Une liste non exhaustive de facteurs peut aider le tribunal à décider si la personne observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée
[28] À mon avis, les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée pour l’application du par. 162(1) sont celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu. Pour savoir si une personne observée ou filmée se trouvait en pareilles circonstances, la cour saisie de la question devrait tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement dénoncé a eu lieu.
[29] La liste non exhaustive suivante de facteurs peut aider le tribunal à décider si la personne observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée :
(1) L’endroit où se trouvait la personne lorsqu’elle a été observée ou filmée. Pour déterminer s’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée dans une affaire donnée, on peut notamment se demander s’il s’agissait d’un lieu d’où cette personne avait cherché à exclure toutes les autres personnes, où elle était persuadée qu’elle n’était pas observée ou dans lequel elle s’attendait à n’être observée que par un groupe déterminé de personnes.
(2) La nature de la conduite reprochée, c’est‑à‑dire s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement. Puisqu’un enregistrement porte plus gravement atteinte à la vie privée qu’une simple observation, les attentes d’une personne peuvent, de façon raisonnable, être différentes selon que cette dernière sait qu’elle sera observée ou qu’elle fera l’objet d’un enregistrement. Notre Cour a déjà reconnu les répercussions plus grandes de l’enregistrement sur la vie privée dans d’autres contextes, comme je l’expliquerai davantage au par. 62 des présents motifs.
(3) La connaissance ou le consentement de la personne observée ou filmée. Au par. 33 des présents motifs, j’explique plus en détail l’incidence que peut avoir la connaissance de l’observation ou de l’enregistrement sur l’attente raisonnable de protection en matière privée.
(4) La manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait. Parmi les caractéristiques pertinentes, mentionnons la question de savoir s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement ponctuel ou continu, ou si l’observation ou l’enregistrement a été facilité ou affiné par un recours à la technologie; dans l’affirmative, le type de technologie utilisé. Comme je l’explique plus en détail aux par. 63 des présents motifs, les tribunaux ont déjà reconnu l’incidence que peuvent avoir les technologies en évolution sur la vie privée.
(5) L’objet ou le contenu de l’observation ou de l’enregistrement. Parmi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons le point de savoir si l’observation ou l’enregistrement visait une ou des personnes en particulier, l’activité à laquelle s’adonnait alors la personne qui a été l’objet de l’observation ou de l’enregistrement et la question de savoir si l’observation ou l’enregistrement mettait à l’avant plan des parties intimes du corps de la personne visée. Notre Cour a reconnu dans d’autres contextes que la nature et la qualité des renseignements en cause sont utiles pour établir les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée à l’égard de ces renseignements. Comme je l’explique plus à fond aux par. 65 à 67 des présents motifs, ces indications sont pertinentes aussi dans le contexte qui nous occupe.
(6) L’existence de règles, règlements ou politiques qui régissaient l’observation ou l’enregistrement en question. Cependant, les règles, règlements ou politiques officiels ne sont pas nécessairement déterminants et le poids qu’il convient de leur accorder varie selon le contexte.
(7) La relation entre la personne qui a fait l’objet de l’observation ou de l’enregistrement et celle qui l’a observée ou filmée. Parmi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons l’élément de savoir s’il s’agissait d’une relation de confiance ou d’autorité, et si l’observation ou l’enregistrement constituait un abus de confiance ou de pouvoir qui caractérisait la relation. C’est une circonstance pertinente parce qu’il serait raisonnable pour une personne de s’attendre à ce qu’une autre personne en situation de confiance ou d’autorité n’abuse pas de cette situation pour se livrer à une observation ou à un enregistrement non consensuel, non autorisé ou autrement inapproprié.
(8) L’objectif pour lequel l’observation ou l’enregistrement a été fait. J’explique aux par. 31 et 32 des présents motifs pourquoi ce facteur peut s’avérer pertinent.
(9) Les attributs personnels de la personne observée ou filmée. Des considérations comme celle de savoir si la personne était un enfant ou une jeune personne peuvent être pertinentes dans certains contextes.
