Procureur général du Québec c. Luamba, 2024 QCCA 1387
[9] Le litige ne met pas en cause les interceptions routières faites dans le cadre d’un programme structuré (p. ex., un programme de contrôles routiers ponctuels tel un barrage routier). Il ne vise pas non plus les interceptions faites par des agents de la paix autres que des policiers[10]. Bref, il ne concerne qu’une pratique bien précise, soit l’interception par un policier du conducteur d’un véhicule automobile de façon totalement discrétionnaire.
La Cour conclut que l’arrêt Dedman a reconnu un pouvoir policier de common law limité, à savoir celui d’intercepter des véhicules au hasard dans le cadre d’un programme structuré (« aux fins visées par le programme R.I.D.E. »). La Cour est en outre d’avis que l’arrêt Ladouceur n’a pas élargi ce pouvoir policier de common law.
[31] La reconnaissance de pouvoirs policiers en common law est bien encadrée. Dans l’arrêt Fleming, la juge Côté, pour la Cour suprême, appelle à la prudence avant de se prononcer sur l’existence de tels pouvoirs. Elle mentionne que « la primauté du droit exige que ces pouvoirs policiers soient strictement limités afin de protéger les libertés individuelles »[36]. Puisque l’établissement et la restriction de ceux-ci relèvent des législateurs, « les tribunaux doivent agir avec prudence lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur l’existence en common law de pouvoirs policiers proposés »[37]. Cependant, les tribunaux « ne peuvent abdiquer le rôle qui leur incombe d’adapter progressivement des règles de common law lorsqu’il existe des lacunes législatives »[38]. Or, il vaut de souligner que, dans les arrêts Hufsky etLadouceur, il n’y avait pas de lacune législative à combler puisque le pouvoir policier contesté était fondé sur le par. 189a(1) du Code de la route ontarien. C’est donc à ce pouvoir d’origine législative que s’intéressaient ces deux arrêts et non à une règle issue de la common law.
[32] La Cour conclut que l’arrêt Dedman a reconnu un pouvoir policier de common law limité, à savoir celui d’intercepter des véhicules au hasard dans le cadre d’un programme structuré (« aux fins visées par le programme R.I.D.E. »). La Cour est en outre d’avis que l’arrêt Ladouceur n’a pas élargi ce pouvoir policier de common law. La décision de la majorité dans cette affaire est fondée sur la légalité des « interceptions au cours d’une patrouille qui sont autorisées par la loi »[39]. En conséquence, les conclusions du jugement de première instance relatives à la règle de common law seront modifiées[40].
On distingue deux types d’atteintes à la Charte, soit celle causée par une règle de droit incompatible avec la Charte et celle découlant d’une application dérogatoire d’une règle de droit par ailleurs valide[60]. Ce n’est que le premier type d’atteinte qui peut entraîner l’invalidité d’une règle de droit et fonder une réparation en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Quant au deuxième type d’atteinte, il ne concerne que la validité d’un acte ou d’une décision de l’État. Or, en principe, le comportement inapproprié (illégal) des représentants de l’État ne saurait rendre inconstitutionnelle une règle de droit par ailleurs constitutionnelle[62]. La réparation, dans ce cas, découle de l’art. 24 de la Charte[63].
Il arrive donc que des dispositions législatives ou des règles de droit prévoyant un pouvoir discrétionnaire portent nécessairement atteinte aux droits garantis par la Charte, et ce, même si elles n’autorisent pas expressément une telle atteinte[68]. Dans de tels cas, c’est généralement la loi ou la règle de droit elle-même qui doit être examinée au regard de la Charte[69].
[50] La question de savoir si l’art. 636 C.s.r. est la source du profilage racial dans les interceptions routières sans motif requis est déterminante sur l’issue du pourvoi. Le PGQ ne conteste pas la preuve selon laquelle il y a du profilage racial lors d’interceptions routières effectuées en vertu de l’art. 636 C.s.r., mais, à son avis, cela n’entraîne pas l’invalidité constitutionnelle de la disposition, car c’est le comportement illégal des policiers dans son application qui en est la cause. La distinction est importante au chapitre de la réparation.
[51] En effet, on distingue deux types d’atteintes à la Charte, soit celle causée par une règle de droit incompatible avec la Charte et celle découlant d’une application dérogatoire d’une règle de droit par ailleurs valide[60]. Ce n’est que le premier type d’atteinte qui peut entraîner l’invalidité d’une règle de droit et fonder une réparation en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[61]. Quant au deuxième type d’atteinte, il ne concerne que la validité d’un acte ou d’une décision de l’État. Or, en principe, le comportement inapproprié (illégal) des représentants de l’État ne saurait rendre inconstitutionnelle une règle de droit par ailleurs constitutionnelle[62]. La réparation, dans ce cas, découle de l’art. 24 de la Charte[63]. Il est donc essentiel de déterminer quel type d’atteinte est en cause en l’espèce.
