Application temporelle du nouvel art. 535 du Code criminel
Les juges Kasirer et Jamal :
Puisque le droit à une enquête préliminaire n’est pas purement procédural, le nouvel art. 535 n’est pas d’application immédiate. Si une demande d’enquête préliminaire a été faite avant le 19 septembre 2019, le droit à la tenue de celle‑ci est acquis. Toutefois, il ne s’agit pas de la seule situation dans laquelle le droit de demander une enquête préliminaire est acquis; ce droit est également acquis chaque fois qu’un tribunal accepte de réserver le droit de l’accusé de choisir son mode de procès.
Les juges Côté et Rowe :
La modification apportée à l’art. 535 est de nature procédurale, mais affecte un droit substantiel, à savoir celui de l’accusé d’être libéré de toute accusation si la preuve présentée durant l’enquête préliminaire n’est pas suffisante pour qu’un procès soit tenu à l’égard de cette accusation. En conséquence, la présomption voulant que le Parlement ait voulu respecter les droits ou avantages acquis en matière d’enquête préliminaire s’applique. Le droit à une enquête préliminaire est acquis au moment du dépôt des accusations. L’ancien art. 535 devrait donc continuer de s’appliquer aux personnes inculpées avant le 19 septembre 2019.
Interprétation du nouvel art. 535 du Code criminel
Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, O’Bonsawin et Moreau :
La nouvelle règle prévue à l’art. 535 exige que le prévenu soit effectivement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus à l’égard de l’infraction pour qu’une enquête préliminaire soit possible.
La pratique consistant à réserver l’exercice du choix relatif au mode de procès.
Les juges Côté et Rowe :
Vu de l’importance de ce choix de l’accusé, nous éviterions de conclure que la pratique consistant à réserver l’exercice de ce choix constitue un mécanisme dilatoire. Il est également permis de penser que la prise de décisions éclairées permet de réduire les délais comparativement à la prise de décisions prématurées qui seraient susceptibles d’engendrer davantage de coûts.
[54] La Cour d’appel du Québec a eu raison de noter que les accusés réservent régulièrement leur choix du mode de procès lors de la première comparution afin d’éviter de prendre une décision prématurée quant à l’exercice de leur droit à une enquête préliminaire (par. 40‑43). Cette pratique illustre de manière concrète le fait que le droit à l’enquête préliminaire se cristallise dès le dépôt des accusations criminelles. Ainsi que le suggère notre collègue le juge Kasirer, si le prévenu peut en pratique réserver l’exercice de son droit, c’est donc que sa situation juridique est (1) individualisée, concrète, singulière et (2) suffisamment constituée, c’est‑à‑dire non incertaine et non tributaire d’événements futurs. Or, comme nous l’expliquons, ces conditions sont déjà rencontrées au moment du dépôt des accusations criminelles. Tant et aussi longtemps que le prévenu n’a pas renoncé à son droit à l’enquête préliminaire en optant pour un procès devant la cour provinciale ou que la Couronne n’a pas fait échec à ce droit en choisissant un mode de poursuite incompatible ou encore en procédant par voie d’acte d’accusation direct, le droit du prévenu à l’enquête préliminaire demeure.
[55] Nous sommes d’avis qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de nous prononcer sur l’opportunité de réformer cette pratique. Le Parlement a déjà fait le choix de limiter l’enquête préliminaire aux affaires les plus graves afin de répondre à l’augmentation des délais judiciaires en matière criminelle. Il est également permis de penser que la prise de décisions éclairées permet de réduire les délais comparativement à la prise de décisions prématurées qui seraient susceptibles d’engendrer davantage de coûts. Il ne faut pas non plus perdre de vue que, dans les cas où un accusé exprime sa volonté de réexercer son choix quant au mode de procès, il doit généralement obtenir le consentement du poursuivant (al. 561(1)a) C. cr.; Jordan, par. 62). Dans ce contexte, et au vu de l’importance de ce choix de l’accusé, nous éviterions de conclure que la pratique consistant à réserver l’exercice de ce choix constitue un mécanisme dilatoire.
