Les normes de contrôle – Il est loisible à un tribunal d’appel d’avoir une appréciation différente de l’incidence qu’une conduite policière aurait sur une personne raisonnable mise à la place de l’accusé.
[23] Avant de procéder à toute analyse en l’espèce, il faut établir la norme de contrôle applicable. Les questions de droit en appel commandent l’application de la norme de la décision correcte (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527, par. 18). Les questions de fait sont pour leur part assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante (par. 18). La question de l’application du droit à un cadre factuel donné, c’est‑à‑dire la question de savoir si un critère fixé par la loi est rempli, est une question de droit qui est contrôlée au moyen de la norme de la décision correcte (Shepherd, par. 20; Grant, par. 43).
[24] Dans le présent arrêt, nous avons respecté, et utilisé, les conclusions de fait du juge du procès pour évaluer si les juridictions inférieures ont correctement déterminé le moment où a eu lieu la mise en détention. En l’espèce, celui‑ci dépendait du moment à partir duquel une personne raisonnable percevrait qu’elle était sous contrainte et n’était pas libre de partir. Il est loisible à un tribunal d’appel d’avoir une appréciation différente de l’incidence qu’une conduite policière aurait sur une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’affirme notre collègue, de réinterpréter le dossier, mais de se livrer plutôt au même type de contrôle légitime qu’effectuent régulièrement les tribunaux d’appel de partout au pays.
…
[138] Comme nous sommes parvenus à une conclusion différente de celle du juge du procès sur le moment où M. Le a été mis en détention et sur la constitutionnalité de cette détention, nous ne sommes pas tenus de faire preuve de déférence envers sa conclusion « subsidiaire » sur l’exclusion de la preuve par application du par. 24(2) de la Charte (Grant, par. 129; R. c. Paterson, 2017 CSC 15 (CanLII), [2017] 1 R.C.S. 202, par. 42).
La détention psychologique par la police peut se produire de deux façons : (1) lorsque le plaignant est légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation d’un policier (c’est‑à‑dire en vertu de l’application régulière de la loi ), ou (2) lorsque plaignant n’est pas légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation, mais qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir.
[25] L’interdiction de la « détention arbitraire » prévue à l’art. 9 vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État. Les mesures de protection que comporte cette disposition restreignent la capacité de l’État de recourir sans justification appropriée à des moyens intimidants et coercitifs à l’égard des citoyens (Grant, par. 20). Avant la Charte, une personne n’était pas « détenue » en l’absence d’une « contrainte [. . .] en vertu de l’application régulière de la loi » (Chromiak c. La Reine, 1979 CanLII 181 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 471, p. 478). L’article 9 de la Charte a changé cet état de choses en modifiant de façon substantielle la conception de la « détention » en droit. Plus précisément, notre Cour a statué dans l’arrêt Grant que la détention psychologique par la police, comme celle alléguée dans la présente affaire, peut se produire de deux façons : (1) lorsque le plaignant est « légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation » (par. 30) d’un policier (c’est‑à‑dire en vertu de l’application régulière de la loi ), ou (2) lorsque plaignant n’est pas légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation, « mais qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire » (par. 30) et « conclu[rait] qu’elle n’est pas libre de partir » (par. 31).
[26] Par conséquent, il y a détention même en l’absence d’une obligation légale de se conformer à une sommation ou à un ordre de la police, et même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir. Après tout, la plupart des citoyens ne connaîtront pas exactement les limites imposées aux pouvoirs des policiers et pourront, selon les circonstances, percevoir une simple interaction de routine avec les policiers comme les obligeant à obtempérer à toute demande (voir S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83).
[27] Cela étant dit, toute interaction entre un policier et un citoyen ne constitue pas nécessairement une détention au sens de l’art. 9 de la Charte. Une détention exige « l’application de contraintes physiques ou psychologiques appréciables » (R. c. Mann, 2004 CSC 52 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 59, par. 19; Grant, par. 26; R. c. Suberu, 2009 CSC 33 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 460, par. 3). Même lorsqu’elle est interrogée, une personne qui fait l’objet d’une enquête relativement à des activités criminelles n’est pas nécessairement détenue (R. c. MacMillan, 2013 ONCA 109 (CanLII), 114 O.R. (3d) 506, par. 36; Suberu, par. 23; Mann, par. 19). Bien que [traduction] « [b]on nombre de [contacts entre des policiers et des citoyens] sont plutôt anodins, [. . .] se limitant à une simple conversation[,] [c]es échanges [risquent de] dev[enir] plus envahissants [. . .] lorsque la contrainte et l’interrogatoire se substituent au consentement et à la conversation » (Penney et autres, p. 84‑85). Pour déterminer à quel moment cette limite est franchie (c’est‑à‑dire le point où il y a détention pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte), il est essentiel d’examiner toutes les circonstances entourant le contact avec les policiers. Suivant l’art. 9, il faut apprécier celui‑ci dans son ensemble, plutôt que d’analyser son déroulement, étape par étape.
Les trois facteurs non exhaustifs susceptibles d’aider à déterminer le moment où il y a détention.
[31] La ligne de démarcation, parfois floue, entre les questions d’ordre général (ne donnant pas lieu à une détention — voir Suberu) et les questions particulières et ciblées (y donnant lieu) a amené la Cour à adopter, dans l’arrêt Grant, trois facteurs non exhaustifs susceptibles d’aider dans l’analyse. Ces facteurs doivent être évalués à la lumière de « l’ensemble des circonstances de la situation particulière, y compris de la conduite policière » (Grant, par. 31) :
a) Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir : les policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou visaient‑ils précisément la personne en cause dans le cadre d’une enquête ciblée?
b) La nature de la conduite des policiers, notamment les mots employés, le recours au contact physique, le lieu de l’interaction, la présence d’autres personnes et la durée de l’interaction.
c) Les caractéristiques ou la situation particulière de la personne, selon leur pertinence, notamment son âge, sa stature, son appartenance à une minorité ou son degré de discernement. [Nous soulignons; par. 44.]
La légitimité d’une enquête dans le contexte de l’art. 9 s’apprécie en se demandant si les objectifs poursuivis donnent lieu ou non à des soupçons raisonnables.
[36] Le juge du procès a conclu (au par. 23) que les policiers avaient deux objectifs d’enquête précis : ils cherchaient à savoir (1) si l’un ou l’autre des jeunes hommes était J.J. (ou savait où se trouvait N.D.‑J.) et (2) et si l’un ou l’autre d’entre eux était un intrus. Le juge a souligné plus loin (au par. 70) que les policiers avaient également un troisième objectif d’enquête : la maison en rangée de L.D. était un [traduction] « endroit problématique » relativement à des soupçons de trafic de drogue.
[37] Ces objectifs d’enquête sont importants lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention était arbitraire et si les policiers agissaient de bonne foi. Cependant, pour décider s’il y a eu détention, les circonstances à l’origine du contact avec les policiers sont évaluées en fonction de la façon dont elles ont dû raisonnablement être perçues. Les objectifs subjectifs des policiers sont moins pertinents dans cette analyse parce qu’une personne raisonnable mise à la place du présumé détenu n’aurait pas su pourquoi les policiers entraient sur la propriété.
