Lévesque Mandanici c. R., 2014 QCCA 1517 :
La gravité de la conduite attentatoire de l’État
[82] Sous ce chapitre, il y a lieu de s’interroger sur l’utilisation judiciaire de la preuve obtenue par des policiers dans le contexte où cela pourrait laisser croire que le système de justice tolère l’inconduite grave de l’État. Dans Grant, la juge en chef McLachlin et la juge Charron écrivent :
72 Lorsqu’il se penche sur la première question à se poser dans le cadre de l’analyse requise par le par. 24(2), le tribunal doit évaluer si l’utilisation d’éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice en donnant à penser que les tribunaux, en tant qu’institution devant répondre de l’administration de la justice, tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit en ne se dissociant pas du fruit de ces conduites illégales. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme.
73 Cet examen requiert donc l’évaluation de la gravité de la conduite de l’État ayant donné lieu à la violation. Il ne s’effectue pas dans le but de sanctionner la conduite des policiers ou pour prévenir d’autres violations par la dissuasion, bien qu’un tel résultat puisse être heureux. Son but principal est de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et envers les processus qui le mettent en œuvre. Pour évaluer l’effet de l’utilisation d’éléments de preuve sur la confiance du public envers le système de justice, le tribunal saisi d’une demande fondée sur le par. 24(2) doit examiner l’importance de l’atteinte sous l’angle de la gravité de la conduite répréhensible des autorités étatiques qui, en vertu du principe de la primauté du droit, sont tenues de respecter les droits garantis par la Charte.
74 Les gestes de l’État résultant en une violation de la Charte n’ont pas tous la même gravité. À une extrémité de l’éventail des possibilités, l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite de violations mineures ou commises par inadvertance peut ébranler minimalement la confiance du public à l’égard de la primauté du droit. Par ailleurs, à l’autre extrémité, celle d’éléments de preuve obtenus au mépris délibéré des droits garantis par la Charte ou en ne s’en souciant pas aura nécessairement une incidence néfaste sur cette confiance et risquera de déconsidérer l’administration de la justice.
75 Il se peut que des circonstances atténuantes, telle la nécessité d’empêcher la disparition d’éléments de preuve, réduise la gravité d’actions policières contraires à la Charte : R. c. Silveira, 1995 CanLII 89 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 297, le juge Cory. De même, le tribunal aura moins à se dissocier de la conduite de la police lorsque celle‑ci a agi de « bonne foi », quoiqu’il soit impératif de ne pas récompenser ou encourager l’ignorance des règles établies par la Charte et de ne pas assimiler la négligence ou l’aveuglement volontaire à la bonne foi :R. c. Genest, 1989 CanLII 109 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 59, p. 87, le juge en chef Dickson; R. c. Kokesch, 1990 CanLII 55 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 3, p. 32‑33, le juge Sopinka; R. c. Buhay, 2003 CSC 30 (CanLII), 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 59. Le non‑respect délibéré ou manifeste de la Charte de la part de ceux‑là mêmes qui sont chargés du maintien des droits qui y sont garantis peut dicter au tribunal de se dissocier d’une telle conduite. Il s’ensuit que des gestes policiers contrevenant délibérément aux règles établies par la Chartetendront à fonder l’exclusion des éléments de preuve. Il faut également garder à l’esprit que pour chaque violation de la Charte qui aboutit devant les tribunaux, il en existe un grand nombre qui ne sont ni révélées ni corrigées parce qu’elles n’ont pas permis de recueillir d’éléments de preuve pouvant mener à des accusations. Compte tenu de la nécessité que les tribunaux se distancient de tels comportements, la preuve que des actes portant atteinte à la Charte s’inscrivent dans un contexte d’abus tend à fonder l’exclusion.
[Je souligne.]
[83] La bonne foi des policiers est un facteur important sous ce chapitre. Il ne faut toutefois pas confondre bonne foi et négligence ou ignorance de la loi. Si l’ignorance de la loi n’est pas un moyen de défense lorsqu’elle est invoquée par un accusé, elle ne peut davantage constituer un moyen pour démontrer la bonne foi lorsqu’elle est invoquée pour justifier une arrestation.