Le juge Martin :
Dans le contexte de l’al. 11b) de la Charte, les prévenus peuvent avoir le droit de différer le choix du mode de procès s’ils n’ont pas encore reçu de renseignements suffisants pour leur permettre de prendre une décision pleinement éclairée — un problème qui, essentiellement, peut en fait chevaucher les mêmes préoccupations liées aux retards que celles que le Parlement avait l’intention de traiter avec la modification à l’art. 535.
[141] Vu l’importance du choix, le prévenu devrait être libre de le faire sans craindre de potentiellement mettre en péril d’autres droits. Comme l’a conclu la Cour d’appel du Québec, affirmer que rendre formels un choix ou une demande uniquement après le 19 septembre 2019 réduit le droit du prévenu à une enquête préliminaire reviendrait à [traduction] « vider le choix de son contenu [et à mettre en péril] divers droits », y compris le droit de choisir un procès devant un juge et un jury ou devant un juge seul et, dans ce deuxième scénario, devant quel niveau de tribunal ce procès sera tenu (par. 37). Le prévenu devrait également, dans les délais expressément prévus par le Code criminel et par les règles ainsi que par un juge de paix, garder le contrôle du moment où il effectue son choix, ce qui peut pour sa part être subordonné à un éventail de considérations. Par exemple, dans le contexte de l’al. 11b) de la Charte, les prévenus peuvent avoir le droit de différer le choix du mode de procès s’ils n’ont pas encore reçu de renseignements suffisants pour leur permettre de prendre une décision pleinement éclairée — un problème qui, essentiellement, peut en fait chevaucher les mêmes préoccupations liées aux retards que celles que le Parlement avait l’intention de traiter avec la modification à l’art. 535 (voir, p. ex., R. c. L. (L.), 2023 ONCA 52, 166 O.R. (3d) 561, par. 15‑18). D’ailleurs, dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326, notre Cour a souligné qu’il faudrait obtempérer aux demandes de communication initiale de la preuve présentées en temps utile « de manière à ce que l’accusé dispose de suffisamment de temps pour prendre connaissance des renseignements avant de choisir son mode de procès » (p. 343 (je souligne)).
[142] Si le prévenu choisit d’abord un mode de procès qui lui permet de conserver son droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire dans un délai limité, et qu’il souhaite ultérieurement effectuer un nouveau choix afin d’être jugé par un juge de la cour provinciale, sa capacité de le faire est, dans de nombreux cas, subordonnée au consentement écrit de la Couronne (C. cr., al. 561(1)a); R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 62). Si celle‑ci refuse son consentement, comme le permet le Code criminel, le tribunal ne peut contrôler l’étendue du pouvoir discrétionnaire du poursuivant qu’en cas d’abus de procédure (voir W. (R.), par. 31, et les références qui y sont citées). Comme la Couronne n’est pas tenue de motiver son refus, il s’avère souvent [traduction] « extrêmement difficile » d’établir le bien‑fondé d’une allégation d’abus de procédure sur ce fondement (par. 32, citant S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada(3e éd. 2022), §9.02). Un prévenu qui cherche à conserver son droit à une enquête préliminaire en effectuant son choix tôt risque donc de s’être enfermé dans cette décision si la Couronne refuse de consentir à ce qu’il effectue un nouveau choix. Le caractère inéquitable de la situation, qui est au préjudice du prévenu, me donne grandement à réfléchir lorsqu’il s’agit de fonder le droit à une enquête préliminaire sur la présentation d’une demande par le prévenu avant le 19 septembre 2019. La période de préavis de 90 jours entre le moment où les modifications ont reçu la sanction royale et celui de leur entrée en vigueur n’atténue pas non plus ces préoccupations. Sans prétendre que, dans certains cas, l’ignorance de la loi devrait constituer une excuse ou une défense, j’estime que la réalité est qu’en dépit des efforts du Parlement et du gouvernement pour faire connaître les modifications, il se peut que de nombreux prévenus n’aient en fait pas été au courant du changement, en particulier s’ils n’étaient pas représentés par avocat. Le seul fait de savoir que la loi va changer n’est par ailleurs guère utile au prévenu qui diffère son choix pour des raisons valables et sans rapport. Un tel prévenu resterait dans la même situation peu souhaitable décrite précédemment d’avoir à choisir entre conserver son droit à une enquête préliminaire, et effectuer un choix libre et pleinement éclairé du mode de procès. Enfin, le préavis fourni aurait indiqué simplement que la loi changerait le 19 septembre 2019. Il n’aurait pas indiqué précisément que le prévenu devait demander la tenue d’une enquête préliminaire avant cette date pour pouvoir réclamer les protections conférées par l’ancien régime.