[38] Par conséquent, le fait de répéter que les policiers agissaient à « des fins d’enquête légitimes », qu’ils étaient motivés par des « objectifs d’enquête valides », qu’ils avaient des « objectifs d’enquête légitimes », qu’ils poursuivaient des « fins d’enquête valides » et qu’ils menaient une « enquête légitime » (par exemple, voir les motifs du juge Moldaver, aux par. 213, 237‑239 et 242) n’aide nullement à déterminer le moment de la mise en détention. La légitimité d’une enquête dans le contexte de l’art. 9 s’apprécie en se demandant si ces objectifs donnent lieu ou non à des soupçons raisonnables. Nous concluons qu’ils ne donnaient pas lieu à de tels soupçons et que la détention était donc arbitraire.
[39] Eu égard aux faits de l’espèce, une présence policière dans la cour arrière n’avait pas de justification évidente et les policiers n’ont jamais communiqué expressément aux jeunes hommes la raison de leur présence sur les lieux. À titre d’exemple, les policiers n’ont pas dit aux occupants de la cour arrière qu’ils cherchaient J.J. ou N.D.‑J.
[40] Dans une telle situation, une personne raisonnable saurait seulement que trois policiers sont entrés sur une résidence privée sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer. Les agents se sont immédiatement mis à interroger les jeunes hommes sur qui ils étaient et ce qu’ils faisaient — il s’agissait de questions ciblées et précises qui auraient clairement indiqué à tout observateur raisonnable que la police s’intéressait aux jeunes hommes eux‑mêmes (R. c. Wong, 2015 ONCA 657 (CanLII), 127 O.R. (3d) 321, par. 45‑46; R. c. Koczab, 2013 MBCA 43 (CanLII), 294 Man. R. (2d) 24, par. 90‑104, opinion du juge Monnin (dissident), adoptée dans 2014 CSC 9 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 138). De plus, ils ont exigé que les jeunes hommes présentent une pièce d’identité et leur ont donné des ordres, ce qui aurait clairement indiqué à un observateur raisonnable que la police prenait le contrôle des personnes se trouvant dans la cour arrière.
[41] Même si une telle conduite est jugée compatible avec une crainte d’intrusion, l’observateur raisonnable comprendrait que si les policiers voulaient simplement se renseigner, la hauteur de la clôture permettait pleinement à ceux‑ci d’interagir avec les jeunes sans avoir besoin de pénétrer sur les lieux. Les policiers auraient pu tout simplement poser leurs questions en restant de l’autre côté de la clôture sans que soit diminuée pour autant leur capacité de voir les jeunes en question et d’entendre leurs réponses. Ils sont plutôt entrés dans la cour arrière sans obtenir de consentement, et sans objectif apparent ou déclaré, et ont immédiatement pris contact avec les occupants dans des conditions qui démontraient que ces derniers n’étaient pas, dans les faits, libres de partir.
[42] Indépendamment des intentions des policiers alors qu’ils s’approchaient de la cour arrière, ou de la légitimité de leurs objectifs d’enquête, une personne raisonnable ne percevrait pas leur entrée dans la cour comme une simple entrée dans l’exercice de leur fonction « d’assistance en cas de besoin et de maintien élémentaire de l’ordre » (Grant, par. 40).
Il y a plus de 250 ans, William Pitt (le Premier Pitt), s’adressant à la House of Commons, a décrit comment, [traduction] « [d]ans sa chaumière, l’homme le plus pauvre peut défier toutes les forces du ministère public. Sa chaumière peut bien être frêle, son toit peut branler, le vent peut souffler à travers, la tempête peut y entrer, la pluie peut y pénétrer, mais le roi d’Angleterre, lui, ne peut pas entrer!
[53] Pour ce qui est du mode d’entrée utilisé en l’espèce, trois policiers en uniforme ont soudainement occupé une cour arrière et pris le contrôle des personnes qui s’y trouvaient tard en soirée. Notre collègue prétend que nous avons mal qualifié les actes des policiers au moment de leur entrée dans la cour arrière et la façon dont ces actes auraient été raisonnablement perçus. À titre d’exemple, il souligne la façon dont l’agent O’Toole est entré dans la cour et insiste sur le fait que, selon le juge du procès, cet acte n’avait rien d’intimidant ou de potentiellement coercitif.
[54] En clair, l’agent O’Toole a affirmé ce qui suit dans son témoignage : [traduction] « Je suis entré par la droite, d’accord. Je suis passé — je ne suis pas passé par la barrière pour entrer dans la cour. J’ai enjambé la clôture parce que c’est là que je me trouvais » (d.a., vol. II, p. 67). Peu importe qu’il soit « passé par‑dessus », qu’il ait « enjambé » ou qu’il ait « sauté » la clôture, nous expliquons simplement comment l’agent O’Toole est entré dans la cour arrière, et ce, en fonction du témoignage des policiers.
[55] Toutefois, dans les cas où le juge du procès conclut que ce mode d’entrée n’est pas intimidant ou coercitif, il se penche sur la façon dont une personne raisonnable percevrait cet acte afin de juger s’il y a eu détention pour l’application de l’art. 9 de la Charte. Il s’agit d’une question assujettie à la norme de la décision correcte. Nous nous formons une opinion différente, ce que nous avons le droit de faire, quant à savoir si, compte tenu du mode d’entrée choisi, une personne raisonnable mise à la place de l’accusé ne se serait pas sentie libre de partir et se serait sentie obligée de respecter l’ordre ou la sommation des policiers.
[56] Une personne raisonnable percevrait le mode d’entrée choisi comme coercitif et intimidant. Deux policiers sont entrés immédiatement. Le fait qu’un troisième policier ait tout d’abord fait le tour du périmètre avant d’entrer en passant par‑dessus la clôture donnerait à penser à la personne raisonnable que l’interaction avait un aspect tactique. En outre, une personne raisonnable interpréterait la décision de l’agent O’Toole d’entrer en passant par‑dessus la clôture comme témoignant d’une certaine urgence. En pareilles circonstances, nous convenons avec le Scadding Court Community Centre intervenant pour dire que le recours à de telles tactiques par les policiers dans le but d’entrer dans une résidence privée témoigne de l’exercice d’un pouvoir et serait interprété comme tel par une personne raisonnable.
[57] En considérant ces actes comme tactiques, nous ne réinterprétons pas le dossier, comme le prétend notre collègue. Nous affirmons tout simplement comment l’entrée serait raisonnablement perçue — ce qu’a fait notre Cour dans l’arrêt Grant lorsqu’elle a statué que la prise de positions tactiques par les policiers permettait de conclure à une mise en détention. Fait important, le juge du procès dans Grant n’avait pas mentionné le positionnement tactique. Notre Cour n’a toutefois pas hésité à décrire la conduite des policiers comme tactique, parce que ce faisant, elle se livrait à des caractérisations raisonnables et ne tirait pas de conclusions de fait. Bien que notre collègue préfère caractériser le saut par‑dessus la clôture comme étant probablement une question de commodité, il n’est pas clair comment la commodité des policiers a quelque incidence sur la manière dont elle est perçue par une personne raisonnable. Nous sommes d’avis que le fait qu’ils soient entrés dans la cour en passant par‑dessus la clôture évoquait une démonstration de force.