[52] Le PGQ soutient que, dans l’examen de la constitutionnalité de la règle de droit contestée, l’effet analysé doit être celui occasionné par une application légitime et régulière de celle‑ci. Si le profilage racial est le résultat d’un comportement fautif des policiers, la réparation doit être celle prévue à l’art. 24 de la Charte, et non une déclaration d’inopérabilité en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[53] La Cour ne partage pas ce point de vue. La question de savoir si l’art. 636 C.s.r. est en lui-même un vecteur de profilage racial, et donc la source des violations alléguées de la Charte, n’est pas seulement une question de droit, mais bien une question mixte de droit et de fait, car il faut examiner les effets de l’application de la disposition pour déterminer sa validité constitutionnelle. Le juge n’a pas commis d’erreur à cet égard. Même si l’art. 636 C.s.r. n’autorise pas expressément les interceptions routières fondées sur le profilage racial, la preuve a démontré que son effet est de permettre à celui‑ci de s’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’il confère aux policiers. C’est donc l’art. 636 C.s.r. qui est la source des violations alléguées de la Charte.
[54] Lorsqu’une loi prévoit l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, il faut, dans la mesure du possible, l’interpréter et l’appliquer de manière compatible avec la Charte[64]. Cela n’est toutefois pas toujours possible. En effet, ce ne sont pas toutes les règles de droit attributives d’un pouvoir discrétionnaire qui peuvent être interprétées comme étant conformes à la Charte[65]. Il arrive qu’il soit impossible de conclure que le législateur n’avait pas l’intention d’autoriser la conduite attentatoire[66], ou encore d’interpréter une disposition législative (de manière à la garder dans les limites de la constitutionnalité) sans empiéter sur le rôle de celui-ci. Le juge Dickson s’exprime ainsi à cet égard dans l’arrêt Hunter c. Southam inc. :
Même si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu’elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives.[67]
[55] Il arrive donc que des dispositions législatives ou des règles de droit prévoyant un pouvoir discrétionnaire portent nécessairement atteinte aux droits garantis par la Charte, et ce, même si elles n’autorisent pas expressément une telle atteinte[68]. Dans de tels cas, c’est généralement la loi ou la règle de droit elle-même qui doit être examinée au regard de la Charte[69].
Le fait que la loi ou la règle de droit contestée confère à un agent ou mandataire de l’État le pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer « dans les cas où il estime que son application entraînerait une violation de la Charte »[70] ne suffit pas en soi à en assurer la sauvegarde[71].
La protection des droits fondamentaux ne doit pas reposer sur la confiance que le détenteur du pouvoir discrétionnaire agira de façon exemplaire.
[56] Le fait que la loi ou la règle de droit contestée confère à un agent ou mandataire de l’État le pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer « dans les cas où il estime que son application entraînerait une violation de la Charte »[70] ne suffit pas en soi à en assurer la sauvegarde[71]. Les arrêts Morgentaler[72], Hunter, Bain et Nur[73], sur lesquels s’appuie le juge de première instance, illustrent ces principes.
[57] Dans l’arrêt Morgentaler, la Cour suprême devait déterminer si les dispositions du Code criminel sur l’avortement violaient l’art. 7 de la Charte. La Cour a analysé les effets de l’art. 251 C.cr., lequel, à l’époque, criminalisait l’avortement et prévoyait une « défense » pour les avortements thérapeutiques. Le juge en chef Dickson, pour la majorité, mentionne que « comme c’est souvent le cas en matière d’interprétation, la simple lecture des dispositions législatives ne dit pas tout. Pour comprendre la nature et la portée véritables de l’art. 251, il est nécessaire d’examiner l’application pratique des dispositions »[74].
[58] Le juge en chef Dickson examine donc la preuve de l’application de la loi à travers le Canada. Il reconnaît qu’une « application injuste de la loi peut être imputable à des forces externes qui n’ont rien à voir avec la loi elle-même »[75]. Il conclut cependant de la preuve qu’un grand nombre des problèmes les plus graves dans l’application de l’art. 251 C.cr. résultent d’exigences administratives et de procédures établies par la loi elle-même. Il note ceci :
En d’autres termes, l’obligation du par. 251(4), neutre en apparence, qu’au moins quatre médecins soient disponibles pour autoriser et pratiquer un avortement, signifie en pratique qu’il serait absolument impossible d’obtenir un avortement dans près du quart de tous les hôpitaux au Canada.[76]
[59] D’autres exigences administratives et procédurales découlant du par. 251(4) C.cr. réduisaient la possibilité d’obtenir des avortements thérapeutiques, incluant notamment l’absence d’une norme adéquate permettant de guider les comités de médecins dans la décision d’autoriser ou non un avortement thérapeutique. En vertu du par. 251(4), le comité de l’avortement thérapeutique pouvait autoriser un avortement thérapeutique dans les cas où il estimait que la poursuite de la grossesse pourrait mettre en danger la « vie ou la santé » de la femme enceinte. Or, le terme « santé » employé au par. 251(4) n’étant pas défini, il était ambigu et les comités à travers le pays le définissaient et l’appliquaient de façon fort différente[77]. La Cour a conclu que les divers problèmes d’application de cet article pour l’obtention d’avortements thérapeutiques – y compris l’absence d’une norme juridique claire devant être appliquée par les comités de médecins – entraînaient un manquement aux principes de justice fondamentale[78].
