Rien dans les présents motifs ne suggère ou ne devrait être considéré comme suggérant que les policiers peuvent simplement surveiller des communications dans l’espoir de tomber sur une conversation qui révèle une activité criminelle. La proposition que j’avance est modeste : je le répète, M. Mills ne peut pas établir une attente objectivement raisonnable au respect de sa vie privée dans les circonstances de l’espèce, où il s’est entretenu en ligne avec une enfant qui était une inconnue pour lui et où, élément le plus important, les policiers savaient qu’un tel entretien aurait lieu au moment où ils ont créé l’enfant en question
[23] La Cour a reconnu que les enfants sont particulièrement vulnérables aux crimes sexuels (R. c. George, 2017 CSC 38 (CanLII), [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 2), qu’Internet fournit plus d’occasions d’exploiter sexuellement des enfants (R. c. Morrison, 2019 CSC 15 (CanLII), par. 2) et que le fait d’offrir à ceux‑ci une protection accrue afin qu’ils ne soient pas victimes d’infractions sexuelles est vital dans une société libre et démocratique (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 906, par. 66, citant le juge Laskin dans R. c. Budreo (2000), 460 O.R. (3d) 481 (C.A.)). Cela m’amène à conclure qu’eu égard au critère normatif de l’attente en matière de vie privée énoncé par notre Cour (Tessling, par. 42), les adultes ne peuvent pas raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée dans leurs communications en ligne avec des enfants qu’ils ne connaissent pas. Le fait que celles‑ci aient lieu en ligne ajoute non pas une couche de protection de la vie privée, mais plutôt un élément d’imprévisibilité.
Dans la présente affaire, la police utilisait une technique d’enquête lui permettant de savoir dès le départ que l’adulte s’entretenait avec une enfant qu’il ne connaissait pas.
[24] La difficulté, bien entendu, tient à ce que, dans la plupart des cas, il est peu probable que la police connaisse, avant qu’il puisse y avoir atteinte à la vie privée, la nature de la relation entre les interlocuteurs — et sache, par exemple, si l’enfant est véritablement un inconnu pour l’adulte. Il nous faut également garder à l’esprit que la plupart des relations entre adultes et enfants sont dignes de jouir de la protection conférée par l’art. 8, notamment celles avec des membres de la famille, des amis, des professionnels ou des conseillers religieux. Fait important, et le plus important pour trancher le présent pourvoi, cette difficulté ne se pose pas en l’espèce. Dans la présente affaire, la police utilisait une technique d’enquête lui permettant de savoir dès le départ que l’adulte s’entretenait avec une enfant qu’il ne connaissait pas. Différentes considérations normatives entrent en jeu en l’espèce, tant en ce qui concerne la nature de la relation et la façon dont cela éclaire l’analyse fondée sur l’art. 8, qu’en ce qui concerne la mesure dans laquelle la technique d’enquête réduit la sphère d’intimité dont jouissent les Canadiens.
[25] Si la Cour n’a pas traditionnellement abordé l’art. 8 sous l’angle de la relation particulière entre les parties soumises à la surveillance de l’État, c’est parce qu’elle considère que la protection offerte par cette disposition est neutre sur le plan du contenu. En l’espèce, la technique utilisée a permis aux policiers de connaître cette relation avant qu’il puisse y avoir atteinte à la vie privée. À titre d’exemple, dans Dyment, les juges majoritaires de la Cour ont jugé que le fait qu’une personne puisse consentir à donner un échantillon de sang demandé par son médecin ne signifie pas nécessairement qu’il y a eu renonciation à tous les droits à la protection de la vie privée à l’égard de l’échantillon en question une fois que le sang a quitté le corps de cette personne. La Cour a considéré que le droit garanti par l’art. 8 portait non pas uniquement sur le sang, mais plutôt principalement sur la relation entre le patient et le médecin. Elle a écrit ce qui suit au par. 28 : « la protection accordée par la Charte va jusqu’à interdire à un agent de police [. . .] de se faire remettre [. . .] le sang d’une personne par celui qui l[e] détient avec l’obligation de respecter la dignité et la vie privée de cette personne » (je souligne). En conséquence, bien qu’il ait renoncé au contrôle matériel de l’échantillon, le patient a pu — en raison du droit à la protection de la vie privée imprégnant la relation — conserver le contrôle juridique de celui‑ci.
