Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29
[32] Les législateurs délèguent des pouvoirs aux décideurs administratifs en raison de la proximité des décideurs et des parties intéressées ainsi que de la réceptivité des décideurs envers ces dernières; de la capacité des décideurs de trancher de manière rapide, souple et efficace; et de leur faculté d’alléger et de simplifier la procédure et de favoriser ainsi l’accès à la justice : Vavilov, par. 29.
L’abus de procédure est un vaste concept, qui s’applique dans des contextes variés.
La doctrine met davantage l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire que sur l’intérêt des parties.
[33] La doctrine de l’abus de procédure tire ses origines du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les tribunaux judicaires d’empêcher les abus de procédure : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 35; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227, par. 39; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 612; P. M. Perell, « A Survey of Abuse of Process », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation 2007 (2007), 243, p. 243. Cette doctrine a été reconnue par notre Cour dans R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 135‑137, où la Cour a cité les propos du juge Dubin, qui avait déclaré ce qui suit dans l’affaire Regina c. Young (1984), 1984 CanLII 2145 (ON CA), 40 C.R. (3d) 289 (C.A. Ont.), p. 329 :
[traduction] [L]e juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l’instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire. [Je souligne; p. 135.]
[34] L’abus de procédure est un vaste concept, qui s’applique dans des contextes variés : S.C.F.P., par. 36; Behn, par. 39. En matière criminelle, le traitement injuste ou oppressif infligé à un accusé peut constituer un abus des procédures d’une cour de justice et justifier une intervention judiciaire : R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 25, citant Power, p. 612‑615; Jewitt, p. 136‑137; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 59. En matière civile, un abus de procédure peut justifier l’octroi d’une requête en radiation ou d’une requête visant à empêcher qu’une question soit débattue à nouveau : voir Behn; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 2000 CanLII 8514 (ON CA), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), inf. par 2002 CSC 63 (CanLII), 2022 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307.
[35] La doctrine de l’abus de procédure se caractérise également par sa souplesse. Contrairement aux concepts de chose jugée et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, elle ne s’encombre pas d’exigences particulières : Behn, par. 40; S.C.F.P., par. 37‑38. Dans l’arrêt Behn, par. 40, le juge LeBel s’est reporté, en les approuvant, aux explications suivantes concernant la doctrine de l’abus de procédure formulées par le juge Goudge, en dissidence, dans l’arrêt Canam Enterprises Inc. (C.A.) :
[traduction] [cette doctrine] met en jeu le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait d’une autre façon pour effet de discréditer l’administration de la justice. Cette doctrine souple ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité. [Je souligne; par. 55.]
Une telle souplesse est importante en droit administratif, compte tenu de la grande variété des circonstances dans lesquelles des pouvoirs délégués sont exercés.
[36] La doctrine met davantage l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire que sur l’intérêt des parties : S.C.F.P., par. 43; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007. La bonne administration de la justice et la protection de l’équité se trouvent au cœur de la doctrine : Behn, par. 41; Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422, par. 24‑25 et 31. Celle‑ci vise à prévenir l’iniquité en empêchant « les recours abusifs » : Figliola, par. 34, se référant à Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 20.
Il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Cependant, il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives.
[46] L’existence de délais excessifs dans des procédures administratives, tout comme dans d’autres procédures juridiques, va à l’encontre des intérêts de la société. Il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Les délais en matière de justice administrative compromettent la réalisation d’un objectif fondamental de la délégation de pouvoirs décisionnels à ces organismes — un processus décisionnel rapide et efficient.
[47] Cependant, il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives. Cet arrêt porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Aucun droit de la sorte garanti par la Charte ne s’applique aux procédures administratives. Par conséquent, il n’existe pas de droit constitutionnel d’être « jugé » dans un délai raisonnable en dehors du contexte de procédures criminelles.
[48] Il existe des différences fondamentales entre les procédures criminelles et les procédures administratives : Blencoe, par. 88‑96. Les enquêtes menées par les commissions des droits de la personne visent à déterminer ce qui s’est passé et à régler la situation selon une procédure non contradictoire. L’objectif des procédures en matière de droits de la personne est d’éradiquer la discrimination, et non de punir un contrevenant : Blencoe, par. 94 et 126. Des distinctions semblables peuvent être établies entre les procédures disciplinaires et les procédures criminelles. Alors que les premières visent à réglementer la conduite professionnelle dans une sphère d’activité privée et limitée, les secondes visent à maintenir l’ordre et le bien‑être publics au profit de l’ensemble de la population : R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541, p. 560.
