La Cour supérieure a-t-elle compétence pour suspendre, durant l’appel, tous les effets d’une ordonnance d’interdiction de conduire un véhicule à moteur prononcée en vertu des articles 259 (1) et 260 du Code criminel, y compris la confiscation du permis de conduire et la révocation de celui-ci prononcées en vertu de l’article 180 du Code de la sécurité routière[1]?
[13] La confiscation du permis de conduire doit être ordonnée dès qu’une déclaration de culpabilité est prononcée à l’égard d’une infraction prévue à l’article 253 C.cr. et la révocation du permis de conduire est appliquée automatiquement par la SAAQ puisque l’article 180 (2o) C.s.r. prévoit qu’une déclaration de culpabilité à l’article 253 C.cr. entraîne « de plein droit la révocation de tout permis autorisant la conduite d’un véhicule à moteur ou la suspension du droit d’en obtenir un ».
[14] Il n’y a aucun appel possible devant le Tribunal administratif du Québec au sujet de la révocation du permis de conduire prévue à l’article 180 C.s.r.[4] et un pourvoi en contrôle judiciaire n’est d’aucune utilité lorsque la SAAQ agit dans le cadre de sa compétence[5].
[15] S’appuyant sur les décisions rendues dans les affaires Baillargeon, Loudghi, Boyadjian et Hébert précitées, la Poursuite plaide que le Tribunal n’a pas le pouvoir inhérent de suspendre l’ordonnance de confiscation du permis de conduire de l’Appelante prononcée par la Cour du Québec ni de suspendre la révocation du permis de conduire prévue à l’article 180 C.s.r. puisque ce pouvoir appartient exclusivement à la Société de l’assurance automobile du Québec mise en cause.
[16] La Poursuite cite à ce sujet les propos de l’Honorable juge Michel Pennou de la Cour supérieure dans l’affaire Baillargeon c. R. :
« [6] Baillargeon soutient que le Tribunal tire son pouvoir d’ordonner une telle suspension des articles 261, 683 (5), 822 et 834 du Code criminel.
[7] Après étude du dossier et audition des parties, le Tribunal est d’avis qu’il ne possède pas le pouvoir de rendre l’ordonnance que Baillargeon réclame.
[8] Le Tribunal, en tant que Cour d’appel, ne possède que la compétence que lui confère le Code criminel. Le Code criminel ne lui accorde pas de pouvoir général de suspendre l’effet d’une décision portée en appel, mais seulement celui de suspendre l’exécution de certaines peines énumérées. Le Code de la sécurité routière ne permet au Tribunal que de suspendre l’inscription de points d’inaptitude au dossier du conducteur pendant appel.
[9] La révocation du permis de conduire et la suspension du droit d’en obtenir un qu’entraîne une condamnation aux termes des articles 180 et 181 du Code de la sécurité routière n’est pas une peine, mais bien la conséquence administrative d’une condamnation criminelle.
[10] Par ailleurs, aucune disposition du Code criminel et du Code de la sécurité routière n’accorde au Tribunal le pouvoir de suspendre pendant appel cette conséquence administrative d’une condamnation criminelle.
[11] Un pouvoir général de suspension des effets administratifs d’une condamnation criminelle est incompatible avec le schème législatif établi à la partie du Code criminel, portant sur l’appel. Le Tribunal déborderait le cadre de sa juridiction inhérente s’il exerçait un tel pouvoir.
(Reproduction littérale, références omises.)
[17] Ce raisonnement est notamment suivi par d’autres collègues de notre Cour dans les affaires Loudghi, Boyadjian et Hébert.
[18] Il est reconnu que les cours d’appel n’ont pas de compétence inhérente et qu’elles sont des tribunaux dont les pouvoirs se limitent à ceux conférés, directement ou indirectement, par le législateur[6].
[19] Il est aussi exact que la Cour suprême a rappelé, à plusieurs reprises, que les pouvoirs inhérents de la Cour supérieure ne sont pas illimités[7].
[20] À l’instar du juge Pennou dans l’affaire Baillargeon précitée, le Tribunal constate aussi qu’il n’y a pas de disposition législative expresse permettant à la Cour supérieure d’ordonner à la SAAQ de suspendre la révocation du permis de conduire et la confiscation du permis de conduire durant l’appel.