[30] Je souligne que la liste des facteurs susceptibles de nous aider raisonnablement à établir si une personne observée ou filmée avait une attente raisonnable au respect de sa vie privée n’est pas exhaustive. Ce ne sont pas non plus tous les facteurs susmentionnés qui sont pertinents dans tous les cas. À titre d’exemple, des enregistrements faits au moyen d’une caméra cachée dans une salle de bain frustreront les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée, peu importe le but dans lequel ils ont été faits, l’âge de la personne filmée et la relation entre cette dernière et l’auteur de l’enregistrement. Dans un autre contexte, toutefois, ces dernières considérations pourraient jouer un rôle accru. L’analyse est contextuelle et la question qu’il faut se poser dans chaque cas est de savoir s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans l’ensemble des circonstances.
Il n’y a rien d’incongru à tenir compte du but dans lequel une observation ou un enregistrement a été fait pour décider si cette observation ou cet enregistrement a été fait en violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée
[31] J’ouvre ici une parenthèse pour souligner qu’il n’y a rien d’incongru à tenir compte du but dans lequel une observation ou un enregistrement a été fait pour décider si cette observation ou cet enregistrement a été fait en violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Dans d’autres contextes, notre Cour a reconnu que l’attente raisonnable que peut avoir une personne à la protection de sa vie privée pour ce qui est des renseignements la concernant varie selon l’objectif dans lequel ils ont été recueillis : voir R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 429‑432, le juge La Forest; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), 1997 CanLII 358 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 75. Cette conclusion découle également d’une conception des attentes en matière de vie privée fondée sur le bon sens. À titre d’exemple, la patiente qui se dévêt pour permettre à un médecin d’observer ses seins ou d’autres parties sexualisées de son corps en vue d’obtenir un diagnostic médical ne peut se plaindre que le médecin qui a suivi la procédure dans ce but a violé toute attente raisonnable au respect de la vie privée. Toutefois, si la procédure de diagnostic s’est avérée être un prétexte invoqué par le médecin pour observer la patiente dans un but non médical — que ce but soit de nature sexuelle ou non —, il ne fait aucun doute que la patiente aura été victime d’une atteinte à sa vie privée.
[32] Ce n’est pas parce qu’un élément constitutif de l’infraction prévue à l’al. 162(1)c) requiert que l’observation ou l’enregistrement soit fait dans un but sexuel qu’il est inapproprié d’examiner l’objectif de l’observation ou de l’enregistrement pour établir s’il y a eu violation d’une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, comme l’exige le par. 162(1). Dans le cadre de ce dernier examen, l’objectif n’est qu’un facteur non déterminant dont il faut tenir compte avec les autres circonstances pertinentes. À l’inverse, l’élément constitutif de l’infraction prévue à l’al. 162(1)c) que représente le but sexuel doit être établi hors de tout doute raisonnable pour que l’existence de l’infraction soit prouvée. Dans certains cas, selon le contexte global, une observation ou un enregistrement ne viole peut‑être pas les attentes au respect de la vie privée malgré son but sexuel. Dans de tels cas, la perpétration de l’infraction visée au par. 162(1) ne sera pas démontrée. Dans d’autres cas, peu importe son but, une observation ou un enregistrement peut donner lieu à une atteinte évidente à la vie privée et fonder une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1) si les autres éléments constitutifs de l’infraction sont établis.