[58] Chacun des policiers savait que la cour arrière faisait partie d’une résidence privée. Pourtant, leur mode d’entrée témoignait d’une indifférence à l’égard de l’importance de la [traduction] « mini‑clôture » sur le plan juridique. Les policiers ont considéré la cour arrière comme une zone commune où tous étaient libres de circuler comme bon leur semblait, ce qui donnerait à penser à la personne raisonnable qu’elle était alors sous le contrôle de la police.
[59] Indépendamment du mode d’entrée choisi, nous sommes d’accord avec le juge Lauwers pour dire qu’il était peu probable que les policiers [traduction] « entrent effrontément dans une cour arrière privée et exigent de savoir ce que font ses occupants dans une collectivité mieux nantie et moins racialisée » (par. 162). Vivre dans un quartier moins nanti ne change rien au fait que la résidence d’une personne, peu importe son apparence ou son emplacement, constitue un endroit privé et protégé. Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle, laquelle est depuis longtemps considérée comme essentielle au rapport entre le citoyen et l’État. Il y a plus de 250 ans, William Pitt (le Premier Pitt), s’adressant à la House of Commons, a décrit comment, [traduction] « [d]ans sa chaumière, l’homme le plus pauvre peut défier toutes les forces du ministère public. Sa chaumière peut bien être frêle, son toit peut branler, le vent peut souffler à travers, la tempête peut y entrer, la pluie peut y pénétrer, mais le roi d’Angleterre, lui, ne peut pas entrer! Toute sa force n’ose pas franchir le seuil du logement délabré » (House of Commons, Speech on the Excise Bill (mars 1763), cité dans Lord Brougham, Historical Sketches of Statesmen Who Flourished in the Time of George III (1855), vol. I, p. 42).
[60] Le juge du procès a fait remarquer que ce quartier de Toronto était aux prises avec un taux élevé de crimes violents. Les agents ont eux‑mêmes affirmé dans leur témoignage qu’ils patrouillaient régulièrement dans la coopérative d’habitation. Cependant, la réputation d’une collectivité en particulier ou la fréquence des contacts entre la police et ses résidants n’autorisent aucunement les policiers à entrer dans une résidence privée plus facilement ou de façon plus envahissante qu’ils ne le feraient dans une collectivité où les clôtures sont plus hautes ou le taux de criminalité plus bas. En effet, le fait pour un quartier de faire l’objet d’interventions policières accrues impose aux policiers la responsabilité de faire preuve de vigilance en ce qui a trait au respect de la vie privée, de la dignité et de l’égalité de ses résidants qui ressentent déjà la présence et la surveillance de l’État plus vivement que leurs concitoyens mieux nantis qui vivent dans d’autres secteurs de la ville (mémoire de l’Association canadienne des avocats musulmans, p. 9).
[61] Comme le juge Lauwers l’a fait observer, il s’ensuit que [traduction] « [l]a plupart des gens seraient tout à fait choqués et consternés si des policiers apparaissaient subitement dans leur cour arrière ou leur vestibule en l’absence d’une situation d’urgence » (par. 112). Il n’y a pas de raison pour que cet énoncé ne s’applique pas pleinement aux événements qui se sont déroulés dans la cour arrière de la maison en rangée de L.D.
Pour pouvoir procéder réellement à « une évaluation réaliste de la totalité du contact », comme l’exige l’arrêt Grant (au par. 32), les tribunaux doivent tenir compte du fait que les membres de certaines collectivités peuvent vivre des expériences particulières et avoir des rapports différents avec la police, qui influeront sur leur perception raisonnable quant à savoir si et quand ils font l’objet d’une détention
[72] L’appartenance de M. Le à un groupe racialisé au Canada constitue une considération importante pour déterminer quand il y a eu mise en détention. Le juge Binnie a conclu dans Grant qu’un « membre d’une minorité visible [. . .], en raison de sa situation et de son vécu, est davantage susceptible de ne pas se sentir en mesure de désobéir aux directives des policiers et [d’avoir l’impression] que toute affirmation de son droit de quitter les lieux risque d’être considérée en soi comme une esquive » (par. 154‑155 et 169 (motifs concordants du juge Binnie); voir aussi, Therens, p. 644 (le juge Le Dain, dissident) sur la question de savoir si les citoyens ont réellement « le choix » d’obéir ou de désobéir aux commandes des policiers).
[73] Dans l’arrêt Grant, notre Cour a reconnu à quel point le critère juridique au regard duquel la détention doit être appréciée repose sur la perspective d’une personne raisonnable placée dans la même situation, et a affirmé que cette norme doit tenir compte de la diversité. En incluant expressément la race de l’accusé parmi les considérations possiblement pertinentes, notre Cour a reconnu que l’interaction qu’ont eue dans le passé divers groupes de personnes avec les forces de l’ordre pourrait, selon les connaissances particulières et l’expérience vécue, entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer raisonnablement si et quand il y a eu mise en détention. En conséquence, pour pouvoir procéder réellement à « une évaluation réaliste de la totalité du contact », comme l’exige l’arrêt Grant (au par. 32), les tribunaux doivent tenir compte du fait que les membres de certaines collectivités peuvent vivre des expériences particulières et avoir des rapports différents avec la police, qui influeront sur leur perception raisonnable quant à savoir si et quand ils font l’objet d’une détention.
Dans l’arrêt Grant, le juge Binnie prend connaissance d’office de l’incidence de la race sur l’analyse relative à la détention au regard de l’art. 9 lorsqu’il fait remarquer que l’expérience renseigne les tribunaux que « [d]e plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières “discrètes” injustifiées » (par. 154; voir également, R. c. Golden, 2001 CSC 83 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83; R. c. Brown (2003), 2003 CanLII 52142 (ON CA), 64 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 9).
[82] Une personne raisonnable mise à la place de l’accusé est censée connaître l’incidence des relations interraciales sur l’interaction entre des agents de police et quatre hommes de race noire et un homme asiatique présents dans la cour arrière d’une maison en rangée faisant partie d’une coopérative d’habitation de Toronto.
[83] Comme toute preuve du contexte social, les éléments de preuve concernant les relations interraciales qui peuvent être utiles pour déterminer s’il y a eu détention au sens de l’art. 9 peuvent être établis dans le cadre des procédures judiciaires par preuve directe, des aveux ou la prise de connaissance d’office. Il ressort des litiges relatifs à la Charte que la preuve relative au contexte social revêt souvent une importance fondamentale, mais qu’elle peut être difficile à établir au moyen de témoignages ou de pièces. La preuve du contexte social constitue certes un type de preuve relative à un « fait social », qui a été définie comme « la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige » (R. c. Spence, 2005 CSC 71 (CanLII), [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57).