[60] Dans l’arrêt Hunter, il s’agissait de déterminer si les par. 10(3) et 10(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions[79] étaient incompatibles avec l’art. 8 de la Charte. La Cour suprême a jugé que le pouvoir discrétionnaire que ces dispositions conféraient à la Commission sur les pratiques restrictives du commerce était inconstitutionnel puisqu’il ne prévoyait aucun critère objectif pour la délivrance d’une autorisation préalable de procéder à une fouille, une perquisition ou une saisie[80]. Le juge Dickson (tel qu’il était alors), pour la Cour, mentionne qu’il incombe à la législature d’adopter les lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution[81].
[61] Dans l’arrêt Bain, la Cour suprême devait déterminer si les dispositions du Code criminel régissant les récusations péremptoires et les mises à l’écart des candidats jurés étaient incompatibles avec l’al. 11d) de la Charte, qui protège le droit d’un accusé « d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable ». En vertu de ces dispositions, le ministère public possédait le pouvoir discrétionnaire de mettre à l’écart des candidats jurés sans donner de motifs, et ce, dans un rapport de 4,25 contre 1 en sa faveur, lorsque l’on comparait ce pouvoir avec le droit de l’accusé de récuser péremptoirement des candidats jurés. Dans son examen de la constitutionnalité des dispositions contestées, la Cour a considéré la manière irrégulière et inconstitutionnelle dont le ministère public pouvait utiliser son pouvoir discrétionnaire, soit dans le but de constituer un jury qui lui serait favorable. La majorité a conclu que la protection des droits fondamentaux ne doit pas reposer sur la confiance que le détenteur du pouvoir discrétionnaire agira de façon exemplaire. Le juge Cory, pour la majorité, écrit ceci à ce propos :
…
[63] L’arrêt Nur illustre également le principe voulant que la simple possibilité qu’un agent de l’État ne recoure pas à son pouvoir discrétionnaire – et ne porte donc pas atteinte aux droits fondamentaux – est insuffisante pour qu’une disposition incompatible avec les droits garantis par la Charte soit valide constitutionnellement[84].
[64] En l’espèce, l’art. 636 C.s.r. ne prévoit aucun critère ou norme qui pourrait encadrer le travail des policiers dans la sélection des conducteurs à intercepter. Il n’y a aucun motif objectif ni balise objective pouvant les guider dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Voilà d’ailleurs précisément pourquoi, dans l’arrêt Ladouceur, la Cour suprême conclut au caractère arbitraire de la détention permise par le par. 189a(1) du Code de la route de l’Ontario[85], disposition jugée équivalente à l’art. 636 C.s.r.[86].
Le profilage racial découle souvent d’un comportement inconscient plutôt que d’un racisme revendiqué.
[67] Il importe de préciser que le profilage racial découle souvent d’un comportement inconscient plutôt que d’un racisme revendiqué, comme le soulignait la Cour dans l’arrêt Pierre-Louis c. Québec (Ville de)[89]. Voici comment l’experte de M. Luamba, Marie-Ève Sylvestre, dont la preuve ne fut pas contredite par le PGQ, s’exprime à ce sujet :
Il est essentiel de noter que le profilage prend souvent des formes subtiles et insidieuses plutôt que d’être le fait de comportements intentionnels et explicites. En d’autres mots, il n’est pas nécessaire que la personne en autorité soit explicitement raciste ou ait des motivations racistes pour qu’il y ait profilage. De fait, le profilage peut exister même en l’absence de valeurs racistes promues par des individus au sein d’une organisation. C’est ainsi que l’on constate aussi l’existence de profilage lorsque les actions, pratiques et décisions d’une personne en autorité ont des effets disproportionnés sur des groupes identifiés et ciblés.[90]
[Italiques dans l’original]
[68] Le profilage racial peut aussi exister « indépendamment du fait que la conduite policière […] pourrait être justifiée hormis le recours aux stéréotypes négatifs fondés sur la race »[91].
[69] En l’espèce, le juge de première instance conclut que c’est le pouvoir discrétionnaire accordé aux policiers par l’art. 636 C.s.r. qui permet au profilage racial de s’immiscer dans la sélection des conducteurs à intercepter. Selon le juge, l’exercice de ce pouvoir ne repose que sur l’intuition (ou le « flair policier ») et il est impossible de déterminer le processus mental menant à la sélection d’un conducteur donné. Le profilage racial peut ainsi survenir de façon inconsciente :
…
La preuve d’expert et la littérature scientifique démontrent que le profilage racial joue un rôle dans les interceptions routières sans motif requis.
