Les situations d’abus de confiance ou d’autorité ne sont pas restreintes au « cas classique » mettant en cause un membre de la famille, un gardien, enseignant ou médecin.
[33] Selon l’appelant, la juge a commis une erreur de droit en retenant ce facteur aggravant puisqu’il n’a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable. Le résumé conjoint des faits, précise-t-il, ne fait état de rien qui pourrait dénoter l’existence d’une relation « forte et axée sur la confiance de la plaignante à l’égard de l’appelant »[40]. En retenant ce facteur non prouvé, la juge a conséquemment accordé trop de poids aux objectifs de dénonciation et de dissuasion[41].
[34] Ce reproche est mal fondé.
[35] Les situations d’abus de confiance ou d’autorité ne sont pas restreintes au « cas classique » mettant en cause un membre de la famille, un gardien, enseignant ou médecin[42]. La relation de confiance établie entre un agresseur et une victime n’a pas non plus à être « forte », comme le propose l’appelant, pour être prise en compte parmi les facteurs aggravants. Le degré de cette relation pourra toutefois affecter le poids à lui donner dans la pondération globale des facteurs pertinents. Mais, indubitablement, quel que soit le degré de la relation de confiance établie entre un adulte et une victime âgée de moins de 18 ans, son existence constitue selon le législateur une circonstance aggravante[43], d’une part, et accroîtra l’importance de l’attention particulière que le juge devra porter aux objectifs de dénonciation et dissuasion, d’autre part[44].
[36] Dans l’arrêt R. c. Audet, rendu en 1996, la Cour suprême commentait ainsi la notion de « situation de confiance » :
XXXVI. J’ajouterai que la définition de la portée des expressions utilisées par le législateur, tout comme la détermination dans chaque cas de la nature de la relation entre l’adolescent et l’accusé, doit se faire en fonction du but et de l’objectif poursuivis par le législateur de protéger les intérêts des adolescents qui, en raison de la nature de la relation qu’ils vivent avec certaines personnes, se trouvent à l’égard de celles-ci en situation de vulnérabilité et de faiblesse.
XXXVII. Même à la lumière de ces définitions, le concept de « situation de confiance », peut-être davantage que l’expression « situation d’autorité », demeure difficile à définir dans l’abstrait, en l’absence de contexte factuel. Pour cette raison, il serait inapproprié de la part de notre Cour de tenter d’en tracer les limites dans un vacuum factuel […].
XXXVIII. Il reviendra au juge du procès de déterminer, en analysant toutes les circonstances factuelles pertinentes à la qualification de la relation prévalant entre l’adolescent et l’accusé, si l’accusé se trouvait en situation d’autorité ou de confiance vis-à-vis de l’adolescent ou encore si l’adolescent était en situation de dépendance face à l’accusé au moment de l’infraction qu’on lui reproche. Nul doute qu’une des difficultés, dans certains cas, sera de déterminer les moments où, dans le temps, débute et où se termine la « situation » en question. Il serait inopportun de tenter d’énumérer de façon exhaustive les éléments dont devra tenir compte le juge des faits. Certes, la différence d’âge entre l’accusé et l’adolescent, l’évolution de leur relation et, surtout, le statut de l’un par rapport à l’autre seront pertinents dans bien des cas.[45]
[Soulignements et caractères gras ajoutés]
[37] Plus près de nous, la Cour suprême a souligné dans l’arrêt Friesen que, parmi les circonstances aggravantes visées à l’alinéa 718.2 a) du Code criminel (« C.cr. »), la notion d’abus de confiance est à géométrie variable :
[125] Nous souhaitons également faire quelques remarques sur le facteur de l’abus de confiance (Code criminel, sous‑al. 718.2a)(iii)). Les relations de confiance se présentent dans de nombreuses situations et elles ne devraient pas toutes être traitées sur le même pied. Il serait plus logique de parler de [traduction] « spectre » de situations de confiance. […]
[126] Tout abus de confiance est susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction. Comme la juge d’appel Saunders l’a expliqué dans l’arrêt D.R.W., dans de tels cas, on devrait mettre l’accent sur [traduction] « la mesure dans laquelle la relation de confiance a été violée ». […][46]