[26] En bref, dans l’arrêt Dyment, l’analyse relative à l’échantillon a tenu lieu d’analyse relative à l’objectif visé par l’art. 8, lequel consiste à protéger une relation donnée — que la société juge digne de jouir de la protection de l’art. 8 — contre l’intrusion de l’État. En appliquant cet arrêt en l’espèce, et bien que j’aie affirmé que de nombreuses relations adulte‑enfant sont également dignes de bénéficier de la protection conférée par l’art. 8, je conclus que, si l’attente en matière de vie privée doit refléter un critère normatif (et non purement descriptif), M. Mills et « Leann » n’avaient pas une relation de ce type. Cette conclusion peut s’appliquer ou non à d’autres types de relations, selon la nature de la relation en question et les circonstances entourant celle‑ci au moment de la prétendue fouille.
[27] Pour ce qui est de la deuxième considération — la nature de la technique d’enquête utilisée —, ce qui rend objectivement déraisonnable l’attente de M. Mills au respect de sa vie privée est le fait qu’en créant l’enfant fictive, les policiers savaient dès le départ que la relation entre M. Mills et son interlocutrice était elle aussi fictive, et que « Leann » était véritablement une inconnue pour lui. Ils pouvaient donc conclure en toute confiance et à juste titre qu’aucune préoccupation fondée sur l’art. 8 ne découlerait de leur examen de ces communications, parce que les renseignements nécessaires quant à la nature de la relation entre l’accusé et l’« enfant » était connus depuis le départ.
[28] Notre jurisprudence relative à l’art. 8 suppose l’obtention par la police d’une autorisation préalable avant qu’il puisse y avoir atteinte à la vie privée. Il n’y a toutefois aucune possibilité de cette nature en l’espèce. Les policiers ont créé l’enfant fictive et ont attendu que des inconnus d’âge adulte leur envoient des messages. C’est ce qui distingue la présente espèce des affaires R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, et Marakah, où l’État s’immisçait dans une relation qui (lui) était inconnue. La police avait tout au plus une simple théorie quant à la relation entre les interlocuteurs : dans Wong, par exemple, ceux‑ci étaient considérés comme des joueurs illégaux. La nature véritable de la relation ne pouvait être connue de façon certaine que par un examen de la conversation. Par contraste, en l’espèce, les policiers connaissaient dès le départ la nature de la relation entre les interlocuteurs. C’est ce qui distingue également le présent cas de l’affaire R. c. Duarte, 1990 CanLII 150 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 30, où la technique employée était celle de l’usurpation d’identité par un indicateur de police.
[29] La technique d’enquête utilisée en l’espèce a permis aux policiers de connaître dès le départ la nature de la relation entre M. Mills et « Leann ». Comme le souligne ma collègue la juge Karakatsanis, cette technique consistait pour les policiers à simplement répondre aux messages qui leur étaient directement envoyés sous le pseudonyme de « Leann ». Il n’y avait aucun risque d’atteinte à la vie privée en l’espèce — ce qui arrive, par exemple, lorsque les policiers passent en revue diverses communications avant d’être en mesure d’établir la relation.
[30] Ma collègue la juge Martin affirme que les présents motifs « impose[nt] aux tribunaux la tâche d’évaluer les relations personnelles des Canadiens afin de décider lesquelles sont dignes de jouir de la protection conférée par l’art. 8 de la Charte, et lesquelles ne le sont pas » (par. 110), et « sanctionn[ent] dans les faits l’intrusion injustifiée de l’État dans de grands pans de la vie privée de toute personne en vue d’obtenir quelques communications illégales » (par. 131). Soit dit en tout respect, l’opération d’infiltration fondée sur un pseudonyme utilisée en l’espèce ne constitue pas une première étape vers la mise en place d’une société dystopique caractérisée par une surveillance de masse non réglementée. Rien dans les présents motifs ne suggère ou ne devrait être considéré comme suggérant que les policiers peuvent simplement surveiller des communications dans l’espoir de tomber sur une conversation qui révèle une activité criminelle. La proposition que j’avance est modeste : je le répète, M. Mills ne peut pas établir une attente objectivement raisonnable au respect de sa vie privée dans les circonstances de l’espèce, où il s’est entretenu en ligne avec une enfant qui était une inconnue pour lui et où, élément le plus important, les policiers savaient qu’un tel entretien aurait lieu au moment où ils ont créé l’enfant en question.
[31] Soit dit en tout respect pour les tenants de l’avis contraire, je ne puis tout simplement pas accepter qu’eu égard aux faits de l’espèce, la « sanction [judiciaire] de la forme particulière de surveillance non autorisée en cause empiéterait sur l’intimité dont disposent encore les particuliers dans une mesure incompatible avec les objectifs d’une société libre et ouverte » : Wong, p. 46. Je souscris à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle M. Mills ne pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans les circonstances de l’espèce.