L’article 715.1 C.cr. vise la conservation du meilleur souvenir d’un enfant des événements faisant l’objet d’une accusation criminelle.
[60] Le juge Cory souligne que l’article 715.1 C.cr. vise la conservation du meilleur souvenir d’un enfant des événements faisant l’objet d’une accusation criminelle :
19 Il est évident aux yeux de tout parent observateur et de toute personne qui travaille auprès des jeunes que les enfants, encore plus que les adultes, ont un meilleur souvenir d’un événement peu de temps après qu’il se soit produit que ce n’est le cas lorsqu’il s’est écoulé des semaines, des mois voire des années. D’ailleurs, plus l’enfant est jeune, plus cette différence sera marquée. De fait, cette observation ne fait qu’exprimer ce que la plupart des Canadiens sont à même de constater. Il est notoire que les gens, et plus particulièrement les enfants, ont un meilleur souvenir d’un événement peu de temps après celui-ci qu’à mesure que le temps passe. (Voir, par exemple, Rhona Flin et J. R. Spencer, «Do Children Forget Faster?», [1991] Crim. L.R. 189, à la p. 190.) Il s’ensuit qu’un enregistrement magnétoscopique décrivant l’acte, réalisé dans un délai raisonnable après l’infraction reprochée et décrivant les faits à l’origine de l’accusation, reflétera presque inévitablement un souvenir plus précis des événements que ne le fera le témoignage ultérieur au procès. Par conséquent, cet article accroît la capacité du tribunal de découvrir la vérité en préservant un souvenir très frais de l’événement en question.
20 Il y a un autre aspect de cet article qui ne saurait être passé sous silence. Toute forme de voies de fait commise contre un enfant est susceptible de le traumatiser. Les voies de fait d’ordre sexuel risquent encore plus d’avoir des effets nocifs. Le traumatisme sera encore plus grand lorsque l’auteur de l’infraction est le père, la mère, un tuteur ou une autre personne en situation d’autorité. Le souvenir des événements sera extrêmement pénible pour tout enfant et, plus la jeune personne est sensible, plus grandes seront les difficultés qu’elle éprouvera. Il s’ensuit qu’il faut encourager toute mesure qui peut être prise pour atténuer l’effet traumatisant pour l’enfant. Par conséquent, le fait de recueillir une description des événements dans un environnement plus informel et moins sévère qu’une salle d’audience permettra de réduire le risque de préjudice supplémentaire pour l’enfant témoin.
21 On peut donc constater que le but premier de l’article est de permettre de recueillir un compte rendu qui est probablement le meilleur souvenir de l’événement et qui sera d’une aide inestimable dans la recherche de la vérité. De fait, il est possible que ce compte rendu vidéo soit le seul moyen de présenter le témoignage de l’enfant. Par exemple, un enfant qui aurait été agressé à l’âge de trois ou quatre ans peut très bien n’avoir conservé que très peu de souvenirs concrets des événements un an ou deux plus tard, lorsqu’il tente de témoigner au procès. Dans les motifs minoritaires qu’elle a exposés dans L. (D.O.), précité, le juge L’Heureux Dubé, a souligné l’importance fondamentale que l’enregistrement magnétoscopique soit déposé devant la cour. À la page 450, elle a déclaré ceci:
L’article 715.1 fait en sorte que le récit de l’enfant soit porté à la connaissance de la cour, indépendamment de la capacité de la jeune victime à accomplir cette pénible tâche.