[71] La preuve d’expert et la littérature scientifique démontrent pourtant que le profilage racial joue un rôle dans les interceptions routières sans motif requis. Comme nous le verrons plus en détail dans la section de l’arrêt portant sur l’art. 15 de la Charte[94], l’expert Mulone explique que les populations non blanches, et en particulier les populations noires, « sont systématiquement plus interpellées et/ou interceptées[95], quel que soit l’endroit où l’on porte le regard, et ce, parfois dans des proportions très importantes (surtout lorsque l’on se concentre sur les jeunes hommes dans les analyses) »[96]. Selon lui, ces disparités ne peuvent être expliquées par une participation différentielle présumée des personnes noires à la criminalité. Ainsi, « où que l’on regarde, quelle que soit la manière dont on regarde (données policières, sondages auprès de la population, témoignages de citoyens, type d’intervention, etc.), quelle que soit l’époque que l’on étudie, les résultats sont les mêmes : les personnes noires sont visées de manière disproportionnée par les forces de l’ordre »[97]. Il ajoute que rien ne permet de penser que « les disproportions mises en lumière par les études récentes au Canada pourraient s’expliquer par l’existence d’une majorité de policiers qui abordent leur quart de travail avec la ferme intention de discriminer des personnes du fait de leur identité racisée »[98].
[72] La preuve retenue par le juge confirme que le profilage racial est souvent inconscient et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers d’effectuer des interceptions sans motif requis le favorise. L’expert Mulone explique par ailleurs en détail comment les biais cognitifs et les contraintes structurelles associées au fonctionnement du travail policier facilitent le profilage racial. Il mentionne entre autres ceci :
…
[73] L’experte Marie-Ève Sylvestre en arrive à la même conclusion : les policiers sont plus susceptibles d’être influencés par des stéréotypes racistes lorsqu’ils agissent de façon proactive, ou encore lorsqu’ils sont justifiés d’agir en se fondant sur des critères ou des « soupçons flous et mal définis »[102].
Le profilage racial dans les interceptions routières sans motif requis est causé par le fait que l’art. 636 C.s.r. ne comporte aucun critère permettant d’encadrer l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’il confère aux policiers.
[74] La position du PGQ selon laquelle le profilage racial n’est pas un effet de la règle de droit contestée ne peut donc être retenue. Les données disponibles depuis l’arrêt Ladouceur révèlent que les raisons de procéder à une interception routière sans motif requis relatives « à la conduite d’une automobile comme la vérification du permis de conduire, des assurances et de la sobriété du conducteur ainsi que de l’état mécanique du véhicule »[103] ne suffisent pas à empêcher le profilage racial de s’immiscer dans ce type d’interception. Le profilage racial dans les interceptions routières sans motif requis est causé par le fait que l’art. 636 C.s.r. ne comporte aucun critère permettant d’encadrer l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’il confère aux policiers. En l’occurrence, le problème réside dans l’absence de limites adéquates dans la loi quant à l’exercice de ce pouvoir. C’est cette absence de balises suffisantes à l’article 636 C.s.r. qui, en favorisant le profilage racial, est la source des violations alléguées de la Charte.
La possibilité d’envisager une autre disposition législative qui permettrait d’atteindre de façon substantielle l’objectif visé par l’art. 636 C.s.r, tout en limitant le recours possible au profilage racial, démontre que l’atteinte n’est pas minimale.
[132] La possibilité d’envisager une autre disposition législative qui permettrait d’atteindre de façon substantielle l’objectif visé par l’art. 636 C.s.r, tout en limitant le recours possible au profilage racial, démontre que l’atteinte n’est pas minimale. Soulignons qu’il n’est pas nécessaire de définir une solution de rechange qui atteindrait l’objectif exactement dans la même mesure que la règle de droit contestée[190].
[133] En l’espèce, le juge conclut que la preuve administrée n’établit pas l’efficacité accrue des interceptions sans motif requis par rapport aux barrages routiers. Il écrit :
[684] La preuve de la défense ne permet pas non plus d’établir en quoi la mise en place de barrages routiers de façon systématique ne permettrait pas d’atteindre les mêmes résultats que les interceptions routières sans motif réel, comme le propose l’ACLC qui produit en ce sens un rapport de recherche du Insurance Institute for Highway Safety, basé en Virginie, et dont la conclusion principale se lit ainsi :
This study demonstrated that a sobriety checkpoint enforcement program using only three to five police officers can be a very effective deterrent against drinking and driving in jurisdictions that are much more rural in nature. These checkpoints can be maintained over a long period of time without outside funding. Because of the simplicity and ease with which these checkpoints were conducted, police administration in the experimental communities have embraced the concept and continued the program after the conclusion of the formal research study. This is particularly important in more rural communities with fewer staff resources, but it also may be appropriate on certain roadways in more urban areas.