[84] Dans la plupart des cas, les connaissances attribuées à la personne raisonnable sont introduites en preuve comme fait social dont le juge peut prendre connaissance d’office. Dans R. c. Find, 2001 CSC 32 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 863, la juge en chef McLachlin a conclu qu’un tribunal peut « prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » (par. 48). Ces deux critères sont souvent appelés critères de Morgan (voir E. M. Morgan, « Judicial Notice » (1944), 57 Harv. L. Rev. 269).
[85] Le juge Binnie a précisé dans l’arrêt Spence que la prise de connaissance d’office est plus nuancée et dépend du rôle que jouent de tels faits dans l’issue du litige — plus ces faits sont décisifs quant à l’issue de l’affaire, plus il est impérieux qu’il soit satisfait aux deux critères de Morgan (par. 63). Dans le cas où les faits sociaux décrivent uniquement le contexte d’une question précise, les tribunaux en prendront généralement connaissance d’office et la barre sera moins haute. Par contre, dans les cas où les faits se situent entre ces deux extrêmes, le juge Binnie fait observer ce qui suit :
J’estime que le tribunal auquel on demande de prendre connaissance d’office d’éléments se situant entre les faits qui touchent au cœur du litige et auxquels s’appliquent les critères de Morgan, et les faits généraux, qui touchent indirectement au litige et à l’égard desquels il supposera (consciemment ou non) qu’ils ne prêtent pas à sérieuse controverse, devrait se demander si une personne raisonnable ayant pris la peine de s’informer sur le sujet considérerait que ce « fait » échappe à toute contestation raisonnable . . . [par. 65]
[86] Le contexte des relations interraciales se retrouve dans la zone intermédiaire dont parle le juge Binnie; il ne permet pas de trancher la question de savoir quand M. Le a été mis en détention et ne constitue pas non plus une simple toile de fond. Il s’agit d’une considération parmi de nombreuses autres qui aide à analyser et à interpréter des événements cruciaux dans le présent pourvoi.
[87] Dans l’arrêt Grant, le juge Binnie prend connaissance d’office de l’incidence de la race sur l’analyse relative à la détention au regard de l’art. 9 lorsqu’il fait remarquer que l’expérience renseigne les tribunaux que « [d]e plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières “discrètes” injustifiées » (par. 154; voir également, R. c. Golden, 2001 CSC 83 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83; R. c. Brown (2003), 2003 CanLII 52142 (ON CA), 64 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 9).
…
[97] Nous n’hésitons pas à conclure que, même en l’absence de ces rapports très récents, nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu (voir D. M. Tanovich, « Applying the Racial Profiling Correspondence Test » (2017), 64 C.L.Q. 359). C’est d’ailleurs dans ce contexte social plus large qu’il convient d’examiner l’entrée des policiers dans la cour arrière et l’interrogatoire de M. Le et de ses amis. Il s’agit là d’un autre exemple de l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières. L’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur les perceptions d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Lorsque trois policiers sont entrés dans une petite cour arrière privée, tard en soirée, sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer, pour interroger cinq jeunes hommes de groupes racialisés dans une coopérative d’habitation de Toronto, les jeunes en question se seraient sentis obligés de rester sur place, de répondre aux questions et d’obtempérer.
…
[106] Mais le débat n’est pas clôt pour autant. L’absence de preuve testimoniale n’a pas pour effet de dégager le juge du procès de l’obligation de prendre en considération ce que saurait une personne raisonnable au sujet de l’incidence que la race peut avoir sur de telles interactions. La conclusion du juge du procès portant que les jeunes hommes n’ont pas vécu les expériences passées qu’ils ont décrites signifie simplement qu’il a rejeté leur témoignage concernant la façon dont leur expérience personnelle avec les policiers a pu influencer leurs perceptions subjectives de ce qu’ils croyaient vivre lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière. Cependant, l’analyse fondée sur l’art. 9 exige une évaluation objective de la perception qu’aurait une personne raisonnable mise à la place de l’accusé quant à savoir si elle était libre de quitter les lieux ou pas. Lorsqu’il n’y a pas de preuve testimoniale, ce qui arrive lorsqu’une telle preuve est rejetée ou n’est jamais déposée, il est toujours nécessaire de se pencher sur l’incidence qu’a pu avoir la race de l’accusé sur l’analyse fondée sur l’art. 9. Rien n’indique que le juge du procès a utilisé de façon adéquate et concrète le point de vue de la personne raisonnable de l’arrêt Grant s’étant informée des points de vue de la collectivité sur les questions de race et de maintien de l’ordre. Il est nécessaire d’examiner les relations interraciales même en l’absence de témoignage de l’accusé ou d’un témoin concernant leur propre expérience avec la police. Même sans preuve directe, la race de l’accusé demeure une considération pertinente selon l’arrêt Grant.
…
[107] Le défaut de prendre en considération le point de vue de la personne raisonnable est d’autant plus grave que le juge Doherty a fait remarquer que M. Le [traduction] « est habitué d’interagir avec la police dans la rue » et que l’expérience de ce dernier témoigne de son degré de discernement et de la pertinence de la question raciale dans l’analyse relative à la détention. Il en découle que les interactions passées de M. Le avec les policiers dans la rue appuient en quelque sorte une inférence que ce dernier connaît bien les dynamiques de telles interactions et que cette connaissance amènerait une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que M. Le à conclure qu’il n’y a pas eu de détention. Autrement dit, une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire percevrait les événements en cause comme étant simplement un autre contact avec la police ou, pour dire les choses simplement, comme s’inscrivant dans « le cours normal des choses ».
[108] Nous tenons à souligner que cette affirmation semble reconnaître le témoignage de M. Le selon lequel il a été appréhendé et détenu à répétition dans le passé, même si le juge du procès a conclu que ce témoignage était invraisemblable. Malgré cette contradiction, notre désaccord porte principalement sur le principe général. Nous ne voyons aucune raison valable de conclure que plus les interactions avec la police sont fréquentes, moins la personne visée est susceptible d’avoir le sentiment d’être « mise en détention » lorsque des policiers s’approchent. Ce raisonnement est erroné et se fonde sur une prémisse dépourvue de logique, à savoir qu’une bonne connaissance des interactions avec la police engendre une bonne connaissance de la portée du pouvoir de détention conféré aux policiers ainsi que de la protection contre la détention arbitraire garantie par la Charte. Comme le font observer la Federation of Asian Canadian Lawyers et la Chinese and Southest Asian Legal Clinic intervenantes (transcription, p. 55), il s’agit d’une [traduction] « fiction juridique », puisque les connaissances de cette nature présupposent que, si les policiers découvrent des éléments incriminants à la suite d’une interaction, des accusations sont portées, l’accusé présente une demande fondée sur la Charte, celle‑ci est tranchée, l’accusé reçoit les motifs de la décision, il lit ceux‑ci attentivement et il adapte son comportement ultérieur en conséquence. L’expérience a appris aux tribunaux que ce n’est pas ce qui arrive en réalité.