[Les soulignements sont ajoutés]
[61] Par ailleurs, le juge Cory décrit dans le même arrêt l’approche qui accompagne l’évaluation du témoignage d’un enfant, y compris l’évaluation de sa crédibilité ou sa fiabilité, lorsque le juge du procès évalue les contradictions ou les incohérences entre le témoignage et l’enregistrement vidéo, car il doit être prudent à l’égard de celles-ci :
47 Si, dans le cours du contre‑interrogatoire, l’avocat de la défense arrache des déclarations qui contredisent une partie ou une autre de l’enregistrement magnétoscopique, cela ne rend pas ces parties inadmissibles en preuve. Il est évident que, au moment de la décision finale sur les questions en litige, il se peut fort bien qu’on accorde moins de poids à un enregistrement qui a été contredit. Cependant, le fait que l’enregistrement a été contredit au cours du contre‑interrogatoire ne signifie pas nécessairement que le contenu de l’enregistrement est faux ou qu’il n’est pas fiable. Le juge du procès peut néanmoins conclure, comme en l’espèce, que les incohérences sont sans importance et que l’enregistrement est plus fiable que le témoignage obtenu au procès. Dans l’arrêt R. c. B. (G.), 1990 CanLII 7308 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 30, à la p. 55, le juge Wilson a déclaré ceci:
. . . une faille, comme une contradiction, dans le témoignage d’un enfant ne devrait pas avoir le même effet qu’une faille semblable dans le témoignage d’un adulte. [. . .] Il se peut que les enfants ne soient pas en mesure de relater des détails précis et de décrire le moment ou l’endroit avec exactitude, mais cela ne signifie pas qu’ils se méprennent sur ce qui leur est arrivé et qui l’a fait.
48 Elle a conclu que, même si la crédibilité de tout témoin doit être appréciée, la norme applicable aux adultes à cet égard ne convient pas toujours pour apprécier la crédibilité d’un jeune enfant. Cette façon d’aborder la question du témoignage des enfants a été répétée dans R. c. W. (R.), 1992 CanLII 56 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 122, aux pp. 132 à 134. Dans cet arrêt, le juge McLachlin a reconnu que les enfants ont une perspective des choses qui peut influer sur leur souvenir des événements et que la présence d’incohérences, spécialement sur des questions secondaires, devrait être évaluée en contexte. Un contre‑interrogatoire habile permet presque à coup sûr d’embrouiller un enfant, même s’il dit la vérité. Cette confusion peut engendrer des incohérences dans son témoignage. Même si le juge des faits doit être prudent à l’égard de tout élément de preuve qui a été contredit, il s’agit là d’une question qui concerne le poids qui doit être accordé à l’enregistrement magnétoscopique et non son admissibilité.
[Le soulignement est ajouté]
If it can be shown that the witness is saying one thing now and something different on a previous occasion, then, in the absence of a credible explanation for the discrepancy, that witness must be lying or at least mistaken, either now, or on the prior occasion. In any event, it is not difficult for the trier of fact in such a situation to draw the inference that the witness is not reliable and is therefore less credible.
[65] Dans le processus de recherche de la vérité, l’importance de faire ressortir les déclarations incompatibles d’un témoin relève d’un truisme qui n’exige pas un long développement[5], mais qui mérite d’être néanmoins réitéré dans le contexte de ce pourvoi. En effet, le droit constitutionnel de l’accusé de présenter une preuve est en cause.
[66] Dans son ouvrage The Law of Witnesses and Evidence, le professeur Sankoff met en exergue le caractère crucial de la mise en lumière des contradictions d’un témoin et l’équité qui doit entourer cet exercice :
The second occasion when independent evidence may be introduced for the purpose of attacking an opposing witness’s credibility is when it involves the use of a prior inconsistent statement. As discussed earlier, a prior consistent statement only shows consistency and, generally speaking, is irrelevant since a witness can consistently lie as well as consistently tell the truth. However, a prior inconsistent statement has a totally different relevance. If it can be shown that the witness is saying one thing now and something different on a previous occasion, then, in the absence of a credible explanation for the discrepancy, that witness must be lying or at least mistaken, either now, or on the prior occasion. In any event, it is not difficult for the trier of fact in such a situation to draw the inference that the witness is not reliable and is therefore less credible.
Prior inconsistent statements can be incredibly useful tools of impeachment, and are part of every litigator’s toolkit. As the Ontario Court of Appeal noted in R. v. Calder, the use of this evidence is valuable to the trial process, because “[s]elf-contradiction through proof of a prior inconsistent statement can have a powerful impact on credibility both as it relates to the specific inconsistency and the overall veracity and reliability of a witness”.
Still, one cannot automatically assume that a witness who does not state on the witness stand precisely what he or she has stated on a previous occasion is not worthy of being believed. The previous statement may not, in fact be inconsistent; it may merely be expressed differently or with a particular emphasis. Or the witness may be perfectly honest but might have forgotten something, and need his or her memory jogged in order to recall the true facts. The law in this area is designed to permit the introduction of contradictory evidence where necessary while simultaneously ensuring that witnesses are treated fairly and permitted the opportunity to refute the allegation that their in-court testimony is not credible, for one reason or another.[6]
[Renvois omis]
L’article 11 encadre la procédure pour faire la preuve de toutes les déclarations antérieures incompatibles qu’elles soient écrites, prises par écrit, orales ou enregistrées sur bande audio ou vidéo.