Les procédures disciplinaires ne sont ni des instances civiles ni des instances criminelles, mais plutôt des procédures sui generis. Elles visent à maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée. Elles diffèrent des instances criminelles, qui sont de nature publique et visent à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique.
[53] Les organismes disciplinaires ont pour objectifs de protéger le public, de réglementer leur profession respective et de préserver la confiance du public envers ces professions : The Legal Profession Act, 1990, art. 3.1 et 3.2; Pharmascience Inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513, par. 36; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 16; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500, par. 17; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, 1991 CanLII 26 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 869, p. 887‑888; Wigglesworth, p. 560; G. MacKenzie, Lawyers & Ethics: Professional Responsibility and Discipline (feuilles mobiles), § 26:1. Le client ou le patient d’un professionnel est souvent dans une position de vulnérabilité dans sa relation avec celui‑ci : Pharmascience Inc., par. 36; Fortin, par. 17. Le public accorde une grande confiance aux conseils et aux services des professionnels : Pharmascience Inc., par. 36.
[54] Les procédures disciplinaires ne sont ni des instances civiles ni des instances criminelles, mais plutôt des procédures sui generis : MacKenzie, § 26:2; Béliveau c. Comité de discipline du Barreau du Québec, 1992 CanLII 3299 (QC CA), [1992] R.J.Q. 1822 (C.A.). Elles visent à maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée. En conséquence, comme je l’ai expliqué précédemment, elles diffèrent des instances criminelles, qui sont de nature publique et visent à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique : Wigglesworth, p. 560; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 45.
Lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai : Blencoe, par. 122.
Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision.
Le tribunal judiciaire ou administratif doit également prendre en considération les causes du délai. Cela inclut la question de savoir si la partie demanderesse a contribué au délai ou renoncé à certaines parties de celui‑ci : Blencoe, par. 122
[57] Lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai : Blencoe, par. 122.
[58] L’obligation d’équité est pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête : D. P. Jones et A. S. de Villars, Principles of Administrative Law (7e éd. 2020), p. 285; Garant, p. 655‑657; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1987 CanLII 81 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 181; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989 CanLII 44 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 879; voir, p. ex., Blencoe, par. 123. Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision.
[61] En plus de tenir compte de la longueur du délai, le tribunal judiciaire ou administratif doit également prendre en considération les causes du délai. Cela inclut la question de savoir si la partie demanderesse a contribué au délai ou renoncé à certaines parties de celui‑ci : Blencoe, par. 122.
[62] Si le délai a été causé par la partie qui se plaint de celui‑ci, le délai ne peut pas constituer un abus de procédure : Blencoe, par. 125; Diaz‑Rodriguez c. British Columbia (Police Complaint Commissioner), 2020 BCCA 221, 39 B.C.L.R. (6th) 87, par. 50; Camara c. Canada, 2015 CAF 43, par. 13‑14 (CanLII). Le délai ne sera pas non plus inéquitable s’il représente un aspect inhérent à un processus équitable.
[63] Il est possible de renoncer à un délai, que ce soit de manière explicite ou implicite. Par conséquent, si la partie demanderesse requiert la suspension des procédures ou qu’elle ne s’y est pas opposée en attendant que d’autres enquêtes soient menées et qu’elle a agi d’une manière indiquant sans équivoque qu’elle a acquiescé à un tel délai, cela peut constituer une renonciation : Diaz‑Rodriguez, par. 51.
Le fait que l’organisme dispose de ressources insuffisantes ne saurait jamais justifier un délai excessif.
[64] Enfin, la question de savoir si l’organisme administratif a utilisé ses ressources efficacement doit être considérée lors de l’analyse du délai excessif. Cela dit, le fait que l’organisme dispose de ressources insuffisantes ne saurait jamais justifier un délai excessif : Blencoe, par. 135. Les tribunaux administratifs ont l’obligation de consacrer les ressources adéquates afin d’assurer l’intégrité du processus : voir Hennig c. Institute of Chartered Accountants (Alta.), 2008 ABCA 241, 433 A.R. 221, par. 31.
…
La complexité des faits d’une affaire et des questions en litige aura une incidence sur le temps requis pour trancher cette affaire.