[109] Ce n’est pas parce qu’une personne a fait l’objet d’interactions répétées avec la police qu’elle a acquis un degré de discernement à cet égard. En effet, nous estimons qu’il est plus raisonnable de prévoir que la fréquence des contacts avec la police favorisera généralement davantage, et non moins, l’élément de « contrainte psychologique, sous forme d’une perception raisonnable qu’on n’a vraiment pas le choix » (Therens, p. 644). Les personnes qui sont fréquemment exposées à des interactions forcées avec la police obtempéreront plus volontiers aux ordres reçus afin de pouvoir passer à autre chose, et ce, en raison d’un sentiment [traduction] d’« impuissance acquise » (M. E. P. Seligman, « Learned Helplessness » (1972), 23 Annu. Rev. Med. 407, p. 408, comme il est expliqué dans R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852). Autrement dit, quand une personne est exposée à répétition à des expériences non désirées de la part d’une entité plus puissante, elle apprend à consentir simplement et à essayer de traverser l’expérience en en finissant le plus rapidement et le plus pacifiquement possible.
[110] En l’espèce, l’expérience de M. Le avec la police tend à appuyer une conclusion portant qu’il a été mis en détention lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière. Bien que la plupart des Canadiens aient des interactions peu fréquentes avec les policiers ou aucune expérience en la matière, il ne faut pas ignorer la réalité que d’autres personnes ont avec la police des interactions non seulement fréquentes, mais également désagréables. Les expériences antérieures ne sauraient pas atténuer le déséquilibre des pouvoirs ni réduire le pouvoir coercitif qu’exercent plusieurs policiers qui entrent, sans explication ni autorisation, dans une cour arrière privée. Une personne raisonnable ayant été appréhendée par la police à plusieurs reprises conclurait vraisemblablement qu’elle est tenue de simplement se conformer aux sommations des policiers. Nous sommes d’accord avec le juge Lauwers pour dire que le contact était [traduction] « incidemment intimidant et oppressif » (par. 143). À notre avis, le degré de discernement de M. Le permet de conclure qu’il y a eu détention dès que les policiers sont entrés dans la cour arrière.
…
[113] Dans l’arrêt Grant, notre Cour a souligné en quoi l’analyse relative à la détention est de nature objective et tient compte de « l’ensemble des circonstances de la situation particulière, y compris de la conduite policière ». La Cour a également reconnu que, dans l’analyse globale du caractère raisonnable, « la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment envisagé peuvent être pertinentes pour déterminer si elle pouvait raisonnablement conclure à un déséquilibre entre son pouvoir et celui des policiers » (par. 32 (nous soulignons)).
[114] Devant la Cour, le ministère public a fait valoir que les perceptions subjectives des plaignants quant à savoir s’ils étaient détenus ou non étaient [traduction] « hautement pertinentes ». Nous rejetons cet argument. Le fait demeure, comme il se doit, que l’analyse relative à la détention est principalement de nature objective. Avant l’arrêt Grant, la nature objective du critère applicable n’était peut‑être pas claire. Par exemple, dans l’arrêt Therens, notre Cour a conclu qu’il y a détention lorsqu’une personne « se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement » (p. 644) — une déclaration qui pouvait laisser croire que l’analyse porte principalement sur le caractère raisonnable des perceptions subjectives de la personne visée. Cependant, dans l’arrêt Grant, notre Cour a précisé que l’analyse est objective.
[115] Accorder trop d’importance aux perceptions subjectives affaiblit les assises de l’adoption d’un critère objectif. Il en existe au moins trois. Premièrement, comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Grant, la nature objective de l’analyse permet aux policiers « de savoir quand il y a détention [. . .] [et, partant, de] s’acquitter des obligations qu’impose la Charte en ce cas et [. . .] [d’]accorder à la personne détenue les protections supplémentaires qui lui sont conférées » (par. 32). Deuxièmement, la nature objective de l’analyse permet d’assurer le maintien de la primauté du droit puisque les revendications seront toutes assujetties à la même norme. En d’autres termes, la norme objective permet de s’assurer que toutes les personnes seront traitées également et bénéficieront des mêmes protections garanties par la Charte sans égard à leurs propres seuils subjectifs de détention psychologique ou à leurs propres perceptions de leurs interactions avec les policiers. Autrement dit, la nature objective de l’analyse permet un certain niveau d’uniformité dans l’application de la Charte à la conduite policière. Troisièmement, et dans le même ordre d’idées, la nature objective de l’analyse tient compte du fait que certaines personnes seront incapables d’avoir des perceptions subjectives lorsqu’elles interagiront avec les policiers.
[116] Par conséquent, l’analyse fondée sur l’art. 9 ne devrait pas porter principalement sur ce qui se passait dans l’esprit de l’accusé à un moment précis, mais plutôt sur la façon dont les policiers ont agi et, eu égard à l’ensemble des circonstances, sur la manière dont un tel comportement serait raisonnablement perçu. Conclure autrement impose au plaignant l’obligation d’évaluer correctement à quel moment il est détenu et à quel moment il ne l’est pas. Ce problème précis se pose en l’espèce. Dans son témoignage, M. Le a affirmé que la police ne lui avait pas permis d’entrer dans la maison et l’avait physiquement empêché de le faire. Si l’on accepte le récit détaillé des faits de M. Le, sa perception subjective, aussi fugace soit‑elle, selon laquelle il pouvait entrer dans la maison était simplement erronée. De plus, si, comme le conclut notre collègue, la mise en détention a eu lieu lorsque l’agent a dit au jeune homme de garder ses mains bien en vue, la perception subjective de M. Le n’aurait pris naissance qu’après que la détention eut déjà commencé. Même si on admet qu’il peut y avoir des situations où la perception subjective de l’accusé est pertinente, ce n’est pas le cas en l’espèce.
[117] Par ailleurs, « la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions », mentionnées dans l’arrêt Grant, devaient servir à établir s’il y avait un déséquilibre entre le pouvoir de cette personne et celui de la police, et non à juger s’il y avait en fait détention. Tout indique que les perceptions des accusés devaient jouer un rôle très limité, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
[118] Le traitement erroné par le juge du procès de la version subjective de M. Le est aggravé par son traitement incohérent de celle‑ci. Plus précisément, le juge a d’abord rejeté le témoignage de M. Le au sujet de la raison pour laquelle il a tourné le dos à l’agent O’Toole (pour entrer dans la maison), mais s’est ensuite fondé sur ce même témoignage pour étayer sa conclusion selon laquelle M. Le avait l’impression qu’il était libre de quitter la cour arrière. Il est vrai que M. Le a témoigné en ce sens en déclarant qu’il n’a pas adopté [traduction] « une position de dissimulation », et qu’il n’agissait pas de façon nerveuse et n’était pas agité. Il a également affirmé avoir tenté de se diriger vers la maison lorsque l’agent O’Toole lui a demandé ses pièces d’identité, parce que (1) il pensait être libre de partir et (2) il n’aimait pas la façon dont les policiers le traitaient, lui et ses amis. Comme nous l’avons mentionné précédemment, M. Le a également déclaré que, lorsqu’il a essayé d’entrer dans la maison, l’agent O’Toole l’a attrapé par l’épaule, l’a retourné et lui a demandé où il allait et pourquoi il tentait d’entrer dans la maison.