[70] En 1996, dans l’arrêt R. v. P.(G.), le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario adopte cette analyse :
There is some dispute as to whether s. 11 applies to both oral and written statements. The confusion appears to have originated in the change in the order of the sections and the change in the marginal notes from the predessor legislation. Bryant, infra, pp. 67-68 and Schiff, Evidence in the Litigation Process, Master ed. (1993), at pp. 811-13, argue persuasively that s. 11 applies to both oral and written statements, despite the misleading marginal note, « Cross-examination as to previous oral statements ». In fact, unlike s. 10, s. 11 is concerned with proving the inconsistent statement. Cross-examination on oral statements is still governed by the common law. In my view, s. 11 of the Canada Evidence Act applies to proof of both oral and written statements. When the marginal notes are ignored (s. 14 of the Interpretation Act, R.S.C. 1985, c. I-21) then it seems clear that the section must apply to both types of statements. Section 10 does not fully govern the proof of written statements, since for example it omits the requirement that the statement be inconsistent before extrinsic proof may be led and does not deal with the problem of the witness who does not « distinctly admit » having made the statement. Also see R. v. Derby Magistrates’ Court, exparte B., [1995] 3 W.L.R. 681 (H.L.)[8].
[Le soulignement et les caractères gras sont ajoutés]
[71] La doctrine souscrit à cette interprétation.
[72] Les auteurs de l’ouvrage McWilliams’ Canadian Criminal Evidence écrivent ce qui suit :
As for the relationship between ss. 10 and 11, it has often been suggested that s. 10 applies to the procedure for cross-examination on and proof of prior inconsistent statements in writing, while s. 11 governs the same matters with respect to prior inconsistent oral statements. The justification for this view is rarely stated, but appears to flow from the margin notes for the provisions, and in particular that for s. 11, which reads, “Cross-examination as to previous oral statements”. But the contention that ss. 10 and 11 each deal, respectively and exclusively, with cross-examination on and proof of written and oral statements is not convincing. Importantly, it has been rejected by Rosenberg J.A. in R. v. P. (G.), which is probably the leading case in the area.
The relationship between ss. 10 and 11 endorsed in P. (G.), and adopted by several leading commentators, can be summarized as follows:
-
- Section 10 sets out the procedure for cross-examining an opponent’s witness on a prior inconsistent statement that is written or otherwise recorded. The section was passed to reverse the requirement, established in Queen Caroline’s Case with respect to written statements only, that the witness be shown the statement prior to cross-examination.
- The common law continues to govern the procedure for cross-examining a witness on a prior inconsistent statement that has not been written or reduced to writing or other recorded form. The common law in this regard mirrors the procedure set out in s. 10, which is not surprising given that s. 10 was passed in order to bring the procedure for cross-examining on written statements back into line with the common law regarding oral statements.
- Proof of a prior inconsistent statement by independent evidence, regardless of its form, is governed by s. 11. Interpreting s. 11 to encompass written statements is supported by the fact that s. 10 was passed for the limited purpose of overcoming the rule in Queen Caroline’s Case regarding the procedure for cross-examining on a written statement. Section 10 does not provide for proof of a written statement by extrinsic evidence if denied by the witness. Only s. 11, which is not by its terms confined to oral statements, addresses proof of a prior inconsistent statement, and so it must apply to all such statements, no matter the form.
This framework for interpreting ss. 10 and 11, including the interaction between the provisions and the common law, is persuasive and will be adopted here. From this starting point, the examination of the use of prior inconsistent statements to attack credibility can be broken down into two sub-categories: first, cross-examination using prior statements; and second, the manner by which such statements may be proved[9].