[Soulignements ajoutés; références omises]
[38] La Cour d’appel de l’Alberta s’exprimait au même effet dans l’arrêt Lemay :
[33] A trust, authority or dependency relationship is not based on fixed or stereotypic categories. « The law recognizes a large category of relationships which have elements of trust in them« . Trust relationships can include situations where a person inserts himself as a friend or advisor, insinuates himself into the daily life of young persons or acts as a trusted friend.[47]
[Soulignements ajoutés; références omises]
[39] Enfin, la Cour abondait récemment en ce sens dans l’arrêt Mentor c. R. :
[98] L’acception de l’abus de confiance retenue par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Audet est large. La qualification est affaire de contexte, fait appel au concept de « situation de confiance », n’impose aucun rapport de dépendance ou relation de fiduciaire et est tributaire de la preuve administrée devant la juge du procès.[48]
[Soulignement ajouté; renvois omis]
[40] En l’espèce, suffisamment d’éléments permettaient à la juge de retenir un « contexte d’abus de confiance et d’autorité »[49] parmi les facteurs pertinents à la détermination de la peine. La victime et l’appelant, bien qu’ils se connaissaient assez peu, n’étaient pas des inconnus. Après que la victime l’eut contacté sur Facebook, notamment parce qu’il était chanteur au sein d’un groupe de musique, ils ont entretenu une relation constituée d’abord d’échanges virtuels puis, après que l’appelant lui eut donné son numéro de cellulaire, d’appels téléphoniques fréquents pendant deux à trois mois avant l’agression. Le Dr Ravart, psychologue traitant de l’appelant, mentionne dans son rapport que ce dernier « s’est accroché à l’attention positive que la victime avait à son égard au cours de leurs échanges téléphoniques »[50]. Au bout du compte, la victime accepte l’invitation de l’appelant à se rendre chez lui après l’école, où ce dernier lui offre un mélange de vodka et de jus d’orange et l’incite à continuer à en consommer, et ce, malgré qu’elle lui confie se sentir en état d’ébriété, augmentant ainsi sciemment son état de vulnérabilité et de faiblesse. Rappelons que l’appelant était alors âgé de 26 ans, et la victime de 14 ans à peine.
[41] Comme l’a observé la Cour suprême à plus d’une reprise, faisant ainsi écho à cette reconnaissance par le législateur, les relations sexuelles entre un adulte et un adolescent constituent intrinsèquement un acte d’exploitation en raison du manque de maturité, de jugement et d’expérience de ces derniers[51]. Récemment, dans l’arrêt Londono[52], le juge Gagnon, après un rappel d’énoncés de principe pertinents[53], rappelait pour la majorité que la différence d’âge entre l’auteur de l’agression et la victime (âgée de 13 ans dans cette affaire) constitue une considération importante puisqu’elle établit en soi, la plupart du temps, un rapport de force inégal et induit chez cette dernière un état de vulnérabilité[54].
[42] Au vu de ces circonstances, et considérant le spectre élargi des situations d’abus de confiance et d’autorité possibles, l’appelant échoue à convaincre la Cour que la juge a commis une erreur révisable en retenant l’existence d’une telle situation comme facteur aggravant en l’espèce.
Lorsque les circonstances le nécessitent, les tribunaux peuvent, et parfois doivent, s’écarter, vers le haut, des précédents et des fourchettes de peines antérieures.
[47] Toutefois, dix ans plus tard, dans Friesen, la Cour suprême opère « une mise à niveau des principes de sentencing »[59] dans le cas particulier des infractions sexuelles commises contre des enfants et adolescents. Le message est clair : ces infractions sont intrinsèquement répréhensibles et causent des torts considérables[60]. Cela doit se refléter à la hausse, tant en ce qui concerne la gravité de l’infraction que le degré de responsabilité du délinquant qui la commet, ce qui, en retour, a une incidence sur l’application du principe de proportionnalité[61].