[66] La complexité des faits d’une affaire et des questions en litige aura une incidence sur le temps requis pour trancher cette affaire. Par exemple, des allégations d’agression sexuelle pourraient entraîner des enquêtes longues et difficiles. Par contraste, une grande quantité de documents n’est pas nécessairement synonyme de complexité, particulièrement dans le cas d’une affaire courante concernant des questions à l’égard desquelles le tribunal possède de l’expérience. Pour déterminer si un délai est excessif ou non, il faut tenir compte de la grande variété de contextes qui caractérise le système de justice administrative.
La condition requérant l’existence d’un préjudice important découle des fondements de la doctrine de l’abus de procédure en droit administratif. Si le délai suffisait à lui seul pour entraîner un abus de procédure, cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire ».
[67] La condition requérant l’existence d’un préjudice important découle des fondements de la doctrine de l’abus de procédure en droit administratif. Si le délai suffisait à lui seul pour entraîner un abus de procédure, cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » : Blencoe, par. 101. Ce n’est que lorsque le délai est au détriment de la partie touchée qu’un tribunal judiciaire ou administratif conclura à l’abus de procédure : Blencoe, par. 109; Brown c. Assn. of Professional Engineers and Geoscientists of British Columbia, [1994] B.C.J. No. 2037 (QL), 1994 CarswellBC 2980 (WL); Stefani c. College of Dental Surgeons (British‑Columbia) (1996), 1996 CanLII 877 (BC SC), 27 B.C.L.R. (3d) 34 (C.S.); Misra c. College of Physicians & Surgeons of Saskatchewan (1988), 1988 CanLII 211 (SK CA), 52 D.L.R. (4th) 477 (C.A. Sask.). En outre, il arrive parfois que le délai soit lui‑même bénéfique pour la partie touchée. Par exemple, si celle‑ci est passible de radiation du barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais dans le déroulement des procédures administratives, dans la mesure où ils lui permettent de continuer à exercer. Voilà quelques‑unes des raisons pour lesquelles, en ce qui concerne les délais administratifs, la doctrine de l’abus de procédure exige la preuve d’un préjudice important.
[68] La réalité est qu’une enquête ou des procédures visant une personne tendent à perturber sa vie. C’était le cas dans l’affaire Blencoe, dans laquelle les juges majoritaires ont reconnu que M. Blencoe et sa famille avaient subi un préjudice dès que les allégations de harcèlement sexuel formulées contre lui avaient été rendues publiques. La Cour a toutefois conclu qu’on ne pouvait pas dire que ce préjudice résultait directement du délai qui avait caractérisé les procédures en matière de droits de la personne. Il découlait plutôt du fait que de telles procédures avaient été engagées : par. 133. C’est le préjudice causé par le délai excessif qui est pertinent dans l’analyse relative à l’abus de procédure. Cela dit, le préjudice causé à une personne par l’enquête ou les procédures dont elle fait l’objet peut être exacerbé par un délai excessif. Cela doit être pris en compte : par. 68‑73 et 133.
Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante, particulièrement en raison des progrès technologiques, de la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder.
[69] L’existence ou non d’un préjudice est une question de fait. Par exemple, il peut s’agir d’un préjudice psychologique important, d’une réputation entachée, d’une vie familiale perturbée ou encore de la perte d’un emploi ou d’occasions d’affaires. Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante, particulièrement en raison des progrès technologiques, de la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder.
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[72] L’analyse permettant de déterminer si un délai constitue un abus de procédure comporte trois volets. Premièrement, le délai doit être excessif. Pour déterminer si un délai est excessif, il faut évaluer le contexte dans son ensemble. Deuxièmement, le délai doit avoir causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure est établi. L’abus de procédure sera établi si le délai est manifestement injuste envers la partie aux procédures ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice : Behn, par. 40‑41.
Lorsqu’un abus de procédure a été établi, plusieurs réparations peuvent être accordées.
[75] Les réparations accordées en cas d’abus de procédure peuvent viser différents objectifs. Elles peuvent indemniser la partie demanderesse du préjudice que lui a causé le délai. Elles peuvent inciter le décideur à s’attaquer à des problèmes de délai systémique. Elles peuvent aussi exprimer les préoccupations du tribunal judiciaire ou administratif concerné à l’égard des délais dans le système de justice administrative.
