Belle-Isle c. R., 2017 QCCS 2470

 

Se disant victime d’une erreur judiciaire au sens du sous-al. 686 (1)a)(iii) du Code criminel, l’appelant se pourvoit. Il soutient que la déclaration de culpabilité repose sur une interprétation erronée de la preuve quant au « plan bien arrêté » et à l’élément de « risque réaliste de danger » de l’infraction de garde ou de contrôle prévue au paragr. 253(1) du Code criminel.

 

 

Analyse

[41]        Dans l’arrêt Loher, la Cour suprême approuve la règle énoncée par le juge Doherty, de la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Morrissey, voulant qu’une interprétation erronée de la preuve donne lieu à une intervention en appel si elle porte sur l’essence d’un élément de preuve important et si cette erreur joue un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité :

Le présent pourvoi est formé de plein droit contre les déclarations de culpabilité de l’appelant relativement à des accusations de voies de fait graves et de profération de menaces.  La Cour d’appel de la Colombie-Britannique, à la majorité, a confirmé les déclarations de culpabilité.  Le juge Hollinrake, dissident, a considéré applicables en l’espèce les propos tenus par le juge Doherty dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 97 C.C.C. (3d) 193, p. 221 :

[TRADUCTION]  À mon avis, si un juge commet une erreur quant à l’essence d’un élément de preuve important et que cette erreur joue un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité, il s’ensuit que la déclaration de culpabilité de l’accusé n’est pas fondée exclusivement sur la preuve et ne constitue pas un verdict « juste ».

Le juge Doherty ajoute ceci plus loin dans le même paragraphe :

[TRADUCTION]  Si un appelant peut démontrer que la déclaration de culpabilité repose sur une interprétation erronée de la preuve, force est de conclure, selon moi, que l’appelant n’a pas subi un procès équitable et qu’il a été victime d’une erreur judiciaire.  Tel est le cas même si la preuve réellement produite au procès était susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité.

Nous souscrivons à ces observations.  L’accusé appelant qui démontre l’existence d’une erreur judiciaire, au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, n’a pas à établir en plus que le verdict ne peut pas « s’appuyer sur la preuve », au sens du sous‑al. 686(1)a)(i).

L’arrêt Morrissey, faut-il le souligner, établit une norme stricte.  L’interprétation erronée de la preuve doit porter sur l’essence plutôt que sur des détails.  Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès.  Une fois ces obstacles surmontés, il faut en outre (le critère étant énoncé de manière conjonctive plutôt que disjonctive) que les erreurs ainsi relevées aient joué un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore « dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité ».[6]

[Les caractères gras sont ajoutés.]

[42]        Dans le cas présent, les erreurs du Juge ont trait au « plan bien arrêté » de l’appelant de dormir au motel plutôt que conduire son véhicule et à la finalité de l’utilisation de son véhicule cette nuit-là. À la lumière des principes énoncés dans l’arrêt Boudreault[7], il est difficile de conclure que ces erreurs ne portent pas sur l’essence d’un élément de preuve important.

[43]        En effet, suivant cet arrêt, l’existence d’un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien constitue un élément essentiel de l’infraction de garde ou de contrôle prévue au paragr. 253(1) du Code criminel[8].

[44]        Le juge Fish, écrivant pour la majorité, précise qu’il s’agit d’un critère « peu rigoureux ». Il faut que le risque soit réaliste, non pas seulement possible en théorie, mais il n’a pas non plus à être probable, ni même sérieux ou considérable[9]. Il ajoute :

[48]  Il va sans dire que l’existence d’un « risque réaliste » est un critère peu rigoureux et, en l’absence de preuve à l’effet contraire, constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement.  Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause.

[49]  L’accusé peut échapper à une déclaration de culpabilité, par exemple, en présentant des éléments de preuve selon lesquels le véhicule à moteur était hors d’état de rouler, ou positionné de telle sorte qu’il n’y avait pas de circonstances raisonnablement concevables dans lesquelles il aurait pu présenter un risque de danger.  De même, l’utilisation d’un véhicule à une fin manifestement innocente ne saurait emporter la stigmatisation d’une condamnation criminelle.  Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Penno, « la loi ne manque pas totalement de souplesse et ne va pas jusqu’à punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie » (p. 877).[10]

[Les caractères gras sont ajoutés.]

[45]        Pour être en mesure de se prononcer sur l’existence ou non d’un risque réaliste de danger, le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve pertinents et peut tenir compte de divers facteurs[11].

[46]        Un des facteurs pertinents en l’espèce – c’était le cas aussi dans Boudreault –  tient à ce que l’appelant a pris soin d’établir un « plan bien arrêté » pour ne pas conduire son véhicule alors que ses facultés étaient affaiblies par l’alcool. Ce plan consistait à réserver une chambre de motel et à y passer la nuit.