[119] Pourtant, en plus d’affirmer que M. Le n’était pas crédible en général (au par. 63), le juge du procès a également précisé (au par. 65) qu’il rejetait le témoignage dans lequel M. Le a affirmé qu’[traduction] « il n’avait pas [. . .] adopté “une position de dissimulation” [durant son interaction avec les policiers] afin de cacher son sac [. . .], mais plutôt qu’il s’était seulement retourné pour tenter d’entrer dans la maison ». La difficulté réside dans le fait que le juge du procès s’est fondé sur ce même témoignage à l’appui de sa conclusion selon laquelle M. Le n’était pas détenu avant qu’on lui pose des questions sur le contenu de son sac : [traduction] « l’accusé a expliqué avoir voulu entrer dans la maison en rangée par la porte arrière, parce que [. . .] il ne pensait pas avoir besoin de rester dans la cour ». Il ne s’agit pas ici d’un cas où le juge du procès n’a accepté qu’une partie du témoignage de l’accusé. Il s’agit plutôt d’un cas où le juge a considéré le même témoignage de deux façons incompatibles — d’abord, en le rejetant et ensuite, en se fondant sur lui et en l’utilisant contre M. Le. En raison de cette incohérence, le juge du procès a commis une erreur.
[120] Hormis ces erreurs, nous sommes préoccupés de façon plus générale par l’appréciation que fait le juge du procès de la façon dont M. Le aurait raisonnablement perçu la conduite des policiers, relativement au fait qu’il se sentait obligé de se conformer à un ordre ou à une sommation de ceux‑ci. À notre avis, il ne convient pas de conclure qu’il ne se sentait pas détenu et ensuite utiliser ce même point de vue comme preuve de la façon dont aurait réagi la personne raisonnable.
[121] Bien que l’analyse fondée sur l’art. 9 soit objective en ce qu’elle vise à déterminer la façon dont une personne raisonnable aurait perçu l’interaction avec les policiers (et non, en l’espèce, la façon dont M. Le l’a perçue), la personne raisonnable dont le point de vue est déterminant et dont on cherche à connaître la pensée est une personne mise à la place de l’accusé — c’est‑à‑dire une personne imprégnée de l’expérience afférente à la situation personnelle de l’accusé. Autrement dit, la personne raisonnable doit vivre dans le même monde, pour ainsi dire, que l’accusé. Par conséquent, lorsqu’il se demande si une interaction avec les policiers équivaut à une détention, le tribunal doit examiner l’ensemble des circonstances pertinentes propres à l’accusé. La personne raisonnable que l’on vient de décrire conclurait selon nous qu’il y a eu détention à partir du moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont commencé à poser des questions.
La théorie de l’autorisation implicite
[126] Nous souscrivons, tout comme le fait notre collègue, à la conclusion du juge Lauwers de la Cour d’appel de l’Ontario, selon laquelle cette théorie ne s’applique pas en l’espèce et que c’étaient les policiers eux‑mêmes qui étaient les intrus. En termes simples, la théorie de l’autorisation implicite ne s’applique pas de manière à excuser la présence des policiers dans la cour arrière puisque, même si l’objectif de ceux‑ci était la « communication », il n’était pas nécessaire pour les policiers d’entrer dans la propriété privée pour y parvenir; ils auraient facilement pu parler avec les jeunes hommes par‑dessus la [traduction] « petite clôture de deux pieds ».
[127] Plus fondamentalement, en entrant dans la cour arrière, les policiers poursuivaient également un « but subsidiaire », pour reprendre l’expression du juge Sopinka dans l’arrêt Evans, et ont ainsi excédé les limites de l’autorisation implicite (par. 16). Dans l’arrêt Evans, le but subsidiaire ayant vicié l’« autorisation implicite » était l’espoir de recueillir des éléments de preuve contre les occupants de la maison (en recherchant une odeur de marijuana). En l’espèce, nous sommes d’avis que le juge Lauwers a bien cerné le but subsidiaire des policiers (au par. 107) : [traduction] « l’entrée des policiers ne valait guère mieux qu’une enquête criminelle hypothétique, ou une “expédition de pêche” ». Il faut rappeler ici que les policiers ne disposaient pas d’information permettant de faire un lien entre les occupants de la cour arrière — et dont ils ignoraient l’identité — et une quelconque conduite criminelle réelle ou soupçonnée. La théorie de l’autorisation implicite n’a jamais eu pour objectif de protéger ce type de conduite intrusive par les policiers.
[128] La conclusion portant que les policiers étaient des intrus est manifestement pertinente pour l’application de l’art. 8, puisqu’elle neutralise toute idée de « consentement » à l’entrée des policiers. Il est moins évident de déterminer le rôle que joue cette conclusion quand vient le temps de juger si, pour l’application de l’art. 9, les policiers étaient légalement autorisés à détenir une personne se trouvant également dans la propriété. Selon le juge Lauwers, si une règle de droit n’autorise pas les policiers à entrer sur une propriété à des fins d’enquête, cette règle de droit ne les autorise pas non plus à détenir une personne à des fins d’enquête (par. 143). Comme les art. 8 et 9 protègent des droits différents (quoique parfois interreliés) et ont leurs propres normes et considérations (R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 250, par. 36), nous reportons à une autre occasion l’examen de la question du lien entre les intrusions et les détentions dont il est question dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario.
La question de l’application de la protection conférée par l’art. 8 aux invités n’est pas tranchée en l’espèce. Cependant, nous ne souhaitons pas donner l’impression que nous appuyons l’analyse provisoire que propose notre collègue
[135] Bien que notre collègue affirme ne pas trancher définitivement la question de l’art. 8, il exprime des doutes quant à savoir si M. Le avait qualité pour contester la perquisition en tant qu’invité dans la propriété d’autrui. Nous convenons que, manifestement, la question de l’application de la protection conférée par l’art. 8 aux invités n’est pas tranchée en l’espèce. Cependant, nous ne souhaitons pas donner l’impression que nous appuyons l’analyse provisoire que propose notre collègue. Bien que la question demeure en suspens, l’approche préconisée par le juge Moldaver concernant la vie privée fait fi de deux points fondamentaux dont il convient de tenir compte dans l’analyse relative à l’art. 8.
[136] Premièrement, l’art. 8 s’intéresse essentiellement au point à partir duquel « le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins » (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160). Il faut toujours effectuer cette analyse sous un angle normatif et non catégorique. Ainsi, dans le cadre de cette analyse, il n’est pas présumé qu’un facteur catégorique, comme le contrôle, aura une incidence déterminante quant à savoir si une personne a une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. L’examen repose plutôt toujours sur la question de savoir si le droit à la vie privée revendiqué doit [traduction] « être considéré comme à l’abri de toute intrusion par l’État — sauf justification constitutionnelle — pour que la société canadienne demeure libre, démocratique et ouverte » (R. c. Reeves, 2018 CSC 56 (CanLII), par. 28). Deuxièmement, il possible qu’une personne ait une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée qui soit réduite ou limitée tout en demeurant protégée par l’art. 8 (R. c. Cole, 2012 CSC 53 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 34, par. 8‑9; voir également R. c. Marakah, 2017 CSC 59 (CanLII), [2017] 2 R.C.S. 608, par. 29, citant R. c. Tessling, 2004 CSC 67 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 432, par. 22). Les attentes dont jouissent des invités peuvent être limitées par le fait pour ces derniers de savoir que leur hôte peut inviter d’autres personnes à entrer chez lui, y compris l’État. Cependant, il pourrait toujours être objectivement raisonnable pour un invité présent dans une propriété privée de s’attendre à ce que l’État n’y entre pas sans invitation.