[Renvoi omis; italiques dans l’original]
[134] Cette conclusion du juge trouve écho dans les motifs dissidents du juge Sopinka dans l’arrêt Ladouceur. En effet, pour le juge Sopinka, le pouvoir absolu d’intercepter au hasard un conducteur au cours d’une patrouille n’est pas un « ajout nécessaire aux nombreuses méthodes d’application des lois déjà disponibles »[191]. Il note que les programmes structurés de contrôles routiers ponctuels (qui atteignent déjà, selon lui, « les limites extrêmes de l’article premier »[192]) permettent de servir les fins de l’application de la loi tout en étant moins envahissants et moins susceptibles de donner lieu à des abus que le pouvoir absolu qu’on cherche à justifier. La Cour est d’avis que le passage du temps a démontré que les craintes du juge Sopinka étaient fondées.
[135] Notons par ailleurs que les policiers disposent aussi d’autres pouvoirs leur permettant d’intervenir auprès de conducteurs pour des considérations de sécurité routière ou publique. Par exemple, ils peuvent validement intercepter un véhicule en vertu de leur pouvoir de détention aux fins d’enquête lorsqu’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner qu’un conducteur est impliqué dans un crime donné et qu’il est nécessaire de le détenir[193]. La doctrine des pouvoirs accessoires issue de la common law autorise également l’interception d’un véhicule lorsque cela « est raisonnablement nécessaire eu égard à l’ensemble des circonstances »[194]. L’unique « ajout » de l’art. 636 C.s.r. est d’habiliter les policiers à contrôler les conducteurs sans motif requis, en dehors d’un programme structuré.
[136] N’ayant offert aucune justification sur la nécessité d’octroyer aux policiers un pouvoir discrétionnaire presque illimité, le PGQ ne fait pas la démonstration que le juge fait erreur en concluant que d’autres stratégies pour atteindre l’objectif législatif sont disponibles et permettent d’arriver au même résultat[195] (comme des barrages routiers, des programmes de sécurité routière désignés et encadrés, des initiatives de sensibilisation du public et des méthodologies permettant de s’assurer que les interceptions sont réellement aléatoires plutôt que discriminatoires).
L’art. 9 est une illustration d’une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui va à l’encontre des principes de justice fondamentale.
[148] Autrement dit, et pour paraphraser le juge Lamer (tel était alors son titre) dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act, l’art. 9 est une illustration d’une atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui va à l’encontre des principes de justice fondamentale[207].
[149] Dans la mesure où l’art. 9 illustre de manière plus précise et complète le droit garanti à l’art. 7 dans le contexte considéré en l’espèce, la conclusion de la Cour selon laquelle l’art. 636 C.s.r. porte atteinte d’une manière non justifiée à l’art. 9 rend superflue toute analyse distincte au regard de l’art. 7[208].
Les personnes noires sont davantage interceptées (et interpellées) que les personnes blanches et qu’elles font l’objet de profilage racial dans les interceptions routières sans motif requis.
[185] En définitive, l’expert Mulone conclut que « les personnes noires sont visées de manière disproportionnée par les forces de l’ordre au Canada »[266], notamment dans le cadre des interceptions routières sans motif requis. Il souligne l’absence d’études montrant « des résultats contraires à ces fortes réitérations temporelle et géographique de[s] disparités de traitement »[267] vécues par les personnes noires. Il rejette sans ambages la « théorie de la pomme pourrie » : pour lui, il ne fait aucun doute que le problème est structurel (systémique) et relève du profilage racial[268].
[186] La preuve de l’experte Sylvestre va dans le même sens que celle de l’expert Mulone. Elle conclut elle aussi que les personnes noires sont davantage interceptées (et interpellées) que les personnes blanches et qu’elles font l’objet de profilage racial dans les interceptions routières sans motif requis[269]. À la lumière des résultats obtenus dans le cadre de son projet de recherche sur le profilage racial dans les interceptions routières, elle conclut à « une utilisation abusive du pouvoir discrétionnaire des policiers et [à] l’utilisation de prétextes et de ruses qui sont des indicateurs clairs de profilage racial »[270].
[191] En terminant, rappelons que, dans l’arrêt Le, la Cour suprême reconnaît que « [l]es membres des minorités raciales font l’objet d’un nombre disproportionné de contacts avec la police et le système canadien de justice pénale »[279].
[192] Ainsi, le juge ne commet pas d’erreur en répondant par l’affirmative à la question de savoir si la règle de droit contestée crée, par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré, soit la race[280]. La Cour fait sienne la conclusion à laquelle arrive le juge à la première étape de l’analyse :
[823] À cette première étape, le Tribunal conclut que la règle de droit, qui permet une sélection des conducteurs basée exclusivement sur l’intuition des policiers sans autre motif, a un effet préjudiciable considérant l’incidence disproportionnée des interceptions routières sans motif réel sur les personnes noires. Le Tribunal par ailleurs n’a plus à déterminer si le demandeur a réussi ou non à prouver que les conducteurs noirs sont interpellés de la sorte sur la base de leur couleur de peau. La preuve de l’effet disproportionné sur la communauté protégée suffit.