[Le soulignement et les caractères gras sont ajoutés]
[73] Les auteurs du Traité général de preuve et de procédures pénales abondent dans le même sens :
39.51 Les articles 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada permettent, lors du contre-interrogatoire de tout témoin, de recourir aux déclarations écrites ou assimilées ainsi qu’orales qu’il a faites à d’autres moments. Le paragraphe 10(1) vise explicitement tous ces types de déclarations sauf celles qui sont orales, tandis que la note marginale de l’article 11 fait référence à ces dernières. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario, qui a fait l’historique de ces dispositions dans l’arrêt P. (G.), cela est quelque peu trompeur. En effet, ce n’est pas l’article 11 qui permet le contre-interrogatoire relatif à une déclaration orale, mais plutôt la common law. Par ailleurs, on peut constater que l’article 10 ne prévoit pas qu’une déclaration écrite ou assimilée doit être incompatible avec le témoignage avant de pouvoir être déposée et il ne comporte aucune règle applicable lorsque le témoin ne reconnaît pas avoir fait cette déclaration dont on prétend qu’il est l’auteur. C’est l’article 11 qui régit ces situations, que la déclaration soit orale, écrite ou assimilée à un écrit. En fait, il n’existe qu’un seul régime applicable à tous les types de déclarations. […][10]
[Le soulignement est ajouté et les renvois sont omis]
[74] Comme on le constate, les distinctions proposées par la poursuite entre les articles 10 et 11 ne résistent pas à l’analyse.
Le contre-interrogatoire doit être équitable envers le témoin qui aurait prononcé des déclarations antérieures incompatibles avec le témoignage rendu lors du procès : le témoin doit pouvoir s’expliquer.
L’exigence d’équité envers le témoin, commune aux articles 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada, vise à lui fournir l’occasion de bien comprendre l’incompatibilité alléguée et au besoin à lui rafraîchir la mémoire, tout en lui permettant de s’expliquer avant qu’une preuve de celle-ci ne soit présentée au juge des faits.
[75] Le contre-interrogatoire doit être équitable envers le témoin qui aurait prononcé des déclarations antérieures incompatibles avec le témoignage rendu lors du procès : le témoin doit pouvoir s’expliquer[11].
[76] Voici la procédure suggérée par le professeur Bryant dans l’article auquel j’ai référé :
[TRADUCTION] Elle oblige le procureur à demander au témoin s’il a fait telle ou telle déclaration. Afin de permettre au témoin de répondre adéquatement à cette question, le procureur doit d’abord identifier les circonstances et l’occasion où ces déclarations ont été faites afin de donner au témoin la possibilité de s’en souvenir. À tout le moins, le procureur doit informer le témoin du « temps, de l’endroit et des personnes impliquées dans la contradiction supposée » ainsi que des détails de cette déclaration. Si ces informations ne suffisent pas à rafraîchir la mémoire, le procureur peut lire au témoin les parties pertinentes de ces prétendues déclarations. Dans le cas où le témoin « admet clairement » qu’il a fait cette déclaration ou cette partie de cette déclaration, il n’est pas nécessaire de faire la preuve de la contradiction[12].
[77] Dans l’arrêt P.G., le juge Rosenberg formule des observations similaires :
There is little modern authority concerning the nature of the preliminary questions that must be put to the witness to comply with the notice requirement before the party will be entitled to prove the prior inconsistent statement. The combined effect of ss. 10 and 11 of the Canada Evidence Act governs the proof of written statements. Those provisions require that the witness’s attention « be called to those parts of the statement » that are to be used to contradict the witness (s. 10) and the « circumstances of the supposed statement, sufficient to designate the particular occasion » must be mentioned to the witness (s. 11).
In my view, similar requirements apply where it is sought to prove a prior inconsistent oral statement. Section 11 does not explicitly require the examiner to draw the witness’s attention to those parts of the statement to be used to contradict the witness. That requirement was, however, imposed at common law and, in my view, is clearly implied by the language of s. 11, which requires the examiner to ask whether the witness « did make the statement ». The rationale for requiring the warning to the witness, especially the interest in fairness, should not depend on whether the statement was in writing or was an oral statement. To the contrary, the possibility that the impeaching witness may have misunderstood, or only heard part of the conversation, or simply forgot crucial aspects is even greater for oral statements. The witness should be given as much detail as possible of the alleged inconsistent statement. In that way the credibility of the witness and the impeaching witness can be fairly tested.