[137] Nous estimons qu’il est possible de soutenir que des invités peuvent, dans certaines circonstances, raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée dans la propriété de leur hôte. La détermination du moment où ceux‑ci auront une attente raisonnable au respect de leur vie privée, et de l’étendue de cette attente, dépendra des faits et du contexte de l’affaire. Toutefois, l’analyse doit toujours être axée sur la préoccupation fondamentale de l’art. 8 en ce qui touche le droit du public de ne pas être importuné par l’État, l’approche normative applicable à la détermination des paramètres des droits à la vie privée, et le fait que cette disposition protège les personnes qui jouissent d’une attente réduite ou limitée au respect de leur vie privée.
24 (2) de la Charte – Lorsque les première et deuxième questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion, la troisième question fera rarement, sinon jamais, pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve (Paterson, par. 56). À l’inverse, si les deux premières questions considérées ensemble étayent moins l’exclusion des éléments de preuve, la troisième question confirmera la plupart du temps que l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice
[139] Le paragraphe 24(2) de la Charte prévoit que, lorsque des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que l’analyse fondée sur le par. 24(2) soit souvent présentée comme portant sur la question de savoir si des éléments de preuve devraient être écartés, il ne s’agit pas de la question à trancher. Il s’agit plutôt de savoir si leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (R. c. Taylor, 2014 CSC 50 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 495, par. 42). Dans l’affirmative, il n’y a plus rien à trancher au sujet de l’exclusion : notre Charte prévoit que ces éléments de preuve doivent être écartés, non pas pour sanctionner la conduite des policiers ou pour dédommager l’accusé pour une violation de ses droits, mais parce qu’il est nécessaire de le faire pour maintenir « l’intégrité du système de justice et [. . .] la confiance à son égard » (Grant, par. 68‑70).
[140] Lorsque l’État cherche à tirer profit des éléments de preuve recueillis en violation de la Charte, les tribunaux doivent s’intéresser à l’incidence de l’inconduite de l’État non pas sur le procès criminel, mais sur l’administration de la justice. Ils doivent aussi garder à l’esprit qu’une violation de la Charte signifie, en soi, une injustice et, partant, une diminution de la considération dont jouit l’administration de la justice. Le paragraphe 24(2) exige des tribunaux qu’ils se demandent si l’utilisation des éléments de preuve risque de faire d’autres dommages en diminuant la considération dont jouit l’administration de la justice — de sorte que, par exemple, des membres raisonnables de la société canadienne pourraient se demander si les tribunaux prennent au sérieux les droits et libertés individuels à la protection contre les inconduites policières. Nous souscrivons à la mise en garde que notre Cour a formulée dans Grant, au par. 68, selon laquelle, bien que l’exclusion d’éléments de preuve « p[uisse] provoquer des critiques sur le coup », il faut s’intéresser surtout à « la considération globale dont jouit le système de justice », vue « à long terme » par une personne raisonnable au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et de l’importance des droits garantis par la Charte.
[141] Dans l’arrêt Grant, la Cour a énoncé trois questions qu’il convient d’examiner pour savoir si l’utilisation d’éléments de preuve viciés par une violation de la Charte est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice : (1) la gravité de la conduite attentatoire à la Charte, (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte, et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Bien que les deux premières questions agissent généralement en tandem en ce qu’elles font toutes deux pencher la balance en faveur de l’exclusion des éléments de preuve, le niveau de force avec lequel elles font pencher la balance n’a pas besoin d’être identique pour que l’exclusion soit requise. Plus particulièrement, il n’est pas nécessaire que ces deux premières questions étayent l’exclusion pour permettre au tribunal de conclure que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien entendu, plus la conduite attentatoire est grave et plus l’incidence sur les droits garantis par la Charte est grande, plus l’exclusion sera justifiée (R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365 (CanLII), 131 O.R. (3d) 643, par. 62). Cependant, il se peut également qu’une conduite attentatoire grave, même si elle a une faible incidence sur les droits garantis par la Charte, étayera à elle seule la conclusion que l’utilisation des éléments de preuve viciés est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. C’est la somme, et non la moyenne, de ces deux premières questions qui détermine si la balance penche en faveur de l’exclusion.
[142] La troisième question, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, milite généralement en faveur de la solution contraire — soit en faveur de la conclusion selon laquelle l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que cela soit particulièrement vrai lorsque les éléments de preuve sont fiables et essentiels à la preuve du ministère public (voir R. c. Harrison, 2009 CSC 34 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 494, par. 33‑34), il importe de souligner que la troisième question ne peut devenir une simple formalité lorsque l’ensemble de la preuve est réputée fiable et essentielle à la preuve du ministère public à cette étape. La troisième question devient particulièrement importante lorsque l’une des deux premières questions, mais pas les deux, milite en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. Lorsque les première et deuxième questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion, la troisième question fera rarement, sinon jamais, pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve (Paterson, par. 56). À l’inverse, si les deux premières questions considérées ensemble étayent moins l’exclusion des éléments de preuve, la troisième question confirmera la plupart du temps que l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
L’absence de mauvaise foi n’équivaut pas à une conclusion positive de bonne foi
[143] La Cour a déjà souligné que, lorsqu’il apprécie la gravité d’une conduite attentatoire à la Charte, le tribunal doit « situer cette conduite sur l’échelle de culpabilité » (Paterson, par. 43). Le postulat de départ, en l’espèce, est que les violations commises par inadvertance, techniques ou par ailleurs mineures ont moins d’incidence sur la primauté du droit et, par conséquent, sur la considération dont jouit l’administration de la justice qu’un non‑respect délibéré ou insouciant des droits garantis par la Charte (Grant, par. 74; Harrison, par. 22). De plus, comme la Cour l’a statué dans R. c. Buhay, 2003 CSC 30 (CanLII), [2003] 1 R.C.S. 631, au par. 59, et dans Paterson, au par. 44, l’erreur commise de « bonne foi » par la police doit être raisonnable et elle ne peut être établie sur le fondement d’une simple négligence dans l’observation des normes prescrites par la Charte. En d’autres mots, la considération dont jouit l’administration de la justice exige des tribunaux qu’ils se dissocient des éléments de preuve obtenus par suite de la négligence dont a fait preuve la police dans l’observation des normes prescrites par la Charte.
[144] Bien que le juge du procès ait compris cette distinction — s’il avait conclu à une violation de l’art. 9 de la Charte, il aurait estimé que la gravité de la conduite attentatoire se situait au bas de l’échelle de gravité, c’est‑à‑dire qu’il s’agissait d’une violation [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi » —, son appréciation est à notre avis manifestement indéfendable.