[Caractères gras omis; italiques dans l’original]
Peu de gens savent que les Noirs ont été considérés comme des « biens » jusqu’à tard dans les années 1800 ici au Canada.
[194] Selon la Cour, la preuve démontre également que l’effet préjudiciable causé par l’art. 636 C.s.r. renforce, perpétue et accentue le désavantage (historique et systémique) subi par les personnes noires.
[195] Historiquement, les collectivités noires ont une perspective et une expérience différentes des pratiques policières tels que les contrôles « de routine » ou les interceptions routières « aléatoires ». Comme le souligne la CODP :
Peu de gens savent que les Noirs ont été considérés comme des « biens » jusqu’à tard dans les années 1800 ici au Canada. Le Canada a son propre passé esclavagiste, malgré l’appel lancé par le lieutenant‑gouverneur John Graves Simcoe en 1792 en vue de mettre fin à la « pratique » de l’esclavage. Des patrouilles sanctionnées par la Fugitive Slave Act de 1850 du Congrès américain poursuivaient les esclaves et surveillaient les Noirs en général, aussi loin au nord que le Canada.
C’est dans ce contexte historique que les relations des communautés noires avec la police se sont établies et ont initialement été définies.[281]
[196] Il faut tenir compte de ce contexte pour bien comprendre comment l’art. 636 C.s.r. renforce, perpétue et accentue le désavantage subi par les personnes noires. Cela est d’autant plus important que l’expérience subjective des personnes noires interpellées ou interceptées à répétition par la police a tendance à être minimisée[282]. Les effets du profilage racial (et de la « surinterpellation ») ne sont pourtant pas anodins pour les personnes (et les collectivités) noires.
La preuve d’expert, la littérature scientifique et les rapports de commissions gouvernementales démontrent que le profilage racial dans les interventions policières (dont les contrôles de routine ou les interceptions routières « aléatoires ») a des conséquences multiples et profondes pour les personnes ciblées.
[197] La preuve d’expert, la littérature scientifique et les rapports de commissions gouvernementales démontrent que le profilage racial dans les interventions policières (dont les contrôles de routine ou les interceptions routières « aléatoires ») a des conséquences multiples et profondes pour les personnes ciblées[283]. Ces éléments de preuve établissent notamment que :
– Les personnes noires « éprouvent souvent un sentiment d’humiliation, de peur, de colère, de frustration et d’impuissance en raison du profilage racial dont elles se sentent victimes »[284]. L’exposition fréquente à des interpellations, interceptions et fouilles policières peut avoir des conséquences négatives (et parfois durables) sur leur santé physique[285] et sur leur santé mentale[286];
– Les personnes noires qui subissent du profilage racial peuvent par exemple développer des traumatismes (voire un syndrome de stress post‑traumatique)[287] ou souffrir de dépression ou d’anxiété[288];
– De nombreuses familles racisées modifient « la façon dont [elles] élèvent leurs enfants afin de les préparer à réagir à de telles interactions avec la police, jugées inévitables »[289]. Plusieurs personnes développent par ailleurs des « stratégies » afin de se protéger contre le profilage racial et les interceptions arbitraires (p. ex. filmer les interceptions, éviter de se rendre dans certains quartiers ou de conduire certains modèles de voitures, faire preuve d’une extrême prudence et vigilance au volant, etc.)[290];
– Le profilage racial mine la confiance des personnes noires envers la police et les institutions publiques[291]. Il crée un sentiment de méfiance, voire carrément d’hostilité[292], envers les forces de l’ordre et le système judiciaire[293];
– La perte de confiance dans la légitimité, l’intégrité et l’objectivité de la police et du système judiciaire peut mener certaines personnes à refuser de collaborer avec la police[294], et même à développer des comportements antisociaux (p. ex. refus d’obéir à la loi ou participation au crime)[295]. En outre, les personnes qui craignent la police ou qui remettent en question sa légitimité sont moins susceptibles de faire appel à elle en cas de besoin[296], « ce qui renforce leur vulnérabilité et augmente leurs taux de victimisation »[297];
– Le profilage racial a un effet négatif sur l’estime de soi des personnes noires[298] (ex. sentiment d’être un « criminel », un « déchet »[299], ou encore un « citoyen de seconde zone »[300]). Il peut aussi y avoir une incidence négative sur leur motivation à l’école ou au travail ainsi que sur leur accès à l’éducation ou à l’emploi[301];
– Le profilage racial amenuise le sentiment d’appartenance des membres de la communauté noire à la société québécoise[302]. La surinterpellation des personnes noires « produit ou accentue […] un désengagement civique (Lerman & Weaver, 2014) et ultimement accroît le sentiment d’insécurité chez les membres de la population ciblée (Livingstone, Rutland & Alix, 2018; Livingstone, Meudec & Harim, 2020) »[303];
– Le profilage racial peut amener les personnes noires à intérioriser des stéréotypes négatifs à propos d’elles-mêmes et de la communauté noire[304];
– Le profilage racial « pav[e] la voie à une judiciarisation accrue »[305] des personnes noires et « renforce la marginalisation et l’exclusion sociale »[306] des communautés noires;
– Dans certains cas, les interceptions peuvent « dérap[er] vers des abus physiques »[307]. Fait à noter, les personnes noires sont fortement surreprésentées dans les interactions violentes avec la police[308].