In summary, where counsel intends to prove a prior inconsistent oral statement counsel must during cross-examination, to the extent possible, advise the witness of the time and the place where the statement was made. Counsel must advise the witness of the person involved in the prior statement and advise the witness of the substance of the statement. Finally, the witness must be asked if he or she made that statement[13].
[Les soulignements sont ajoutés]
[78] Comme l’explique le juge Rosenberg dans cet arrêt, l’exigence d’équité envers le témoin, commune aux articles 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada, vise à lui fournir l’occasion de bien comprendre l’incompatibilité alléguée et au besoin à lui rafraîchir la mémoire, tout en lui permettant de s’expliquer avant qu’une preuve de celle-ci ne soit présentée au juge des faits[14]. La notion de contradiction ou d’incompatibilité comprend l’absence de souvenir de la déclaration[15].
Le contre-interrogatoire mené doit permettre au témoin de s’expliquer au sujet de la déclaration antérieure incompatible alléguée avant qu’une preuve contradictoire ne puisse être produite. L’exhaustivité requise de celui-ci se mesure à son caractère équitable et non à une méthode contraignante prédéfinie ou un passage obligé prédéterminé.
Une fois l’exigence générale d’équité procédurale envers le témoin satisfaite, auquel on a rappelé les circonstances de temps et de lieu de sa déclaration de même que son contenu et à l’égard desquels il n’existe, comme en l’espèce, aucune confusion possible, la preuve des déclarations incompatibles peut être présentée selon les exigences établies par la Cour dans l’arrêt Mandeville
[79] À la lumière de l’arrêt P.(G.), le procureur de l’appelant devait attirer « l’attention [du témoin] sur les parties pertinentes de la déclaration »[16], ce qu’il a fait en grande partie malgré les défis liés à cet exercice avec le jeune plaignant, problème magnifié par l’absence d’une transcription, mais il n’avait pas nécessairement à confronter le plaignant dans le menu détail au texte verbatim de l’enregistrement vidéo de sa déclaration antérieure ou à une transcription de celle-ci avant de pouvoir faire la preuve de la déclaration antérieure incompatible.
[80] Le contre-interrogatoire mené doit permettre au témoin de s’expliquer au sujet de la déclaration antérieure incompatible alléguée avant qu’une preuve contradictoire ne puisse être produite. L’exhaustivité requise de celui-ci se mesure à son caractère équitable et non à une méthode contraignante prédéfinie ou un passage obligé prédéterminé.
[81] L’approche adoptée par la juge emporte deux conséquences : la preuve de la déclaration antérieure doit absolument être produite durant le contre-interrogatoire du témoin et le témoin doit systématiquement être confronté à toutes et chacune des déclarations antérieures incompatibles d’une manière rigoureuse et précise avant que la preuve de celles-ci puisse être présentée. Dans son échange avec le procureur de l’appelant, la juge exprime l’avis que la confrontation exige que le témoin soit confronté à chacune des contradictions « au fur et à mesure ».
[83] Certes, il sera souvent souhaitable, utile et prudent[17] de bien camper, d’une manière précise, la nature et la portée des déclarations incompatibles; préalable à la preuve de celles-ci et aux observations qui seront présentées au juge des faits sur les conséquences de ces incompatibilités dans l’évaluation de la crédibilité et la fiabilité du témoin[18]. Cela dit, une fois l’exigence générale d’équité procédurale envers le témoin satisfaite, auquel on a rappelé les circonstances de temps et de lieu de sa déclaration de même que son contenu et à l’égard desquels il n’existe, comme en l’espèce, aucune confusion possible, la preuve des déclarations incompatibles peut être présentée selon les exigences établies par la Cour dans l’arrêt Mandeville.
[84] Dans cette affaire, la question posée à la Cour était de savoir si un accusé pouvait faire la preuve d’une déclaration antérieure incompatible dans le cadre de sa défense ou s’il devait plutôt suspendre le contre-interrogatoire du témoin pour en faire la preuve à cette étape.
L’article 11 ne saurait imposer à une partie l’obligation d’établir la preuve de la déclaration antérieure uniquement lors du contre-interrogatoire : cette preuve peut être introduite à cette étape mais aussi à une autre étape du déroulement du procès, en accord avec les règles générales de preuve et de procédure qui régissent la tenue du procès
[85] La Cour conclut que « l’article 11 ne saurait imposer à une partie l’obligation d’établir la preuve de la déclaration antérieure uniquement lors du contre-interrogatoire : cette preuve peut être introduite à cette étape mais aussi à une autre étape du déroulement du procès, en accord avec les règles générales de preuve et de procédure qui régissent la tenue du procès »[19].