[84] Dans R. c. Buhay, 2003 CSC 30 (CanLII), 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, la juge Arbour écrit :
59 Il convient de signaler tout d’abord que la croyance subjective de l’agent qu’il n’y avait pas d’atteinte aux droits de l’appelant ne diminue pas la gravité de l’atteinte, à moins que sa croyance n’ait été raisonnable (voir p. ex. Mercer, précité, p. 191). Comme Sopinka, Lederman et Bryant le signalent dans leur ouvrage, op. cit., p. 450, [TRADUCTION] « la bonne foi ne peut être invoquée lorsqu’une atteinte à la Charte découle d’une erreur déraisonnable d’un agent de police ou de la méconnaissance de l’étendue de son pouvoir ». Puisque le casier avait été loué pour un usage privé et était verrouillé, et vu l’interprétation libérale par la Cour du droit à la vie privée, je ne pense pas que la perception de l’agent selon laquelle l’appelant avait « renoncé » au respect de sa vie privée était de quelque façon raisonnable.
[85] De même, dans R. c. Larouche, 2014 CACM 6, le juge Cournoyer rappelle que la bonne foi exige une méprise raisonnable de la part du policier, et ne se satisfait pas d’une méconnaissance flagrante de l’étendue de ses pouvoirs :
[175] La sincérité de la méconnaissance flagrante du policier n’atténue aucunement la gravité de la violation et je n’ai aucune difficulté à conclure que l’erreur du policier était déraisonnable, tout comme celle d’ailleurs du juge qui a délivré le mandat. Conformément à l’analyse retenue dans les arrêts R. c. Mann, Buhay et Grant, je ne peux conclure à la bonne foi du policier, car il ne s’agit pas « d’une méprise tout à fait raisonnable quant aux exigences de la loi ».
[86] En l’espèce, de façon indirecte, l’intimée invoque l’ignorance de la loi pour conclure à la bonne foi, au motif que l’agent Rousseau avait des motifs subjectifs d’arrestation. Or, objectivement, il n’en possédait pas. Cette ignorance ne doit pas être encouragée dans le contexte où il faut préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit.
[87] Je précise toutefois que l’absence de bonne foi ne signifie pas nécessairement qu’il y a mauvaise foi. En l’espèce, je ne peux conclure à la mauvaise foi, mais cela ne suffit évidemment pas pour trancher la question.
[88] Quelle conclusion faut-il tirer de tout cela?
[89] La police a fait preuve d’ignorance de la loi, même si elle n’a pas agi de mauvaise foi. La loi dont il est question est l’art. 495 C.cr., un article bien connu, qui nous ramène au fondement même d’un régime démocratique et dont les tenants et aboutissants ont été décrits par une jurisprudence constante depuis des dizaines d’années. Il n’y a ici aucune incertitude juridique et les tribunaux ne peuvent se permettre de tolérer l’ignorance de cet article sans mettre en péril le respect dont jouit l’administration de la justice.
[90] Dans Harrison, la preuve (la découverte de 35 kg de cocaïne) a été exclue lorsque les policiers ont arrêté l’accusé au volant d’un véhicule automobile sans motifs raisonnables. La juge en chef McLachlin souligne ce qui suit :
24 En l’espèce, le juge de première instance a manifestement estimé que les violations de la Charte se situaient à l’extrémité du spectre où l’on trouve les atteintes graves. D’après les faits qu’il a constatés, cette conclusion était raisonnable. La volonté tenace du policier de découvrir des éléments de preuve incriminants lui a fait perdre de vue les exigences constitutionnelles relatives aux motifs raisonnables.Bien qu’il soit possible que les violations n’aient pas été « délibérées » — au sens où elles n’ont pas été commises dans le but de contrevenir à la Charte —, elles relevaient de l’imprudence et témoignaient d’un manque de respect à l’égard des droits garantis par la Charte. Qui plus est, la dérogation aux normes prescrites par la Charte était flagrante, puisqu’absolument aucun motif raisonnable ne permettait au policier d’intercepter initialement le véhicule de l’appelant.
[Je souligne.]
[91] Dans notre dossier, le juge de première instance ne s’est pas prononcé sur la question, mais je n’hésite pas à conclure que la conduite des policiers relevait de l’imprudence et démontrait un manque flagrant de respect à l’égard des droits de l’appelant.
[92] Bref, même si la conduite des policiers ne se classe pas parmi les gestes les plus graves, ils le sont suffisamment pour militer en faveur de l’exclusion de la preuve.