[47]        Sur l’incidence d’un « plan bien arrêté » de ce type, le juge Fish écrit :

[52]  L’incidence d’un « plan bien arrêté » de ce type sur l’évaluation par la cour du risque de danger dépend de deux considérations.  D’abord, le plan était‑il objectivement concret et fiable?  Ensuite, allait‑il effectivement être suivi par l’accusé?  Il se peut que l’état d’ébriété de l’accusé, son comportement ou ses actions démontrent l’existence d’un risque réaliste que le plan, qui semblait par ailleurs infaillible, allait être abandonné avant même d’être mis à exécution.  Si son jugement était affaibli par l’alcool, on ne peut tenir pour acquis à la légère que les actions de la personne ivre, lorsqu’elle était derrière le volant, allaient concorder avec ses intentions ni à ce moment‑là ni ultérieurement.[12]

[Les caractères gras sont ajoutés.]

[48]        Ainsi, le « plan bien arrêté » de l’appelant pouvait avoir une incidence sur l’évaluation du risque de danger; partant, il était crucial à sa défense.

[49]        Le Juge commet donc une erreur quant à l’essence d’un élément de preuve important lorsqu’il écrit que l’appelant a laissé sa clé d’auto à la réception du motel – alors qu’il s’agit de sa clé de chambre – et qu’il a donc fallu qu’il s’y rende avant d’aller à son auto.

[50]        De même, lorsqu’il écrit qu’« [u]ne fois le fil de branchement récupéré, il aurait été plus pratique et plus prudent de revenir à la chambre pour brancher le téléphone », le Juge omet de tenir compte du fait que selon la preuve, l’appelant ne disposait que du câble adapté à son véhicule et qu’il ne pouvait pas brancher son téléphone dans la chambre.

[51]        En bref, l’interprétation erronée de la preuve porte sur le « plan bien arrêté » de l’appelant de dormir au motel et sur l’utilisation de son véhicule à seule fin de charger son téléphone cellulaire. On ne peut pas dire qu’il s’agit de simples détails.

[52]        Cela étant, il faut en outre que ces erreurs aient joué un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité.

[53]        À ce propos, l’intimée soutient que les affirmations erronées du Juge sont présentées de façon hypothétique et que les erreurs relevées par l’appelant n’ont pas eu d’incidence[13].

[54]        Il faut dire que le Juge ne croit pas du tout le témoignage de l’appelant. En particulier, il ne croit pas que celui-ci était en état de conduire, qu’il a collaboré avec les policiers et que le moteur du véhicule était éteint. Notons au passage que l’interprétation erronée de la preuve a pu avoir une incidence sur l’appréciation par le Juge de la crédibilité de l’appelant.

[55]        Le Juge retient plutôt que les phares du véhicule étaient allumés, que le moteur tournait et qu’il y avait, à ce moment, « un risque réaliste que le véhicule ne soit mis en mouvement, même de façon involontaire »[14].

[56]        Il conclut :

[127]  Ainsi, même si le plan alternatif de la chambre louée avait été retenu par le Tribunal (ce qui n’est pas le cas), le défendeur était en garde et contrôle de son véhicule à moteur.[15]

[57]        En d’autres mots, le Juge conclut à l’existence d’un risque réaliste de danger même dans l’hypothèse du « plan bien arrêté » avancé par l’appelant. Le problème est qu’il n’explique pas pourquoi un tel risque persiste.

[58]        Cela soulève la question de la suffisance des motifs pour permettre un examen valable en appel.

[59]        Comme l’écrit la Cour suprême dans R. c. Sheppard, le mandat d’une cour d’appel « consiste à vérifier la justesse de la décision rendue en première instance et un critère fonctionnel exige que les motifs donnés par le juge du procès soient suffisants à cette fin »[16].

[60]        Dans un arrêt récent, la Cour d’appel, sous la plume de la juge St-Pierre, résume les trois fonctions que doivent remplir les motifs et rappelle que la spéculation ne fait pas partie des fonctions des juges d’appel :

[8]  Pour être suffisants, les motifs communiqués doivent remplir trois fonctions : « (1) révéler aux parties pourquoi la décision a été rendue; (2) servir de moyen de rendre compte devant le public de l’exercice du pouvoir judiciaire; et (3) permettre un examen efficace en appel. ».

[9]  Comme l’écrit la Cour dans LSJPA ― 152 :

[…]  Les cours d’appel, assurément, savent que les jugements oraux, prononcés dans des circonstances que l’on connaît, sont parfois succincts et limités à l’essentiel. Les juges d’appel doivent donc lire entre les lignesne pas ignorer l’implicites’efforcer de reconnaître le sens sous-jacent des jugements de première instance, mais, cela dit, la spéculation ne fait pas partie de leurs fonctions. […].[17]

[Le soulignement est de la juge St-Pierre.]