[86] Quant aux exigences entourant la mise en preuve des déclarations incompatibles, la Cour s’exprime ainsi :
Cette disposition [l’article 11] précise que dans le cas où (1) un témoin contre-interrogé au sujet d’une déclaration antérieure faite par lui relativement au sujet de la cause, (2) que cette déclaration est incompatible avec sa présente disposition, (3) que le témoin n’admet pas clairement qu’il a fait cette déclaration, (4) que les circonstances dans lesquelles a été faite la prétendue déclaration sont exposées au témoin de manière à spécifier cette déclaration, (5) qu’il a été demandé au témoin s’il a fait ou non cette déclaration, que si ces cinq conditions sont remplies, qu’alors « il est permis de prouver » que le témoin a réellement fait cette déclaration[20].
[87] Je suis enclin à penser que le plaignant avait déjà été confronté de manière satisfaisante et d’une manière équitable à l’existence de certaines déclarations incompatibles qu’il a niées ou dont il ne se souvenait pas. Comme le révèle son jugement, c’est ce que la juge a d’ailleurs elle-même compris.
[88] Dès lors, les exigences de l’arrêt Mandeville étaient satisfaites et l’appelant aurait pu prouver les extraits pertinents de l’enregistrement vidéo en les déposant après la réouverture du contre-interrogatoire du plaignant ou dans le cadre de sa défense, comme le prévoit l’arrêt Mandeville et comme il le suggérait.
[89] La demande du procureur de l’appelant visait à compléter l’exercice qu’il avait débuté en contre-interrogatoire, c’est-à-dire de s’astreindre à une confrontation plus précise et systématique de chacune des contradictions, ce qui ne peut être qu’équitable pour toutes les parties. D’ailleurs, il est utile de souligner que le dossier ne démontre pas que le contre-interrogatoire a été inéquitable envers le plaignant, en ce que le procureur de la défense ne l’aurait pas alerté sur la nature des déclarations incompatibles alléguées.
[90] On ne peut faire de reproches à la juge du procès et à la poursuite de s’être montrées sensibles aux impacts d’un rappel sur le plaignant pour compléter le contre-interrogatoire ou le faire entendre en défense. En effet, il faut convenir que « l’environnement des salles d’audience peut traumatiser un bon nombre de parties et de témoins »[21]. Cela est particulièrement vrai d’un jeune plaignant autiste dans un procès visant des crimes de nature sexuelle. Nul ne saurait en douter.
[91] Toutefois, la juge paraît avoir tranché la demande en fonction du caractère irrémédiable et irréversible de la fin du témoignage du plaignant, ce qui constituait à son avis un obstacle dirimant à son rappel ou à la présentation d’une preuve des déclarations antérieures incompatibles, et ce, même dans le cadre de la défense de l’appelant. Ce n’était pas le cas.
[92] Dans la mesure où l’attention du plaignant avait été attirée sur les déclarations incompatibles, la fin de son témoignage et sa libération ne justifiaient pas en soi le refus catégorique de la juge.
[93] Plusieurs options offertes par l’appelant étaient tout à fait raisonnables : la réouverture du contre-interrogatoire du plaignant, le visionnement de la vidéo durant la preuve de la poursuite (conformément à l’une des possibilités évoquées dans l’arrêt Mandeville), la production de la vidéo durant la preuve de la défense et aussi le rappel du plaignant durant la preuve en défense.
[94] La juge a rejeté toutes ces options. Or, même si je tenais pour acquis que la juge a eu raison d’en rejeter certaines, ce que je ne fais pas, il y en a une qu’elle ne pouvait rejeter, car elle n’avait aucun contrôle sur celle-ci. L’appelant pouvait faire entendre à nouveau le plaignant durant sa défense et ainsi compléter, comme il le souhaitait, l’exercice de confrontation avant de faire la preuve des déclarations antérieures en produisant les extraits pertinents de l’enregistrement vidéo dans le cadre de sa preuve.
