Denis c. R., 2024 QCCA 647

Au Québec, le juge seul qui entend les procès par voie de mise en accusation est un juge de la Cour du Québec (art. 552 C.cr.), donc un juge de nomination provinciale[1]. Par conséquent, agissant comme juge seul selon l’art. 552 C.cr. ou comme juge de la cour provinciale selon l’art. 553 C.cr., s’il a compétence pour déclarer inopérante à l’endroit de l’accusé une disposition incompatible avec la Charte, il ne peut prononcer une déclaration formelle selon laquelle la disposition est inopérante ou inconstitutionnelle pour tous en vertu du paragr. 52(1) de la Charte.

[60] Au Québec, le juge seul qui entend les procès par voie de mise en accusation est un juge de la Cour du Québec (art. 552 C.cr.), donc un juge de nomination provinciale[1]. Par conséquent, agissant comme juge seul selon l’art. 552 C.cr. ou comme juge de la cour provinciale selon l’art. 553 C.cr., s’il a compétence pour déclarer inopérante à l’endroit de l’accusé une disposition incompatible avec la Charte, il ne peut prononcer une déclaration formelle selon laquelle la disposition est inopérante ou inconstitutionnelle pour tous en vertu du paragr. 52(1) de la Charte : Bazile c. R., 2022 QCCA 1009, paragr. 49; Griffith c. R., 2023 QCCA 301, paragr. 84. C’est la conclusion qu’il faut tirer des propos suivants de la juge en chef McLachlin dans R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, propos également acceptés par les juges de la minorité :

[15]      Le droit applicable en la matière est clair. Un juge d’une cour provinciale n’est pas habilité à faire une déclaration formelle selon laquelle une règle de droit est inopérante en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Seul possède ce pouvoir un juge d’une cour supérieure ayant une compétence inhérente ou d’un tribunal qui en est légalement investi. Le juge d’une cour provinciale a toutefois le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une règle de droit lorsque la question est soulevée dans une instance dont il est à juste titre saisi. […]

[…]

[19]      Conclure qu’une règle de droit n’est pas conforme à la Constitution permet à un juge de la cour provinciale de refuser d’appliquer cette règle dans l’affaire dont il est saisi. La règle de droit n’est pas pour autant inopérante suivant le par. 52(1)de la Loi constitutionnelle de 1982. Il est loisible aux juges de la cour provinciale de refuser d’appliquer la règle de droit dans des affaires subséquentes pour les motifs déjà exposés ou pour d’autres motifs qui leur sont propres. La règle de droit demeure toutefois pleinement opérante en l’absence d’une déclaration formelle d’invalidité par une cour ayant une compétence inhérente.

[Soulignements ajoutés]

[61] En d’autres mots, un juge de la Cour du Québec peut et même doit refuser d’infliger à l’accusé dont il préside le procès une peine fondée sur une disposition contraire à la Charte. En revanche, il ne peut la déclarer inopérante de façon générale. Bref, sa décision ne s’applique qu’aux parties alors que celle d’une cour supérieure (ou d’une cour d’appel) s’applique à l’ensemble de la province, avec les règles du stare decisis. Par conséquent, les autres juges de la Cour du Québec devront, dans tous les autres cas, se pencher à nouveau sur la question afin de déterminer si la disposition doit être inopérante à l’égard de l’accusé, à moins que la Cour supérieure (ou encore la Cour d’appel ou la Cour suprême) n’ait, entretemps, déclaré la disposition inconstitutionnelle.

[64] Il va sans dire que cette règle n’est pas sans autres conséquences. Ainsi, les citoyens et citoyennes d’une même province pourront jouir de protections constitutionnelles différentes : celles conférées à l’accusé par le juge de la cour provinciale (et le juge seul au Québec) et celles qui demeurent la norme pour tous les autres. Plus particulièrement au Québec, seul l’accusé aura le droit de bénéficier d’une déclaration d’inopérabilité prononcée par la Cour du Québec, mais pas les autres Québécois, alors que dans les autres provinces, selon la décision rendue (inconstitutionnalité) par la Cour supérieure exerçant les pouvoirs prévus à l’article 552, tous pourraient en profiter, selon les termes de la décision, et pas seulement l’accusé.

[68] Cette épineuse question devrait peut-être être revue, mais ce n’est pas à une cour d’appel de le faire. Seule la Cour suprême le peut, quoique le législateur fédéral le puisse également, selon la juge en chef McLachlin dans Lloyd : « Seul possède ce pouvoir un juge d’une cour supérieure ayant une compétence inhérente ou d’un tribunal qui en est légalement investi » [je souligne]. Le législateur pourrait à tout le moins investir de ce pouvoir le juge de la Cour du Québec qui siège à titre de juge de l’article 552 C.cr. pour que les citoyens et citoyennes de cette province aient les mêmes droits que ceux et celles des autres provinces.

[80] Comme dans le présent dossier, M. Faroughi a présenté une demande d’arrêt des procédures pour cause de provocation policière, demande qui a été rejetée tant en première instance qu’en appel.