[21] Par contre, pour les raisons qui suivent, le Tribunal ne peut, en tout respect, en venir aux mêmes conclusions.
[22] Premièrement, il convient de rappeler qu’étant un tribunal statutaire, la Cour supérieure possède, en tant que cour d’appel, le pouvoir de rendre des ordonnances afin de ne pas rendre l’appel illusoire[8].
[23] Or, à quoi servirait la levée de l’ordonnance d’interdiction de conduire en vertu du Code criminel si le permis de conduire de l’Appelante demeure révoqué et confisqué durant l’instance en vertu des dispositions du C.s.r.?
[24] Deuxièmement, tel que mentionné, l’article 261 C.cr. confère expressément au Tribunal le pouvoir de suspendre, durant l’appel, l’ordonnance d’interdiction de conduire un véhicule à moteur prononcée en vertu de l’article 259 C.cr.
[25] Or, il est bien établi en droit que les cours ayant compétence pour rendre une ordonnance peuvent également rendre des ordonnances supplémentaires ou prescrire les modalités d’application de la première ordonnance[9].
[26] À ce sujet, la Cour suprême écrit ce qui suit dans l’arrêt Proc. Gén. Can. c. Law Society of B.C. précité :
« Courts having a competence to make an order in the first instance have long been found competent to make such additional orders or to impose terms or conditions in order to make the primary order effective. Similarly courts with jurisdiction to undertake a particular lis have had the authority to maintain the status quo in the interim pending disposition of all claims arising even though the preservation order, viewed independently, may be beyond the jurisdiction of the court[10]. »
(Les caractères gras sont du soussigné.)
[27] Ainsi, la seule façon de rendre efficace (« effective ») l’ordonnance de suspension de l’interdiction de conduire est d’inclure une ordonnance additionnelle permettant à l’Appelante d’obtenir le droit de récupérer son permis de conduire.
[28] Troisièmement, ce pouvoir de rendre des ordonnances supplémentaires inclut celui de suspendre l’instance[11]. Dans un tel cas, la suspension de l’instance répond aux mêmes critères que ceux applicables en matière d’injonction interlocutoire[12] (soit l’apparence de droit, le préjudice sérieux et la balance des inconvénients).
[29] Selon ce qui est allégué à la requête appuyée de la déclaration sous serment de l’Appelante, ces critères sont rencontrés et la preuve n’est pas contredite, la Poursuite se limitant à contester le pouvoir du Tribunal de rendre les ordonnances sollicitées. Or, les motifs d’appel sont sérieux, il est certain que l’Appelante subit un préjudice si son permis de conduire est révoqué durant l’instance et la balance des inconvénients penche nettement en sa faveur. Si l’appel est accueilli, aucune suspension de permis ne sera prononcée tandis puisqu’en cas de rejet de l’appel, l’interdiction de conduire redeviendra en vigueur pour la période résiduelle[13].
[30] En d’autres termes, il s’agit d’un motif additionnel justifiant de suspendre l’instance de révocation du permis de conduire durant l’appel lorsque la demande présentée en vertu de l’article 261 C.cr. est accueillie et que les critères pour ordonner la suspension de l’instance sont satisfaits.
[31] Quatrièmement, il est bien établi en droit que la confiscation et la révocation du permis de conduire (ou la suspension du droit d’en obtenir un) sont des conséquences administratives d’une déclaration de culpabilité en vertu du Code criminel[14].
[32] Mais ces conséquences administratives entrent en vigueur différemment. En effet, la confiscation du permis de conduire est ordonnée par un juge tandis que sa révocation est appliquée automatiquement par la SAAQ.
[33] Pour reprendre l’expression du juge Richard Grenier dans l’affaire Marleau[15] : « la confiscation d’un permis de conduire est l’apanage du judiciaire ».
[34] Cette ordonnance de confiscation du permis de conduire est, en quelque sorte, l’accessoire de l’ordonnance principale d’interdiction de conduire prononcée en vertu du Code criminel. Si l’ordonnance « principale » est suspendue, l’ordonnance « accessoire » de confiscation du permis de conduire prononcée judiciairement devrait aussi pouvoir être suspendue.