[33] De même, bien que le caractère subreptice d’une observation ou d’un enregistrement soit un élément constitutif de l’infraction visée au par. 162(1), cela ne veut pas dire qu’on ne peut jamais en tenir compte pour décider si la personne observée ou filmée avait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. À titre d’exemple, le fait qu’une personne ait choisi de filmer secrètement une autre personne peut appuyer la conclusion selon laquelle l’enregistrement était contraire aux normes relatives à la vie privée et aux enregistrements visuels qui existent dans ce contexte. Cependant, tout comme dans le cas du but de l’observation ou de l’enregistrement, le caractère subreptice ne sera jamais plus qu’un des facteurs dont il faut tenir compte pour évaluer le caractère raisonnable des attentes de protection en matière de vie privée; il ne peut supplanter l’analyse en question. D’après le par. 162(1), il se peut qu’une observation ou un enregistrement soit fait subrepticement mais qu’il ne contrevienne pas aux attentes raisonnables de protection en matière de vie privée. À l’inverse, une observation ou un enregistrement qui est fait ouvertement peut violer des attentes raisonnables en la matière, bien qu’il ne constitue pas une infraction visée par le par. 162(1) puisqu’il n’a pas été fait subrepticement.
Selon son sens général et l’usage qui en est habituellement fait, le terme « vie privée » s’entend de la liberté de ne pas être soumis à un examen, une intrusion ou une attention non désirés. Une personne ne renonce pas à toutes ses attentes de protection en matière de vie privée, selon le sens donné habituellement à ce concept, du simple fait qu’elle se trouve dans un endroit où elle sait que d’autres personnes peuvent l’observer ou duquel elle ne peut exclure qui que ce soit.
[36] Le concept de « vie privée » n’est pas facile à définir et je n’en proposerai pas une définition exhaustive ici. Cependant, selon son sens général et l’usage qui en est habituellement fait, le terme « vie privée » s’entend de la liberté de ne pas être soumis à un examen, une intrusion ou une attention non désirés. Le paragraphe 162(1) cible expressément deux types d’attention : l’observation et l’enregistrement visuel. La disposition liminaire du par. 162(1) tend donc à indiquer que l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » visée par la disposition est de ne pas faire l’objet d’une observation ou d’un enregistrement visuel.
[37] Une des questions que soulève ce pourvoi est de savoir si une personne peut avoir une telle attente lorsqu’elle sait qu’elle peut être observée par autrui ou lorsqu’elle se trouve dans un endroit d’où elle ne peut exclure qui que ce soit, soit un endroit que l’on pourrait appeler un lieu « public ». Me fondant sur le sens ordinaire donné au concept de protection en matière de vie privée, je suis d’avis qu’il faut répondre à cette question par l’affirmative. Je reconnais volontiers que les attentes de protection en matière de vie privée au chapitre de l’observation ou de l’enregistrement sont en général à leur paroxysme lorsqu’une personne se trouve dans un lieu traditionnellement « privé », duquel elle a choisi d’exclure toute autre personne. À titre d’exemple, une personne qui se trouve seule à son domicile, ou dans une salle de bains dont elle a fermé la porte, s’attendrait normalement à une protection quasi absolue de sa vie privée, et certainement pas à être observée ou filmée à son insu. Néanmoins, une personne ne renonce pas à toutes ses attentes de protection en matière de vie privée, selon le sens donné habituellement à ce concept, du simple fait qu’elle se trouve dans un endroit où elle sait que d’autres personnes peuvent l’observer ou duquel elle ne peut exclure qui que ce soit.
[38] Selon moi, l’interprétation habituelle ou ordinaire du concept de vie privée reconnaît qu’une personne peut se trouver dans des circonstances où elle peut s’attendre à faire l’objet de certains types d’observations ou d’enregistrements, sans toutefois être visée par d’autres types d’observations ou d’enregistrements. Un exemple évident est celui d’une personne qui choisit de se dévêtir et de participer à des activités sexuelles avec une autre personne et qui s’attend nécessairement à ce que cette personne l’observe alors qu’elle est nue et se livre à ces activités. Il y aurait néanmoins atteinte à sa vie privée si l’autre personne produisait à son insu un enregistrement vidéo de l’activité à laquelle elles se livrent. De même, les membres d’un couple qui choisissent de filmer leurs activités sexuelles ne renoncent pas à leur attente à ne pas être observés ou filmés subrepticement par des tiers pendant ces activités.