Tout accusé a le droit de présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir un moyen de défense ou de contester la preuve de la poursuite.
[95] Le droit constitutionnel d’un accusé de présenter une preuve est soigneusement protégé[22]. Celui-ci s’exerce par le contre-interrogatoire et la production d’une preuve. La Cour suprême en a traité récemment dans l’arrêt R.V. :
[38] Les personnes accusées d’infractions criminelles sont présumées innocentes jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie. Par conséquent, tout accusé a le droit de présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir un moyen de défense ou de contester la preuve de la poursuite : R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663. La « défense pleine et entière » est un principe de justice fondamentale, protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a expliqué ce qui suit, à la p. 608 :
Le droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite.
. . .
Bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d’invoquer un moyen de défense autorisé par la loi. . .[23]
[Le soulignement est ajouté]
[96] Bien qu’imparfait, le contre-interrogatoire du plaignant satisfaisait d’une manière adéquate aux exigences d’équité envers celui-ci, ce qui justifiait de recourir à la production des extraits pertinents des enregistrements vidéo selon la procédure décrite dans l’arrêt Mandeville[24].
[97] De toute façon, la juge disposait d’une voie supplémentaire reconnue par l’arrêt P.(G.), celle conférée par son pouvoir discrétionnaire de permettre la preuve des extraits vidéo pertinents malgré les écarts possibles (elle était d’avis que le contre-interrogatoire était insuffisant en raison de l’absence d’une confrontation directe avec les passages précis de l’enregistrement vidéo) avec la procédure prévue aux articles 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada.
In a proper case the court must have a discretion to admit proof of the prior inconsistent statement even if s. 11 has not been complied with. This discretion has been recognized by several courts where the defence has failed to comply with s. 11. Recently, in R. v. Nissan (1996), 1996 CanLII 1228 (ON CA), 89 O.A.C. 389 at p. 393, this court held that the trial judge would have had a discretion to permit the defence to call extrinsic evidence to prove a prior inconsistent statement of the complainant notwithstanding non-compliance with s. 11, provided that the complainant was given an opportunity to deal with the alleged inconsistent statement:
Section 11 of the Canada Evidence Act embodies the notion of fairness which underlies the wider principle in Browne v. Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R. 67 (H.L.). Had the trial judge considered the issue from the perspective of Browne v. Dunn he might well have permitted the defence to lead the evidence of what the complainant said at the meeting. He could have insisted that the complainant first be recalled and questioned on her alleged statements or he could have permitted the Crown to question her in reply.
In R. v. Grant (1989), 1989 CanLII 7155 (MB CA), 49 C.C.C. (3d) 410, 71 C.R. (3d) 231, the Manitoba Court of Appeal held that the accused need not strictly comply with the requirements of s. 11 and was entitled to lead a prior inconsistent statement of the complainant, provided that the complainant was given some notice of the allegation being made and an opportunity to explain. In R. v. MacDonald (1989), 1989 CanLII 7107 (NS CA), 48 C.C.C. (3d) 230, 90 N.S.R. (2d) 218 (C.A.), and R. v. Demerchant (1991), 1991 CanLII 11736 (NB CA), 66 C.C.C. (3d) 49, 116 N.B.R. (2d) 247 (C.A), it was held that the trial judge ought to allow the accused to lead the evidence of the prior inconsistent statement made by a Crown witness even though there had not been compliance with s. 11. The Crown would, however, be entitled to recall the witnesses in reply. There seems to have been a similar discretion at common law: see Andrews v. Askey (1837), 8 Car. & P. 87 (N.P.).
In a proper case it will also be open to the trial judge to allow the prosecutor to prove a prior inconsistent statement although the requirements of s. 11 have not been strictly complied with. This discretion should be exercised more cautiously when in favour of the Crown and where the witness is the accused. The trial judge will take into account all the circumstances and particularly the following considerations: whether affording the witness the opportunity to testify by reopening the defence case or in surrebuttal comes too late to fairly allow the witness, especially the accused, to adequately respond; Crown counsel’s explanation for failure to comply with s. 11; whether the witness was given some notice of the issue during cross-examination and thus had an opportunity to explain or elaborate; and the nature of the evidence and its importance to other issues in the case[25].
[Les soulignements sont ajoutés]
Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le rappel du témoin doit toujours être envisagé et l’équité l’imposera sans doute souvent.