Les juges Kasirer et Jamal :
En l’espèce, les deux accusés ont réservé leur droit au moment de leur première comparution respective devant la Cour du Québec, et donc avant le 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur du nouvel art. 535 C. cr. Ils étaient donc régis par l’ancien art. 535 C. cr., qui leur reconnaissait le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire.
Compte tenu de ses effets sur les délais judiciaires, il pourrait y avoir lieu de repenser le bien-fondé de la pratique de réserver le droit de choisir le mode du procès dans l’avenir.
[96] En l’espèce, les deux accusés ont réservé leur droit au moment de leur première comparution respective devant la Cour du Québec, et donc avant le 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur du nouvel art. 535 C. cr. Ils étaient donc régis par l’ancien art. 535 C. cr., qui leur reconnaissait le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire. Dans les circonstances, je suis d’avis qu’ils pouvaient demander la tenue d’une enquête préliminaire.
[97] Avant de conclure, je tiens à ajouter ce qui suit. On comprend que cette pratique, qui a été suivie en l’espèce par les deux intimés, n’est peut-être pas idéale compte tenu des délais imposés par l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Comme l’a souligné le ministère public devant notre Cour, « c’est une pratique qui est certainement problématique parce qu’elle génère des délais importants. Si vous regardez le nombre de fois, par exemple, où ces dossiers ici ont été remis pro forma sans qu’aucune décision ne soit prise, sans que le juge n’appelle l’accusé à faire son choix, on voit ici, là, qu’il y a une remise, une remise et il y a une absence de décision qui est prise à chaque fois » (transcription, p. 18). Compte tenu de ses effets sur les délais judiciaires, il pourrait y avoir lieu de repenser le bien-fondé de la pratique de réserver le droit de choisir le mode du procès dans l’avenir.
La « réserve » ou le report d’un choix n’équivaut pas à une demande effective d’enquête préliminaire pour l’application de l’art. 535 C. cr
[273] Comme je l’ai déjà souligné, la « réserve » équivaut au fait de remettre le choix du prévenu à plus tard. Elle ne signifie pas que le prévenu a choisi un mode de procès ou a fait connaître son intention de demander la tenue d’une enquête préliminaire. Il n’y a aucun fondement factuel permettant à notre Cour de conclure que le fait pour les intimés de réserver ou de différer leur choix indiquait qu’ils voulaient effectivement avoir une enquête préliminaire. Dans le cas de M. Grenier, par exemple, la Cour du Québec a simplement noté sur l’acte d’accusation qu’à sa première comparution, il avait « reporté son choix à plus tard » (d.a., vol. I, p. 7‑8). La « réserve » ou le report d’un choix n’équivaut pas à une demande effective d’enquête préliminaire pour l’application de l’art. 535 C. cr.
[274] Assimiler une réserve à une demande signifierait en fait que la simple « possibilité » de présenter une demande suffit, malgré l’intention claire du Parlement de faire de la demande une condition préalable essentielle à l’existence de ce droit légal. Le simple fait de ne pas écarter la possibilité qu’une demande soit présentée dans le futur est insuffisant à cette fin.