[48] En ce sens, ajoute la Cour suprême, lorsque les circonstances le nécessitent, les tribunaux peuvent, et parfois doivent, s’écarter, vers le haut, des précédents et des fourchettes de peines antérieures afin d’infliger une peine proportionnelle en ces matières[62], d’autant plus que le législateur a augmenté la peine maximale pour ce type d’infraction et que la société comprend mieux aujourd’hui la gravité du préjudice qui en découle[63]. Concernant plus particulièrement la situation des adolescentes, la Cour ajoute :
[136] Or, les tribunaux doivent aussi prendre bien soin d’infliger des peines proportionnelles dans les cas où la victime est un adolescent. Des peines disproportionnellement clémentes sont infligées depuis longtemps dans de tels cas, surtout dans ceux mettant en cause des adolescentes, alors que les adolescents forment peut‑être un groupe d’âge qui est de façon disproportionnée victime de violence sexuelle. Plus particulièrement, la violence sexuelle commise par des adultes de sexe masculin à l’endroit d’adolescentes s’accompagne de taux plus élevés de blessures physiques, de suicide, de toxicomanie et de grossesses non désirées.[64]
[Soulignements ajoutés, références omises]
[49] La juge a pris tous ces enseignements en compte. En effet, rappelant notamment l’importance du principe de proportionnalité[65], les extraits pertinents de l’arrêt Nasogaluak en matière d’individualisation de la peine[66], les fourchettes de peines pré-Friesen discutées dans l’affaire Cloutier et l’opinion des auteurs à ce sujet[67], puis celles proposées par le juge Moldaver, alors de la Cour d’appel de l’Ontario, dans R. v. Woodward[68], et rappelé les énoncés de principe de l’arrêt Friesen[69], la juge résume adéquatement sa tâche de la façon suivante :
[81] Partant de tous ces principes, le Tribunal devra maintenant les harmoniser aux enseignements modernes de la Cour suprême dans Friesen.
[…]
[88] Rappelons qu’en individualisant la peine, le Tribunal doit toujours se pencher sur tous les faits propres à chaque dossier et seulement sur ces derniers.
La Cour suprême a renforcé le pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine.
[50] De plus, contrairement à ce que suggère cette troisième question telle que formulée par l’appelant, la juge réfère aux fourchettes de peines pré-Friesen au paragraphe 75 de son jugement. Le paragraphe 23 et la note de bas de page 12 permettent quant à eux de constater qu’elle distingue la jurisprudence soumise par l’une et l’autre des parties, qu’elle prend la peine d’énumérer aux annexes I, IIa et IIb du jugement. On ne saurait certes lui reprocher de ne pas l’avoir passée en revue pour en expliquer les distinctions dans chaque cas. Enfin, certaines autres notes de bas de page et les annexes IIa et IIb confirment que la juge a bel et bien référé à des décisions antérieures à Friesen, dont au moins une soumise par l’appelant concernant spécifiquement la détermination de la peine pour agression sexuelle, soit le jugement rendu dans R. c. Rasul[70]. Ce jugement réfère au surplus aux fourchettes de peines applicables à ce type d’infraction selon l’affaire Cloutier, soit avant Friesen, et aux auteurs et à la jurisprudence soumis tant par le poursuivant que par le contrevenant[71].
[51] Concernant plus spécifiquement l’erreur que l’appelant reproche à la juge d’avoir commise en situant sa peine dans une fourchette plutôt qu’une autre, ou plus exactement en ne l’ajustant pas à la baisse parmi les fourchettes antérieures à l’arrêt Friesen, dans le récent arrêt Parranto[72],la Cour suprême a renforcé le pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine, d’une part, et discuté du rôle des fourchettes aux fins de cet exercice ainsi que de la norme d’intervention en appel, d’autre part. Il est opportun de reproduire les extraits les plus pertinents de cet arrêt aux fins qui nous occupent :
(1) Principes fondamentaux en matière de détermination de la peine
[9] […]. S’apparentant davantage à un art qu’à une science, la détermination de la peine oblige les juges à examiner et à mettre en équilibre une multitude de facteurs. Bien qu’il soit régi par des objectifs et des principes clairement définis à la partie XXIII du Code criminel, le processus de la détermination de la peine implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la part des tribunaux chargés de déterminer les peines, qui doivent mettre en balance tous les facteurs pertinents afin d’atteindre les objectifs fondamentaux visés par la détermination de la peine.