[81] Voilà donc un cas qui s’apparente à la présente affaire, si ce n’est que l’appelant était beaucoup plus jeune (une circonstance atténuante favorable à une peine plus clémente, comme le souligne le juge Zarnett au paragr. 83), et a été arrêté dans des circonstances moins propices à un changement de direction dans sa démarche. Ces deux éléments de fait sont de nature à abaisser son niveau de culpabilité morale par rapport à celui de l’appelant Denis.

[82] Par ailleurs, l’appelant Faroughi, malgré son jeune âge, souffrait d’une dégradation sévère de sa santé qui le forçait à se déplacer avec une canne, ce que retient le juge d’appel :

[89] […], in this case there is a real risk that the appellant’s physical limitations will heighten the harms of incarceration that are often experienced by youthful offenders: see R. v. Hilbach, 2023 SCC 3, 477 D.L.R. (5th) 84, at para. 106.

[83] De telles considérations peuvent être prises en compte au moment d’élaborer des scénarios hypothétiques.

[162] Ainsi, puisque la gravité de l’infraction et la culpabilité de la personne délinquante sont peu élevées dans ce scénario et que le jeune âge de cette personne constitue une circonstance atténuante, la peine juste et proportionnée est le sursis au prononcé d’une peine d’au plus 12 mois de probation.

[85] En somme, Faroughi démontre que le sixième scénario, qui met en cause un jeune de 18 ans, ne peut être qualifié d’invraisemblable ou de trop éloigné de la réalité, même si les circonstances du scénario sont peut-être plus favorables à la thèse de l’appelant. Quoi qu’il en soit, Faroughi constitue un exemple d’une situation véritable d’application de la disposition. Je souligne que la peine minimale a été jugée inconstitutionnelle dans cette affaire.

[86] Lorsqu’il est question de peines minimales inconstitutionnelles, certaines infractions, bien que graves, peuvent être commises dans un vaste continuum de circonstances par une variété aussi vaste de personnes, incluant des personnes dont le niveau de culpabilité morale n’est pas très élevé et dans des circonstances moins graves. Ces infractions « relèvent d’une catégorie d’infractions pour lesquelles les peines minimales obligatoires sont particulièrement susceptibles d’être invalidées » (Hilbach, paragr. 2).

[87] Le sixième scénario fait état d’une situation qui se situe au bas de l’échelle des conduites visées par la disposition, tout en demeurant vraisemblable et suffisamment relié au présent dossier. Je ne prétends pas que ce type de scénario est susceptible de se répéter fréquemment. Je dis simplement qu’il est raisonnablement prévisible et qu’il n’est donc pas fantaisiste, invraisemblable et difficilement imaginable. Il ne s’agit pas davantage du délinquant le plus sympathique; il s’agit au contraire d’un délinquant qui, dans une situation raisonnablement prévisible, veut vivre une expérience sexuelle dans un contexte fort différent du présent appel. Quoiqu’elle soit criminelle, l’idée qu’un jeune veuille le faire n’est pas invraisemblable. Par ailleurs, les tribunaux peuvent modifier les faits de jugements antérieurs pour illustrer de tels scénarios.

Le paragr. 286.1(2) C.cr. constitue une infraction qui donne ouverture à une multitude d’applications, allant de la seule communication par une personne âgée de 18 ans en vue d’obtenir un baiser d’une personne un peu plus jeune jusqu’à l’obtention véritable de services sexuels de la part d’une personne mineure par une personne d’âge mûr.

[88] Le paragr. 286.1(2) C.cr. constitue une infraction qui donne ouverture à une multitude d’applications, allant de la seule communication par une personne âgée de 18 ans en vue d’obtenir un baiser d’une personne un peu plus jeune jusqu’à l’obtention véritable de services sexuels de la part d’une personne mineure par une personne d’âge mûr. Ceci est de nature à la rendre plus vulnérable sur le plan constitutionnel, comme le souligne la juge Bennett dans R. v. J.L.M., 2017 BCCA 258, avant de déclarer la disposition inconstitutionnelle :

[62] In my opinion, although the legislative intent to prevent harm to vulnerable children cannot be questioned, the offence “covers a wide array of situations of varying moral blameworthiness” (Lloyd SCC at para. 49), and captures not only those involved in the heinous act of juvenile prostitution, but also far less culpable conduct. There are, in my opinion, reasonable hypotheticals that demonstrate that the mandatory minimum sentence for this offence can be grossly disproportionate to the act and offender.

[89] L’examen de situations raisonnablement prévisibles doit se fonder sur l’expérience judiciaire et le bon sens. Il s’agit d’examiner « des circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » : R. c. Goltz, 1991 CanLII 51 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 485, p. 516. C’est dans cet esprit que j’estime que le scénario plaidé par l’appelant et la jurisprudence (que ce soit Faroughi ou J.L.M., qui ont déclaré l’inconstitutionnalité de la disposition) mènent à la conclusion que la peine minimale ici sera exagérément disproportionnée à la peine juste et proportionnée dans des cas raisonnablement prévisibles. Ainsi, le sixième scénario invoqué par l’appelant mènerait vraisemblablement à un emprisonnement avec sursis ou à une peine de détention bien inférieure aux 6 mois, au point où la peine minimale serait exagérément disproportionnée.