne devrait pas être condamnée à l’emprisonnement, compte tenu de la gravité de l’infraction et de la culpabilité de son auteur. Cela dit, une peine minimale peut être exagérément disproportionnée dans l’hypothèse où la peine juste et proportionnée comprendrait une longue peine d’emprisonnement. La peine minimale obligatoire qui alourdit la peine d’emprisonnement de la personne délinquante peut avoir un effet important, compte tenu des conséquences profondes de l’incarcération sur la vie et la liberté de cette personne. La peine minimale obligatoire qui a un tel effet ne peut être catégoriquement exclue de l’examen minutieux ayant cours dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12, comme le suggèrent les juges O’Ferrall et Wakeling. Même si, en pareil cas, les considérations d’ordre constitutionnel ne concernent pas les différents types de peines, l’examen des peines minimales obligatoires nécessite toujours de considérer de manière nuancée la durée de l’incarcération.
[145] Les tribunaux devraient évaluer la peine à la lumière des principes de parité et de proportionnalité. En tant que manifestation de la proportionnalité, la parité aide les tribunaux à fixer une peine proportionnée (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 32‑33). Lorsqu’elle prévoit une peine d’emprisonnement relativement plus courte, la peine minimale obligatoire sera tout de même exagérément disproportionnée si elle représente un écart intolérable par rapport à la peine proportionnée. Il s’agit de situations dans lesquelles même la plus légère différence entre la peine proportionnée et la peine minimale obligatoire porterait atteinte aux normes de décence et choquerait la conscience des Canadiens et des Canadiennes.
[146] Le chiffre que le Parlement fixe comme minimum obligatoire a également de l’importance. Pour certaines peines, seule la durée permet de conclure qu’elles sont exagérément disproportionnées. Par exemple, dans l’affaire Smith, le juge Lamer a fait observer qu’une « peine de vingt années pour une première infraction contre la propriété serait exagérément disproportionnée ». Lorsque la peine est nettement plus lourde que ce que serait autrement la fourchette de peines sans la peine minimale obligatoire, la disposition risque d’imposer une peine sévère pour une gamme de comportements qui ne méritent peut‑être pas une telle peine. De plus, si la peine minimale obligatoire se situe à l’extrémité supérieure de la fourchette de peines pour cette infraction, il y a un risque accru qu’une peine disproportionnée soit imposée à ceux qui commettent les formes les moins graves de cette infraction.
La norme de contrôle empreinte de déférence qui s’applique habituellement en appel aux décisions en matière de peines s’applique à la peine infligée à la personne délinquante en cause. Toutefois, pour les peines infligées à des délinquants hypothétiques, les mêmes raisons invoquées pour justifier la déférence ont moins de poids, car la peine juste est déterminée en supposant des faits, et non en soupesant des éléments de preuve réels.
[155] Je passe à la première étape de l’analyse relative à l’art. 12 établie dans l’arrêt Nur et à la question de la peine juste pour la personne délinquante raisonnablement prévisible qui se trouve en pareille situation. La norme de contrôle empreinte de déférence qui s’applique habituellement en appel aux décisions en matière de peines s’applique à la peine infligée à la personne délinquante en cause (Lacasse, par. 11‑12). Toutefois, pour les peines infligées à des délinquants hypothétiques, les mêmes raisons invoquées pour justifier la déférence ont moins de poids, car la peine juste est déterminée en supposant des faits, et non en soupesant des éléments de preuve réels (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 18 et 74).
Dans le cas des jeunes délinquants, les principes de la dissuasion générale et de la dénonciation devraient passer après celui de la réinsertion sociale. La dissuasion spécifique et la réinsertion sociale devraient plutôt être les objectifs premiers lorsque vient le temps de déterminer les peines à infliger à de jeunes délinquants qui en sont à leur première infraction.
[161] La jeunesse constitue une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine. Le scénario hypothétique est un exemple d’un comportement considéré comme criminel qui révèle peut‑être davantage un manque d’encadrement ou de surveillance qu’une intention criminelle de la part de la personne délinquante. Dans le cas des jeunes délinquants, les principes de la dissuasion générale et de la dénonciation devraient passer après celui de la réinsertion sociale (R. c. Nassri, 2015 ONCA 316, 125 O.R. (3d) 578, par. 31). Dans ce scénario, la dissuasion générale ne devrait jouer qu’un rôle limité dans l’élaboration d’une peine juste (Ruby, §1.36; R. c. Mohenu, 2019 ONCA 291, par. 12‑13 (CanLII)). La dissuasion spécifique et la réinsertion sociale devraient plutôt être les objectifs premiers lorsque vient le temps de déterminer les peines à infliger à de jeunes délinquants qui en sont à leur première infraction (Priest, p. 543‑544; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385, par. 32; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 41‑42).
[165] Le deuxième élément concerne les effets de la peine sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible. Une peine d’emprisonnement de quatre ans aurait des effets préjudiciables importants sur les jeunes délinquants, qui sont considérés par notre droit pénal comme ayant de grandes chances de réinsertion sociale. Il s’ensuit que les peines auxquelles sont condamnés les jeunes délinquants sont souvent axées sur la réinsertion sociale. Pour donner la priorité à la réinsertion sociale, les tribunaux devraient faire bénéficier les jeunes délinquants de la peine la plus courte possible, proportionnelle à la gravité de l’infraction (voir R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797, par. 7; R. c. Laine, 2015 ONCA 519, 338 O.A.C. 264, par. 85). Cela s’explique par le fait que le milieu carcéral n’est souvent pas un cadre qui permet de répondre aux besoins de réforme des jeunes (Ruby, §5.191). Les jeunes délinquants incarcérés dans des pénitenciers fédéraux sont souvent victimes d’intimidation, recrutés par des gangs d’adultes pour leur protection, et ils risquent d’être placés en isolement (Bureau de l’enquêteur correctionnel et Bureau de l’intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes, Occasions manquées : L’expérience des jeunes adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux (2017)). Pour la jeune personne délinquante en cause, la différence entre une peine de réforme purgée dans la collectivité et une période d’incarcération de quatre ans serait profondément préjudiciable.