[…]
[12] En ce qui concerne le rapport entre, d’une part, l’individualisation et, d’autre part, la proportionnalité et la parité, notre Cour a fait remarquer avec justesse ce qui suit dans l’arrêt Lacasse :
La proportionnalité se détermine à la fois sur une base individuelle, c’est‑à‑dire à l’égard de l’accusé lui‑même et de l’infraction qu’il a commise, ainsi que sur une base comparative des peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables.
[…]
[29] Il est de jurisprudence constante que les cours d’appel ne peuvent modifier à la légère les décisions relatives à la peine. Il y a lieu d’accorder une grande latitude au juge qui prononce la peine, et ses décisions commandent un degré élevé de déférence en appel. […]
[30] Il vaut la peine de souligner que le choix de la fourchette de peines ou de l’une de ses catégories relève du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de déterminer la peine et que ce choix ne peut, en soi, constituer une erreur susceptible de contrôle. Commet une erreur de droit la cour d’appel qui intervient pour la seule raison qu’elle aurait placé la peine dans une fourchette ou une catégorie différente. […]
[Soulignements et caractères gras ajoutés; références omises]
La perte du droit d’appel devant la Section d’immigration ne peut, à elle seule, justifier la réduction de la peine de plus de la moitié; conclure autrement aurait pour effet d’accorder un poids dominant et démesuré aux conséquences en matière d’immigration dans le processus de détermination de la peine. Il en résulterait une peine artificielle et inappropriée, tout en ayant pour effet d’éluder la volonté du législateur exprimée en vertu de la LIPR.
[67] Force est de conclure que l’appelant tente ainsi d’élever sans le dire le facteur des « conséquences indirectes » de la peine au rang de facteur prédominant, alors que, selon la Cour suprême, ce facteur, dont l’application relève au surplus du pouvoir discrétionnaire du juge[85], doit plutôt être pris en considération avec les autres critères applicables et ne doit pas dominer ou dénaturer le processus de détermination :
[14] La règle générale demeure : la peine doit être juste eu égard au crime commis et au délinquant concerné. Autrement dit, le juge qui détermine la peine peut exercer son pouvoir discrétionnaire et tenir compte des conséquences indirectes en matière d’immigration, pourvu que la peine qui est infligée en définitive reste proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.
[15] La souplesse que permet notre processus de détermination de la peine ne doit pas donner lieu à l’infliction de peines inappropriées et artificielles dans le but d’éviter les conséquences indirectes susceptibles de découler d’un régime législatif ou autre texte de loi donné et, ainsi, d’éluder la volonté du législateur.
[16] Il ne faut pas permettre que ces conséquences dominent dans la détermination de la peine ou encore aient pour effet de dénaturer ce processus, et ce, que ce soit en faveur ou à l’encontre de l’expulsion. Qui plus est, elles ne doivent pas conduire à l’établissement d’un régime distinct de détermination de la peine qui serait assorti, dans les faits sinon en droit, d’une fourchette spéciale de décisions applicables dans les cas où l’expulsion constitue un risque.[86]
[Soulignements ajoutés]
[68] Compte tenu au surplus de la réduction de peine comparable que recherche l’appelant en l’espèce, les propos suivants de la Cour dans l’arrêt El Hami c. R. sont particulièrement pertinents, avec les adaptations qui s’imposent :
[19] La perte du droit d’appel devant la Section d’immigration ne peut, à elle seule, justifier la réduction de la peine de plus de la moitié; conclure autrement aurait pour effet d’accorder un poids dominant et démesuré aux conséquences en matière d’immigration dans le processus de détermination de la peine. Il en résulterait une peine artificielle et inappropriée, tout en ayant pour effet d’éluder la volonté du législateur exprimée en vertu de la LIPR.[87]
[Soulignement ajouté; renvoi omis]