[39] Dans le même ordre d’idée, une femme qui se change dans le vestiaire des femmes d’une piscine publique s’attend à être observée de façon incidente dans divers états de nudité par les autres utilisatrices du vestiaire. Il est toutefois indéniable qu’elle conserverait une certaine attente au respect de sa vie privée sur le plan de l’observation ou de l’enregistrement. Premièrement, elle s’attendrait à être observée uniquement par les autres femmes présentes dans le vestiaire et non par le grand public. Deuxièmement, elle s’attendrait à ne pas être photographiée ou à faire l’objet d’un enregistrement vidéo pendant qu’elle se dévêtit, que ce soit par les autres utilisatrices du vestiaire ou par qui que ce soit d’autre. Si un des miroirs du vestiaire était en fait une glace sans tain qui permettait au personnel de la piscine de voir les occupantes du vestiaire, ou que quelqu’un avait dissimulé une caméra dans une trappe d’aération et a produit un enregistrement vidéo des personnes qui se changeaient, cela serait sûrement perçu comme une intrusion dans la « vie privée », et ce, peu importe le sens ordinaire donné à ce terme.
[40] On peut songer à d’autres exemples où une personne continuerait de s’attendre à bénéficier d’un certain degré de protection en matière de vie privée, au sens généralement donné à ce concept, tout en sachant qu’elle peut être vue, ou même faire l’objet d’un enregistrement par d’autres dans un lieu public. À titre d’exemple, une femme étendue sur une couverture dans un parc public pourrait s’attendre à être observée par les autres personnes présentes dans le parc, ou à apparaître de façon incidente à l’arrière‑plan de photos prises par les autres personnes qui fréquentent le parc, mais elle s’attendrait toujours à ce que personne n’utilise de téléobjectif pour prendre des photos sous sa jupe (scénario hypothétique examiné dans Rudiger, au par. 91). L’utilisation d’un téléphone cellulaire pour prendre des photos sous une jupe dans le transport en commun, l’utilisation d’un drone pour prendre des photos à haute définition de personnes qui se font bronzer autour d’une piscine publique alors qu’elles ne se doutent de rien, et une vidéo montrant subrepticement une femme qui allaite dans un coin tranquille d’un café susciteraient toutes des inquiétudes similaires en matière de protection de la vie privée.
[41] Il appert de ces exemples que le concept de « vie privée », selon le sens qui y est habituellement donné, n’est pas absolu. Qui plus est, le fait de se trouver dans un lieu public ou semi‑public n’entraîne pas automatiquement une renonciation à toute attente de protection en la matière au chapitre de l’observation ou de l’enregistrement. En fait, ces exemples montrent plutôt que la question de savoir si une observation ou un enregistrement serait généralement considéré comme une intrusion dans la vie privée dépend d’un ensemble de facteurs, qui peuvent comprendre le lieu où se trouve la personne, la forme que prend l’intrusion reprochée dans la vie privée, c’est‑à‑dire s’il s’agit d’une observation ou d’un enregistrement, la nature de l’observation ou de l’enregistrement, l’activité à laquelle participe la personne observée ou filmée et la partie du corps de la personne qui est mise à l’avant‑plan dans l’enregistrement.
[42] Le fait que divers facteurs peuvent influer sur la question de savoir si une personne s’attendrait ou non à être observée ou filmée concorde aussi avec le choix du législateur d’exprimer l’élément constitutif de l’infraction prévue au par. 162(1) qui nous intéresse par renvoi aux « circonstances » pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Le mot « circonstances », au sens où il est utilisé au par. 162(1), dénote un éventail de facteurs ou de considérations qui débordent le lieu ou l’environnement physique dans lequel se trouve la personne en question.