[76] Comme je l’ai mentionné précédemment, la doctrine de l’abus de procédure est un vaste concept, et il peut être utile de l’examiner selon une échelle de gravité : voir, en matière criminelle, R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 107. Diverses formes de réparation peuvent être accordées, pouvant aller jusqu’à l’arrêt des procédures de façon permanente. Cependant, lorsque le seuil élevé requis pour donner ouverture à cette réparation n’est pas atteint, c’est‑à‑dire lorsqu’il y a eu un délai excessif et qu’il en a résulté un préjudice, mais que l’abus « ne serait pas important au point qu’une procédure engagée dans son sillage puisse, en soi, choquer le sens de l’équité et de la décence de la société » (Regan, par. 107), alors d’autres réparations existent.
…
[83] L’arrêt des procédures est l’ultime réparation en cas d’abus de procédure. Elle est dite « ultime » parce que « définitive »; le processus sera arrêté de façon permanente : Regan, par. 53. Cela signifie, en matière disciplinaire, que des accusations ne seront pas examinées, que des plaintes ne seront pas entendues et que le public ne sera pas protégé. Vu ces conséquences, l’arrêt des procédures ne devrait être accordé que dans les « cas les plus manifestes », soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité : Blencoe, par. 120, citant Power, p. 616.
[84] La décision d’accorder ou non un arrêt des procédures implique la mise en balance d’intérêts publics. D’une part, le public a intérêt à s’assurer qu’un tribunal administratif constitué pour le protéger suit une procédure équitable et exempte d’abus de procédure. D’autre part, le public a intérêt à ce que les instances administratives soient décidées au fond. Un juste équilibre doit être établi entre l’intérêt du public à ce qu’il existe un processus administratif équitable et exempt d’abus de procédure et son intérêt opposé à ce que les plaintes soient décidées au fond : Blencoe, par. 118‑121 et 154; Conway, p. 1667; Robertson c. British Columbia (Commissioner, Teachers Act), 2014 BCCA 331, 64 B.C.L.R. (5th) 258, par. 78‑80; Diaz-Rodriguez, par. 71‑73; Law Society of Upper Canada c. Abbott, 2017 ONCA 525, 139 O.R. (3d) 290, par. 61‑63 (autorisation d’appel refusée, [2018] 1 R.C.S. v).
En présence d’une instance qui a donné lieu à un abus de procédure, le tribunal judiciaire ou administratif doit se poser la question suivante :
Continuer les procédures serait‑il plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente?
Si la réponse est oui, alors l’arrêt des procédures devrait être ordonné.
Dans le cas contraire, la demande d’arrêt des procédures devrait être rejetée.
L’arrêt des procédures sera plus difficile à obtenir en cas de graves accusations.
[85] En présence d’une instance qui a donné lieu à un abus de procédure, le tribunal judiciaire ou administratif doit se poser la question suivante : Continuer les procédures serait‑il plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente? Si la réponse est oui, alors l’arrêt des procédures devrait être ordonné. Dans le cas contraire, la demande d’arrêt des procédures devrait être rejetée. Dans le cadre de cette analyse, le tribunal judiciaire ou administratif peut se demander s’il est possible de recourir à d’autres réparations, moins radicales que l’arrêt des procédures, qui protégeraient adéquatement l’intérêt du public dans la bonne administration de la justice.
[86] L’arrêt des procédures sera plus difficile à obtenir en cas de graves accusations. Par exemple, dans l’affaire Diaz‑Rodriguez, un policier faisait l’objet de procédures disciplinaires, parce qu’il avait frappé plusieurs fois à la tête un jeune homme au moyen d’un bâton de police. Après‑coup, le policier avait également tenté de porter des accusations (apparemment) non fondées, notamment de voies de fait contre un agent de la paix, d’ivresse dans un lieu public et de tapage : par. 72. La Cour d’appel a conclu que, dans ce contexte, l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif ne l’emportait pas sur son intérêt dans la tenue d’une audience au fond : par. 73 (voir aussi : Robertson, par. 79‑80; R. (J.) c. College of Psychologists (British Columbia) (1995), 33 Admin. L.R. 2(d) 174 (C.S. C.‑B.), par. 10). Il en était de même dans l’affaire Sazant, où le Dr Sazant faisait l’objet d’allégations d’inconduite sexuelle envers des enfants. Il y avait un fort intérêt public à ce que l’affaire soit examinée au fond, malgré la longueur du délai : par. 248.
Lorsqu’un abus de procédure est établi, mais que l’abus n’est pas tel qu’un arrêt des procédures est justifié, d’autres réparations peuvent être appropriées.