[35] Le Tribunal ne voit pas quelle serait l’utilité d’obliger la SAAQ à remettre un permis de conduire à l’Appelante si celui-ci demeure révoqué. Il s’ensuit que pour être efficace (« effective »), l’ordonnance de restitution du permis de conduire doit aussi pouvoir inclure celle de la levée de la révocation durant l’instance en appel.
[36] De plus, la révocation étant intimement liée à l’ordonnance prononcée en vertu du Code criminel puisqu’elle est appliquée « de plein droit » en vertu de l’article 180 C.cr., il s’ensuit qu’une ordonnance de suspension de l’interdiction de conduire prononcée en vertu de l’article 261 C.cr. devrait aussi pouvoir entraîner la suspension de la révocation et la confiscation du permis de conduire.
[37] Cinquièmement, le Tribunal note qu’à plusieurs reprises, des juges de la Cour supérieure ont prononcé les ordonnances demandées afin de contrer les effets de l’application automatique de l’article 180 C.s.r.[16]. Ils ont donc agi en conformité de leur pouvoir que leur confère la common law de rendre des ordonnances supplémentaires afin de rendre efficace (« effective ») l’ordonnance principale de suspension de l’interdiction de conduire durant l’appel.
[38] Au surplus, bien que dans plusieurs décisions, la demande de sursis ait été accordée du consentement des parties, rappelons qu’un consentement ou l’absence d’opposition à une demande ne peut, en soi, conférer un pouvoir à un tribunal.
[39] S’il y a autant de décisions rendues en la matière, il s’agit d’une preuve additionnelle que ce pouvoir issu de la common law est exercé régulièrement depuis plusieurs années, d’autant plus qu’il n’y a pas eu de changement législatif notable en cette matière.
[40] De plus, des juges uniques de la Cour d’appel du Québec ont aussi ordonné la suspension de la confiscation et de la révocation du permis de conduire prévue à l’article 180 C.s.r. durant l’appel[17], bien que la jurisprudence de cette cour ne soit pas unanime sur le sujet[18].
[41] Est-ce qu’un juge de la Cour d’appel aurait un pouvoir qu’un juge de la Cour supérieure ne pourrait exercer en matière de suspension de la révocation et de la confiscation du permis de conduire durant l’appel?
[42] Dans l’affaire Boyadjian, la juge Suzanne Gagné de la Cour supérieure semble être de cet avis. Elle précise, avec raison, qu’en vertu de l’article 822 C.cr., le pouvoir dévolu à la Cour d’appel en vertu de l’article 683 (3) C.c.[19] ne s’applique pas à la Cour supérieure siégeant en appel.
[43] Par contre, ceci ne peut expliquer pourquoi un juge unique de la Cour d’appel pourrait suspendre une ordonnance de confiscation ou de révocation d’un permis de conduire alors qu’un juge de la Cour supérieure ne le pourrait pas. En effet, le pouvoir dévolu à la Cour d’appel en vertu de l’article 683 C.cr. ne s’applique pas à un juge unique de cette même cour[20].
[44] Quelques-unes des décisions citées par la Poursuite semblent s’appuyer sur la décision rendue par la juge France Thibault de la Cour d’appel dans l’affaire Bédard c. R.[21] pour refuser de suspendre les effets des décisions de la SAAQ prises en vertu de l’article 180 C.s.r.[22].
[45] Pourtant, la décision rendue dans l’affaire Bédard s’inscrit dans un contexte où la Cour du Québec n’avait prononcé aucune interdiction de conduire en vertu de l’article 259 C.r. De plus, la juge Thibault a donné acte à l’engagement de la SAAQ de suspendre, durant l’appel, la révocation du permis de conduire découlant de la déclaration de culpabilité aux infractions prévues aux articles 249 (1) a) et 249.1 (1) C.cr. Cet engagement souscrit par la SAAQ rendait donc inutile une ordonnance de suspension de la révocation du permis de conduire. Par ailleurs, il n’est écrit nulle part dans cette décision que la Cour n’aurait pas le pouvoir de suspendre les ordonnances de confiscation et de révocation d’un permis de conduire découlant de l’application automatique prévue par l’article 180 C.s.r.