[43] Je reconnais que le fait d’exprimer cet élément constitutif en renvoyant aux circonstances dans lesquelles se trouve la personne observée ou filmée constitue aussi un moyen de préciser que cet élément se rapporte aux attentes de protection en matière de vie privée qui découleraient raisonnablement du contexte dans lequel l’enregistrement ou l’observation se produit, et non aux attentes subjectives, et possiblement idiosyncrasiques, de la personne observée ou filmée. Cela dit, si le législateur avait eu l’intention de limiter les types de circonstances que le tribunal peut prendre en compte pour décider si l’attente pouvait raisonnablement exister, il aurait pu le faire en termes exprès au par. 162(1). Il aurait pu, par exemple, préciser que les « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » s’entendent uniquement de certains types de circonstances, ou en donnant une liste de circonstances ou de facteurs qui doivent être pris en compte pour déterminer si l’attente en question peut raisonnablement exister. En effet, si le législateur a utilisé l’expression « circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » en vue de limiter la portée des comportements interdits par le par. 162(1) à l’observation ou à l’enregistrement d’une personne qui ne croit pas pouvoir être observée, le législateur aurait pu le dire explicitement, par exemple en interdisant l’enregistrement ou l’observation subreptice d’une « personne qui ne croit pas pouvoir être observée » lorsque les éléments prévus aux al. a), b) ou c) du par. 162(1) sont présents. Or, le législateur ne l’a pas fait; il a plutôt utilisé le terme « circonstances » sans restriction.
Selon un résumé des réponses au document de consultation que le gouvernement a reçues, la majorité des répondants était favorable à la proposition de concevoir le voyeurisme comme étant à la fois une infraction d’ordre sexuel et une infraction liée au droit à la vie privée
[51] Selon un résumé des réponses au document de consultation que le gouvernement a reçues, la majorité des répondants était favorable à la proposition de concevoir le voyeurisme comme étant à la fois une infraction d’ordre sexuel et une infraction liée au droit à la vie privée : Ministère de la Justice, Voyeurisme — Une infraction criminelle : Résumé des commentaires, 28 octobre 2002 (en ligne). Les circonstances entourant l’adoption de la disposition confirment d’ailleurs que l’infraction de voyeurisme subséquemment incorporée au Code criminel avait pour objet de cibler ces deux types de préjudices connexes. L’infraction a été adoptée dans le cadre du projet de loi C‑2, dont l’un des objectifs primordiaux était de « protéger les enfants et d’autres personnes vulnérables contre l’exploitation sexuelle, la violence, la maltraitance et la négligence » : Bibliothèque du Parlement, Service d’information et de recherche parlementaires, Projet de loi C‑2 : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, mis à jour la dernière fois le 16 juin 2005, p. 1, citant un communiqué du ministère de la Justice, Ottawa, 8 octobre 2004. En outre, la section pertinente du préambule du projet de loi indique que celui‑ci vise à répondre aux préoccupations soulevées par le fait que « le développement constant de nouvelles techniques, tout en apportant des avantages sociaux et économiques, facilite l’exploitation sexuelle et la violation de la vie privée » : Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32.
La jurisprudence relative à l’art. 8 reconnaît toutefois que, pour décider si un particulier a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée vis‑à‑vis l’État quant à un certain objet, on peut notamment examiner les attentes en matière de vie privée de cet individu par rapport à d’autres personnes
[67] L’alinéa 162(1)a) met en jeu le droit à la protection de la vie privée relatif aux lieux, car il s’attache précisément à la protection de la vie privée dans certains lieux. De manière plus fondamentale, toutefois, le par. 162(1) dans son ensemble vise à protéger les renseignements personnels et la vie privée en interdisant l’observation ou l’enregistrement visuel des personnes. La jurisprudence sur l’art. 8 de la Charte nous rappelle que nous devrions être attentifs aux manières avec lesquelles les droits qui précèdent en matière de vie privée peuvent être touchés, même lorsque l’intimité territoriale n’entre pas nécessairement en jeu. Elle reconnaît aussi la menace particulièrement pernicieuse que peuvent poser des violations à ce genre d’attentes de protection en matière de vie privée pour la dignité et l’autonomie de chacun. Il peut aussi être utile de garder à l’esprit la grande valeur que notre société accorde au droit à la vie privée en ce qui a trait à la personne — en particulier sur les plans corporel et sexuel — et à l’information lorsqu’on cherche à déterminer si une observation ou un enregistrement viole les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée dans un cas donné.