[198] Ici encore, la preuve trouve écho dans la jurisprudence. Dans l’arrêt Le, la Cour suprême reconnaît que « [l’]effet des interventions policières excessives à l’égard des minorités raciales et du fichage des membres de ces collectivités, en l’absence de tout soupçon raisonnable de la tenue d’une activité criminelle, constitue plus qu’un simple désagrément »[309]. Selon la Cour suprême, ce type de pratique « a un effet néfaste sur la santé physique et mentale des personnes visées et a une incidence sur leurs possibilités d’emploi et d’éducation », en plus de « contribue[r] à l’exclusion sociale continue des minorités raciales, [de] favorise[r] une perte de confiance dans l’équité du système de justice pénale et [de] perpétue[r] la criminalisation »[310].
[199] Quant à l’effet discriminatoire de la distinction, la preuve démontre que le profilage racial a pour effet de perpétuer et de renforcer la discrimination à l’égard des personnes noires. L’expert Mulone décrit bien la dynamique qui sous-tend les interventions policières proactives (comme les interceptions routières sans motif requis) et la « logique de cercle vicieux » qui fait en sorte que les discriminations raciales vont engendrer d’autres discriminations raciales. Il vaut de reproduire ce long passage de son rapport d’expertise :
L’interpellation et l’interception (ainsi que l’ensemble des pratiques proactives policières) sont fondamentalement un exercice de prédiction. Il s’agit de prédire si l’individu qui suscite la suspicion chez le policier est vraiment en train de cacher quelque chose, de mériter une intervention policière, ou pas. Parfois la prédiction s’avère juste. Parfois fausse (et le biais de confirmation, discuté plus haut, tend à faire en sorte que l’on se rappelle beaucoup plus des bonnes prédictions que de celles qui ont échoué). Ce qui est sûr par contre, c’est que les outils de prédiction conduisent à ce que Bernard Harcourt appelle un « effet de cliquet » (Harcourt, 2007; 2011). Cette prophétie autoréalisatrice se construit de la manière suivante : les policiers cherchent à « viser » le plus juste possible dans leur intervention (intervenir auprès de quelqu’un qui a effectivement quelque chose à se reprocher); pour savoir qui doit être ciblé en priorité, ils peuvent se référer aux statistiques policières de la criminalité (mais également à leur propre vécu, à ce qui leur a été enseigné, à leurs préjugés ou à d’autres éléments comme les circulaires qui sont diffusées quotidiennement […]); or, ces statistiques montrent que certains groupes racisés sont plus criminalisés que d’autres, et cette caractéristique visible devient l’un des critères pour cibler les « bonnes personnes »; comme on surveille plus un groupe (considéré comme plus criminel), on attrape forcément plus souvent des individus en provenance de ce groupe; à la fin de l’année, en regardant les statistiques, on se rend compte qu’on avait bien raison de cibler en priorité tel groupe plutôt que tel autre; en fait, leur participation aux statistiques de la criminalité devrait même avoir augmenté; dès lors, on va mettre encore plus de ressources pour cibler cette communauté.
Cette dynamique est importante à mettre de l’avant, et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’elle obéit à une logique de cercle vicieux et qu’à ce titre, elle est extrêmement difficile à briser. Ensuite, parce que tant qu’on n’agit pas activement contre elle, elle va reproduire et accentuer des discriminations raciales existantes. De la même manière qu’il est logique d’imaginer qu’on cherche à augmenter les interventions policières dans les endroits où la criminalité est plus élevée et/ou sérieuse (Tiratelli, Quinton & Bradford, 2018), un accroissement des interpellations et des interceptions sur une population donnée va forcément accroître le nombre d’infractions criminelles détectées (Hinkle & Weisburd, 2008). Ainsi, des pratiques discriminatoires vont engendrer des discriminations à leur tour. Autrement dit, les discriminations raciales vont justifier d’autres discriminations raciales(Balibar, 2007; Bessone, 2013).[311]
[Soulignements ajoutés]
Le déficit de légitimité de la police auprès de la population peut aussi mener à une augmentation des crimes violents (dans certains cas).