[145] La question de savoir si les policiers ont agi de « bonne foi » s’est soulevée au procès lorsque l’accusé a fait valoir que les policiers se sont livrés à du profilage racial et qu’ils n’agissaient donc pas de bonne foi pour l’application du par. 24(2). Nous signalons que les tribunaux ont acquis beaucoup de connaissances au sujet du profilage racial. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis l’époque où le juge d’un procès avait demandé à l’accusé de s’excuser auprès d’un policier pour avoir laissé entendre que la conduite de la police était en partie fondée sur la race de l’accusé. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a par la suite statué que le profilage racial est une réalité des interventions policières au Canada dont l’existence [traduction] « est étayée par de nombreux travaux de recherche en sciences sociales » (Brown, par. 7‑9 et 98). Le juge Binnie a accepté ce constat dans l’arrêt Grant.
[146] Comme nous l’avons expliqué plus tôt, le juge du procès a rejeté l’argument selon lequel les policiers s’étaient livrés à du profilage racial et il a conclu qu’ils n’avaient pas agi de mauvaise foi. Il est évidemment loisible au juge qui préside un procès de conclure que, bien que des problèmes de la sorte soient susceptibles de souvent se produire, il n’y a pas eu de profilage racial eu égard aux faits particuliers d’une affaire donnée. L’appelant n’a pas contesté l’appréciation de cette question par le juge du procès. On ne peut donc pas conclure que les policiers ont agi de mauvaise foi au motif que, consciemment ou inconsciemment, la race des jeunes hommes a constitué une considération dans le traitement qu’ils ont réservé à ceux‑ci.
[147] Cependant, l’absence de mauvaise foi n’équivaut pas à une conclusion positive de bonne foi, et les policiers n’agissaient pas de « bonne foi » du seul fait qu’ils ne se livraient pas à du profilage racial. En fait, pour que l’inconduite de la part de l’État soit excusée à titre de violation de droits garantis par la Charte commise de « bonne foi » (et, donc, de violation mineure), l’État doit démontrer que les policiers [traduction] « se sont conduits d’une manière [. . .] compatible avec ce qu’ils [croyaient] subjectivement, raisonnablement et non négligemment être la loi » (R. c. Washington, 2007 BCCA 540 (CanLII), 248 B.C.A.C. 65, par. 78).
De grands pouvoirs s’accompagnent de grandes responsabilités
[160] Après avoir appliqué les trois questions à analyser selon l’arrêt Grant aux faits du présent pourvoi, et, soit dit en tout respect pour les tribunaux d’instance inférieure, nous ne croyons pas qu’il s’agit d’un cas limite. Les policiers ont transgressé une limite nette en entrant, sans permission ni motifs raisonnables, dans une cour arrière privée dont les occupants étaient [traduction] « juste en train de bavarder » et ne faisaient « rien de mal ». Ils ont demandé des pièces d’identité, dit à l’un des occupants de garder ses mains bien en vue et posé à ceux‑ci des questions ciblées sur qui ils étaient, où ils vivaient et ce qu’ils faisaient dans la cour arrière. C’est précisément le type de conduite policière que la Charte visait à abolir. L’utilisation en preuve des fruits de cette conduite est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La Cour reconnaît depuis longtemps qu’en règle générale, la fin ne justifie pas les moyens (R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, p. 961). Les éléments de preuve doivent être exclus.
[161] Notre collègue affirme que « les membres raisonnables et bien informés du public, confrontés à une décision en l’espèce ayant pour effet d’écarter les éléments de preuve et d’exonérer un trafiquant de drogue avoué qui était prêt à saisir une arme chargée pendant un combat violent avec les policiers, qualifieraient cette décision non seulement d’alarmante, mais d’intolérable » (par. 306).
[162] Nous ne comprenons pas son opinion et ne partageons pas sa crainte. Nous tenons à signaler, pour répondre à notre collègue, qu’il faut prendre soin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à concevoir et à justifier des règles particulières pour les quartiers que l’on croit aux prises avec un plus haut taux de criminalité. Comme il est indiqué dans le rapport de 1989 du Groupe d’étude entre la police et les minorités raciales présenté au Solliciteur général de l’Ontario (p. 23), et plus récemment dans le rapport Tulloch (p. 49 (note en bas de page omise)) : « [l]e pire ennemi d’une police efficace est l’absence de confiance du public ». Le rapport Tulloch ajoute que « [l]orsqu’un segment de la société croit qu’il est injustement ciblé par la police, la police se trouve à perdre sa légitimité aux yeux de ceux qui font partie de ce segment » (p. 49 (note en bas de page omise)). L’application efficace de la loi est tributaire de la collaboration du public, et la police doit agir de façon à favoriser la collaboration et la légitimité qu’a la police aux yeux du public.
[163] Dans la mesure où notre collègue souligne, dans l’analyse fondée sur le par. 24(2), que M. Le est « dangereux » et un « trafiquant de drogue avoué », nous tenons à rappeler que juge qui a imposé la peine, et qui a également présidé le procès, a conclu que M. Le est un jeune homme intelligent, qui jouit d’un appui familial durable, possède de solides perspectives de réadaptation et est susceptible de devenir un membre utile et actif de la société (2014 ONSC 4288 (CanLII), par. 14 et 40‑41 (CanLII)). Notre système de justice criminelle met l’accent sur la réadaptation, surtout dans le cas des jeunes — et nous ne devrions pas laisser nos opinions sur le caractère répréhensible de sa conduite (que nous partageons, bien entendu) occulter les conclusions importantes du juge du procès quant aux perspectives de réadaptation de M. Le.
[164] Nous n’admettons pas non plus que le résultat que commande notre Constitution « ne peut être qualifié que de démoralisant et de décourageant » (motifs du juge Moldaver, par. 309). Du point de vue du constitutionnalisme, le par. 24(2) exclut, à dessein, les éléments de preuve obtenus par suite d’une violation de la Charte lorsque leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Comme nous l’avons expliqué, l’utilisation des éléments de preuve en l’espèce — eu égard à la conduite policière en cause — est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Toutefois, ceux qui estiment que ce résultat n’est pas le bon doivent comprendre que [traduction] « [c]e résultat malheureux est directement imputable à la manière dont les policiers ont décidé de se conduire » (McGuffie, par. 83; Paterson, par. 56) — et non à l’indifférence de notre Cour à l’égard de la violence, de la drogue ou de la sécurité collective.
[165] Exiger de la police qu’elle se conforme à la Charte dans tous les quartiers et qu’elle respecte les droits de tous permet de maintenir la primauté du droit, de favoriser la confiance du public à l’égard de la police et d’accroître la sécurité dans les collectivités. La présente décision ne démoralisera pas les policiers : ces derniers comprennent mieux que quiconque que de grands pouvoirs s’accompagnent de grandes responsabilités. Nous partageons l’avis de la Chambre des lords lorsqu’elle affirme, en rejetant l’idée selon laquelle l’imposition de responsabilités aux policiers entraînerait des conséquences similaires, que [traduction] « les serviteurs de Sa Majesté sont d’une autre trempe » (Dorset Yacht Co. Ltd. c. Home Office, [1970] 2 All E.R. 294, p. 1003, lord Reid).