[61]        En l’espèce, si le Juge avait retenu le plan alternatif de la chambre louée, c’est qu’il aurait conclu à son caractère « objectivement concret et fiable ». Pour conclure à la persistance d’un risque réaliste de danger, il reste la seconde considération dont il est question dans Boudreault, à savoir le risque que le plan ne soit pas suivi.

[62]        Il n’est toutefois pas possible d’inférer ce raisonnement des motifs du Juge sans spéculer. On comprend seulement qu’il ne croit pas au plan alternatif et que de toute façon, l’appelant « était en garde et contrôle » (pour reprendre ses mots) du fait de s’être trouvé en état d’ébriété à la place du conducteur tandis que le moteur tournait et qu’il y avait un risque que le véhicule soit mis en mouvement, même de façon involontaire.

[63]        Or, bien que l’existence d’un risque réaliste de danger constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement, « il ne s’ensuit vraiment pas pour autant que, dans ces circonstances, une déclaration de culpabilité sera « automatique » ou devrait l’être »[18]. On l’a vu, l’accusé peut échapper à une déclaration de culpabilité en présentant des éléments de preuve selon lesquels, par exemple, il utilisait son véhicule à une fin manifestement innocente.

[64]        C’est ce que l’appelant a fait ici en témoignant être allé s’assoir dans son véhicule uniquement pour charger son téléphone cellulaire. Le Juge ne le croit pas, mais rappelons que nous sommes à nous demander si l’interprétation erronée de la preuve sur cet élément essentiel a joué un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité.

[65]        En fait, à la lecture des motifs, il est impossible de déterminer le raisonnement suivi par le Juge pour conclure à l’existence d’un risque réaliste de danger. De deux choses l’une : ou bien il tire cette conclusion parce qu’il ne croit pas à l’absence d’intention de conduire de l’appelant – auquel cas les erreurs relevées plus haut ont eu une incidence importante sur son raisonnement – ou bien il considère que l’appelant doit être déclaré coupable « automatiquement » du fait d’avoir été trouvé en état d’ébriété à la place du conducteur tandis que le moteur tournait – auquel cas il commet une erreur de principe suivant les enseignements de l’arrêt Boudreault. Tout autre raisonnement relève de la spéculation.

[66]        Avec égards, il n’était pas suffisant pour le Juge d’écrire qu’il en serait venu à la même conclusion s’il avait retenu le plan alternatif. S’il était d’avis qu’un risque réaliste persistait malgré l’utilisation du véhicule à une fin innocente, il fallait qu’il explique pourquoi. La seule possibilité théorique que le véhicule soit mis en mouvement de façon involontaire ne satisfait pas au critère du risque réaliste de danger.

[67]        Pour reprendre le critère énoncé dans R. c. Sheppard, les lacunes dans les motifs font en sorte que le Tribunal est incapable de déterminer si l’interprétation erronée de la preuve a joué un rôle capital dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité et, par le fait même, si la décision est entachée d’une erreur[19].

[68]        Soulignons en terminant que les motifs du jugement entrepris contrastent avec ceux de la décision de première instance dans l’arrêt R c. Bernier[20]. La Cour d’appel cite un extrait où on peut lire que le juge d’instance s’interroge sur le caractère concret et fiable du plan et sur le risque qu’il ne soit pas suivi. On comprend qu’il est d’avis qu’un risque réaliste existait en raison des « failles importantes » du plan allégué[21]. En l’espèce, le Juge conclut à l’existence d’un tel risque même dans l’hypothèse du plan allégué, mais ne dit pas pourquoi.

*  *  *

[69]        En résumé, les motifs du Juge sur l’existence d’un risque réaliste de danger même dans l’hypothèse du « plan bien arrêté » ne permettent pas un examen valable en appel de la justesse de sa décision.

[70]        Il en résulte soit une erreur judiciaire, soit une erreur de droit[22] selon que l’on considère la question sous l’angle de l’interprétation erronée de la preuve ou de l’insuffisance des motifs. Dans les deux cas, une intervention en appel est justifiée.

[71]        Considérant l’ensemble de la preuve, on ne peut exclure qu’un juge puisse déclarer l’appelant coupable de l’infraction de garde ou de contrôle. Dans les circonstances, il y a lieu d’ordonner un nouveau procès.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[72]        ACCUEILLE l’appel;

[73]        ANNULE le verdict de culpabilité;

[74]        ORDONNE la tenue d’un nouveau procès.