[207] Les effets délétères de l’art. 636 C.s.r. sur les conducteurs noirs sont nombreux et sérieux (problèmes de santé physique et mentale, sentiment d’exclusion, marginalisation et « surjudiciarisation », perte de confiance envers la police et le système de justice, désengagement civique, perpétuation et renforcement de stéréotypes racistes, etc.)[318]. Ces effets ne doivent pas être pris à la légère.
[208] Le profilage racial et la « surinterpellation » des personnes noires entraînent par ailleurs des conséquences négatives pour la société dans son ensemble. Des études montrent l’existence d’un « lien clair » entre la confiance des membres du public envers les services policiers et la sécurité publique. La CODP note, par exemple, que « [l]es gens sont moins susceptibles de coopérer aux enquêtes policières et d’accepter de témoigner devant les tribunaux s’ils ont une perception négative des forces policières »[319]. Dans un autre rapport, la CODP fait observer que l’un des coûts sociaux du profilage racial est la méfiance accrue à l’égard de nos institutions :
L’un des coûts sociaux du profilage racial est en lien étroit avec l’« atteinte à nos perspectives d’avenir » : c’est la méfiance prononcée qui grandit, tant chez les enfants que chez les adultes, à l’égard de nos principales institutions.
Nul ne peut contester que la confiance de la population dans les institutions et systèmes – système de justice pénale, maintien de l’ordre, contrôle douanier et frontalier et système scolaire – est une pierre d’angle de la démocratie et de toute société où règne [sic] l’ordre et l’harmonie. Toutes ces institutions exigent des citoyens une collaboration positive et coopérative, afin qu’elles puissent s’acquitter de leur mandat de façon optimale. Par exemple, un système de justice ne peut être fort que si les citoyens ont confiance en l’équité du processus; le maintien de l’ordre dans la collectivité se fonde sur la confiance des citoyens en la police et sur leur volonté de collaborer avec elle […].[320]
[209] L’expert Mulone souligne, quant à lui, que le déficit de légitimité de la police auprès de la population peut aussi mener à une augmentation des crimes violents (dans certains cas)[321].
[210] Par contraste, les effets bénéfiques de l’art. 636 C.s.r. paraissent plutôt ténus. Comme déjà mentionné[322], le dossier tel que constitué ne comporte aucun élément de preuve permettant de conclure que les interceptions routières sans motif requis sont un moyen efficace d’assurer la sécurité routière[323]. Or, le PGQ avait le fardeau de faire la preuve « du bien visé par la loi par rapport à la gravité de la violation »[324].
[211] Il est vrai que, d’un point de vue strictement logique, l’interception d’un seul conducteur en état d’ébriété ou sans permis est susceptible de contribuer à la sécurité routière en « chassant » ce conducteur de la route. Tout comme le juge Sopinka, dissident dans l’arrêt Ladouceur, la Cour s’interroge toutefois à savoir « [c]ombien de conducteurs innocents » il faut intercepter pour « attraper » un seul conducteur délinquant[325]. Le PGQ n’a fourni aucune donnée à ce sujet.
[212] La directrice générale de la recherche et du développement en sécurité routière de la Société de l’assurance automobile du Québec (« SAAQ »), Mme Lyne Vézina, admet d’ailleurs qu’elle ne sait pas s’il existe des statistiques ou des études démontrant un lien entre les interceptions routières sans motif requis et l’amélioration du bilan routier[326].
[213] De même, le dossier ne comporte aucune preuve quant à l’effet dissuasif des interceptions routières sans motif requis (par opposition aux interceptions effectuées à un point fixe dans le cadre de barrages routiers ou d’autres opérations structurées).
[214] L’expert du PGQ, Douglas Beirness, concède qu’il ne connaît aucune étude démontrant l’effet dissuasif des interceptions routières sans motif requis[327]. En fait, selon lui, les interceptions faites à un point fixe dans le cadre de barrages routiers ou d’autres types de programmes structurés (opérations visibles, connues et/ou publicisées) permettent d’atteindre l’objectif de la dissuasion générale :
The value of the large checkpoint program is that you’re having an impact on drivers who are not stopped as well as those who are. The random patrol point is only having an impact on those drivers who are stopped.[328]
[215] Mme Vézina insiste elle aussi sur l’importance de la dissuasion, notamment en augmentant la perception du risque d’être intercepté (et la probabilité d’être effectivement intercepté). Elle souligne l’importance des « opérations nationales concertées avec les organisations policières »[329] et de la « visibilité » des interceptions routières[330] à cet égard. Son témoignage tend donc également à confirmer l’efficacité des barrages routiers et des autres types d’opérations d’interception structurées sans que l’on puisse de quelque façon conclure que les interceptions routières sans motif requis ont les mêmes effets bénéfiques.
[216] En définitive, la Cour ne peut conclure que les « avantages » des interceptions routières sans motif requis l’emportent sur leurs effets préjudiciables. L’atteinte au par. 15(1) de la Charte n’est donc pas justifiée au regard de l’article premier.