[68] Cela m’amène à un élément important de l’analyse concernant l’attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans le contexte de l’art. 8 de la Charte et du par. 162(1) du Code criminel. Il ressort de la jurisprudence sur l’art. 8 que la norme de l’« attente raisonnable de protection en matière de vie privée » est de nature normative et non descriptive : voir Tessling, par. 42. Notre Cour a également conclu qu’on ne peut pas répondre à la question de savoir si une personne se réclamant de la protection de l’art. 8 avait pareille attente en ayant recours à une « analyse fondée sur le risque » — c’est‑à‑dire en réduisant l’examen à la question de savoir si une personne s’est mise dans une situation où elle risquait de subir l’atteinte dont elle a été victime : Duarte, p. 47 et 48; Wong, p. 45. Ces deux propositions valent dans le contexte du par. 162(1). La question de savoir dans quelles circonstances une personne s’attend raisonnablement au respect de sa vie privée est nécessairement normative et on y répond à la lumière des normes de conduite de notre société. Pour ce qui est de savoir si une personne peut raisonnablement s’attendre à ne pas faire l’objet d’un type particulier d’observation ou d’enregistrement, on ne peut y répondre simplement en cherchant à savoir si la personne visée courait le risque d’être observée ou filmée. L’éclosion de nouvelles technologies d’enregistrement et leur accessibilité accrue sur le marché de détail font peut‑être en sorte que des personnes en viennent à craindre d’être filmées par des caméras dissimulées dans des situations où les enregistrements de ce genre étaient auparavant impossibles. Toutefois, il ne s’ensuit pas que les personnes ont ainsi renoncé à leurs attentes de protection en matière de vie privée à l’égard de tels enregistrements ou que garder de telles attentes est désormais déraisonnable : voir Tessling, par. 42. En fait, retenir une telle approche transformerait « l’[attente] raisonnabl[e] au respect de [la] vie privée » en une « norme dépourvue de signification » et nuirait à l’atteinte de l’objectif même qu’avait le législateur au moment d’édicter le par. 162(1) : voir Wong, p. 45.
[69] Cela dit, pour décider s’il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans certaines circonstances, il n’est pas nécessaire de pondérer au cas par cas la valeur de l’intérêt de la personne accusée à l’égard de l’observation ou de l’enregistrement par rapport à la valeur du droit de la personne observée ou filmée de ne pas être importunée. En conséquence, je ne puis malheureusement souscrire à la démarche prise par le juge dissident de la Cour d’appel. La question qu’il a posée — [traduction] « Les élèves d’une école secondaire s’attendent‑ils à ce que leur intégrité personnelle et sexuelle soit protégée pendant qu’ils sont à l’école? » — n’est pas la bonne : par. 131.
[70] Le législateur a déjà pondéré les intérêts de la société à permettre aux particuliers d’observer et de filmer d’autres personnes et à protéger les particuliers contre l’observation et l’enregistrement subreptices. Cet exercice s’est traduit par l’adoption du par. 162(1), qui interdit l’observation et l’enregistrement subreptices qui violent les attentes raisonnables de protection en matière de vie privée dans les trois situations décrites aux al. a) à c) de cette disposition. Le moyen de défense fondé sur le bien public prévu au par. 162(6) indique implicitement que la valeur d’une observation ou d’un enregistrement pour la société pourrait, dans une affaire donnée, l’emporter sur la valeur du droit à la protection de la vie privée d’un particulier, même lorsque l’observation ou l’enregistrement fonderait par ailleurs une déclaration de culpabilité au titre du par. 162(1) du Code criminel. En conséquence, la seule question à laquelle on doit répondre pour décider si une personne qui est observée ou filmée se trouvait dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée est celle de savoir si cette personne se trouvait dans une situation où elle se serait raisonnablement attendue à ne pas être l’objet de l’observation ou de l’enregistrement en cause.