[99] Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le rappel du témoin doit toujours être envisagé et l’équité l’imposera sans doute souvent[26].
[100] Je souligne d’ailleurs que, même dans le cas d’une demande de réouverture d’enquête de la preuve de la poursuite, la Cour suprême a reconnu la primauté des droits de l’accusé : « lorsque les intérêts de l’accusé justifient la réouverture de la preuve du ministère public, le juge du procès devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en conséquence, peu importe le stade auquel sont rendues les procédures »[27]. Cela était évidemment le cas en l’espèce.
[101] Ainsi, la juge ne pouvait refuser toute avenue à l’appelant pour parfaire l’exercice de confrontation. La demande de l’appelant n’était pas déraisonnable et la candeur de son avocat quant à sa possible erreur ne justifiait pas de lui attribuer un choix stratégique de procéder d’une manière plutôt qu’une autre, choix auquel il n’était plus possible de remédier selon la juge. Pourtant, la situation ne démontrait rien d’irrévocable.
[102] Dans les circonstances de la présente affaire, même si je considérais que le rappel du plaignant n’était pas essentiel, la production des extraits vidéo pertinents pouvait et aurait dû être autorisée selon le pouvoir discrétionnaire reconnu dans l’arrêt P.(G.).
Parce qu’il est difficile de savoir quelles questions l’avocat aurait posées et quelle preuve serait ressortie si un contre‑interrogatoire avait été autorisé, le défaut de permettre un contre‑interrogatoire pertinent justifiera presque toujours la tenue d’un nouveau procès.
[105] D’autre part, je rappelle que « le but premier de l’article [715.1 C.cr.] est de permettre de recueillir un compte rendu qui est probablement le meilleur souvenir de l’événement et qui sera d’une aide inestimable dans la recherche de la vérité »[29] et que la juge a refusé à l’appelant la permission de produire cette preuve pour évaluer les déclarations antérieures incompatibles du plaignant. Or, l’évaluation de celles-ci, à la lumière d’un dossier incomplet et sans le bénéfice de la meilleure preuve (l’enregistrement vidéo), ne me permet pas de conclure que l’erreur est inoffensive ou négligeable.
[106] Le refus catégorique de la juge du procès a transgressé le droit de l’appelant à une défense pleine et entière et à un procès juste et équitable. Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire de trancher le deuxième moyen de l’appelant au sujet de la motivation insuffisante expliquant ce refus.
Je suis bien conscient, comme la Cour l’explique dans l’arrêt Deramchi, des impacts d’un nouveau procès sur le plaignant qui aura à témoigner de nouveau, mais lorsque le droit à une défense pleine et entière et à l’équité du procès ont été entachés, aucune autre issue ne peut être envisagée.
[107] J’aborde un dernier élément, celui de la portée de l’ordonnance de nouveau procès qui doit être rendue. L’accroc aux droits de l’appelant ne concerne que la déclaration de culpabilité à l’égard du chef d’accusation concernant les attouchements sexuels et non ceux relatifs à l’accès et la possession de pornographie juvénile.
[108] Normalement, un nouveau procès est un nouveau procès complet[30]. Toutefois, la portée d’un nouveau procès peut être limitée si l’intérêt de la justice l’exige et que l’exercice de ce pouvoir n’est pas directement incompatible avec la nature des erreurs qui justifient la tenue d’un nouveau procès[31]. Lorsque, comme en l’espèce, ces erreurs peuvent être réellement circonscrites à un ou certains chefs d’accusation, rien ne s’oppose à ce que le nouveau procès soit ainsi limité. Ces cas de figure seront nécessairement rares.
[109] Je suis bien conscient, comme la Cour l’explique dans l’arrêt Deramchi, des impacts d’un nouveau procès sur le plaignant qui aura à témoigner de nouveau, mais lorsque le droit à une défense pleine et entière et à l’équité du procès ont été entachés, aucune autre issue ne peut être envisagée[32]. Il y a donc lieu d’infirmer le verdict de culpabilité sur le chef d’attouchements sexuels et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
[110] Je propose que l’appel soit accueilli à l’égard de la déclaration de culpabilité visant le premier chef et qu’un nouveau procès soit ordonné uniquement à l’égard de ce chef.