[46] Sixièmement, le Tribunal note qu’il a le pouvoir, en vertu des articles 683 (5) et 822 C.cr., de suspendre le paiement de l’amende et de la suramende compensatoire durant l’appel[23] de même que de suspendre une ordonnance de confiscation d’un bien. Bien qu’un permis de conduire ne soit pas un « bien confisqué » au sens du Code criminel, il s’agit d’une autre indication que le Tribunal peut suspendre les effets accessoires d’une ordonnance prononcée en vertu du Code criminel durant l’instance en appel.
[47] Enfin, lorsque le législateur veut limiter les effets d’un appel, il le prévoit expressément. À titre d’exemple, le législateur a prévu, à l’article 551 C.s.r., qu’un appel ne suspend pas l’inscription des points d’inaptitude à moins d’une décision contraire du Tribunal. Il a donc légiféré pour limiter, sur une matière précise, les effets possibles d’un avis d’appel. Il n’y a aucune disposition du C.s.r. qui empêche la suspension d’une révocation du permis de conduire prévue à l’article 180 C.s.r. durant l’appel.
[48] En conséquence, le Tribunal en arrive à la conclusion qu’il a le pouvoir de suspendre, durant l’appel, l’ordonnance de confiscation du permis de conduire, au même titre que la révocation du permis de conduire de l’Appelante[24].
[49] Considérant que pour obtenir la suspension sollicitée, l’Appelante a le fardeau d’établir que son appel n’est pas frivole, que l’interdiction de conduire n’est pas nécessaire dans l’intérêt public et que la suspension ne minera pas la confiance du public dans l’administration de la justice[25];
[50] Considérant les motifs d’appel qui apparaissent sérieux;
[51] Considérant que les critères pour ordonner la suspension de l’instance de révocation du permis de conduire sont également satisfaits;
[52] Considérant les représentations des procureurs;
[53] Considérant que l’article 261 (1) C.cr. permet d’assujettir une condition à la suspension et qu’il y a lieu d’en imposer une à l’Appelante durant l’instance d’appel dans le but d’assurer la protection du public, éviter tout risque de récidive potentielle et préserver la confiance du public dans l’administration de la justice malgré la levée de l’interdiction de conduire[26];
[54] Considérant qu’à l’instar des personnes visées par l’article 202.2 C.s.r., il y a lieu d’interdire à l’Appelante de conduire un véhicule routier ou d’en avoir la garde ou le contrôle s’il y a quelque présence d’alcool dans son organisme, et ce, durant l’instance d’appel;
[55] Considérant que l’Appelante consent à se soumettre à cette condition de « tolérance zéro » en matière de consommation d’alcool pour récupérer son permis de conduire durant l’instance d’appel;
[56] Considérant que lors de l’instruction de la requête, le Tribunal a établi les délais pour la production des exposés en appel et reporté le dossier au 13 novembre 2017;
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[57] ACCUEILLE en partie la requête;
[58] SUSPEND l’ordonnance d’interdiction de conduire prononcée le 10 mai 2017 par l’Honorable Julie Beauchesne, j.c.q., en conformité de l’article 259 C.cr. jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de l’avis d’appel déposé par l’Appelante;
[59] INTERDIT à l’Appelante de conduire un véhicule routier ou d’en avoir la garde ou le contrôle s’il y a quelque présence d’alcool dans son organisme, et ce, jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de son avis d’appel;
[60] SUSPEND le paiement de l’amende, de la suramende et des frais et la session de l’alco-frein jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de l’avis d’appel;
[61] SUSPEND la confiscation du permis de conduire de l’Appelante prévue à l’article 180 du Code de la sécurité routière jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de l’avis d’appel;
[62] SUSPEND la révocation du permis de conduire de l’Appelante prévue à l’article 180 du Code de la sécurité routière jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de l’avis d’appel;
[63] REPORTE le dossier au 13 novembre 2017;
[64] LE TOUT sans frais.