Le seuil à atteindre pour obtenir de telles réparations est moins élevé que celui requis pour obtenir un arrêt des procédures.
[90] Le seuil à atteindre pour obtenir de telles réparations est moins élevé que celui requis pour obtenir un arrêt des procédures. Bien que la preuve d’un préjudice important soit nécessaire afin d’établir l’existence d’un abus de procédure, la réparation ordonnée peut varier en fonction du degré de préjudice constaté. Un degré élevé de préjudice peut justifier un arrêt des procédures, alors qu’un préjudice de degré moindre, mais néanmoins important, pourrait justifier d’autres réparations. Dans de tels cas, l’intérêt public peut être adéquatement servi par la continuation des procédures, tout en s’assurant que la partie demanderesse reçoit une certaine forme de compensation pour l’abus dont elle a souffert.
La réduction de la sanction
[94] Un large éventail de sanctions sont possibles, allant de la réprimande à la révocation permanente du permis d’exercice. Divers facteurs, incluant la présence d’un abus de procédure, peuvent être pris en considération dans la détermination de la sanction appropriée (voir J. T. Casey, The Regulation of Professions in Canada (feuilles mobiles), § 14:3; J. G. Villeneuve et autres, Précis de droit professionnel (2007), p. 246‑249; MacKenzie, § 26:18). Depuis l’arrêt Blencoe, de nombreux tribunaux judiciaires et administratifs ont pris en compte l’abus de procédure comme facteur atténuant dans la détermination de la sanction appropriée.
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[96] Le seuil à atteindre pour obtenir la réduction de la sanction sera particulièrement élevé lorsque la sanction présumée est la révocation du permis. Vu la gravité du type d’inconduite habituellement requise pour justifier l’infliction de cette sanction, écarter celle‑ci pourrait compromettre la confiance du public dans l’administration de la justice plutôt que la renforcer.
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[98] Comme il a été souligné plus tôt, l’abus de procédure peut être examiné selon une échelle de gravité. Pour qu’une sanction moins sévère puisse être substituée à la révocation présumée d’un permis, il faut être en présence d’un abus de procédure important, à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité. Qui plus est, en aucune circonstance l’ajustement de la sanction ne devrait avoir pour effet de compromettre les objectifs du processus disciplinaire, notamment la protection du public et la confiance de celui‑ci dans l’administration de la justice. Pour ces raisons, il sera généralement tout aussi difficile d’obtenir une réparation substituant une sanction moins sévère à la révocation d’un permis que d’obtenir un arrêt des procédures. Ces deux réparations peuvent tout autant nuire à la responsabilité des organismes professionnels de réglementer la profession.
L’adjudication des dépens
[99] Les tribunaux judiciaires saisis de demandes de contrôle de délais administratifs ont le pouvoir discrétionnaire d’annuler une ordonnance condamnant une partie aux dépens ou d’ordonner que l’organisme administratif soit condamné aux dépens. Ils peuvent le faire dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire relatif aux dépens. Comme le montre l’arrêt Blencoe, même dans les cas où le délai excessif n’équivaut pas à un abus de procédure, il peut tout de même justifier la condamnation de l’organisme aux dépens : par. 136.
[100] L’arrêt des procédures, la réduction de la sanction ou la modification d’une ordonnance relative aux dépens représentent autant de possibles réparations. Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive. Divers tribunaux disposent, en vertu de leur loi habilitante, du pouvoir d’accorder d’autres réparations. Ils ne devraient pas hésiter à se prévaloir de tels pouvoirs pour remédier à un délai excessif constituant un abus de procédure.
Le résumé
[101] Dans les cas où un délai n’a pas eu d’incidence sur l’équité d’une audience, l’analyse permettant de déterminer si ce délai constitue un abus de procédure comporte trois volets :
1. Premièrement, le délai doit être excessif. Cette détermination se fait en appréciant le contexte dans son ensemble, y compris la nature et l’objet des procédures, la longueur et les causes du délai ainsi que la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige.
2. Deuxièmement, le délai lui‑même doit avoir causé un préjudice important.
3. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure a été établi. L’abus de procédure est établi si le délai est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.
[102] Lorsqu’un abus de procédure a été établi, diverses réparations peuvent être accordées. Dans de rares cas où continuer les procédures serait plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente, l’arrêt des procédures sera justifié. Lorsque ce seuil n’est pas atteint, il existe d’autres réparations possibles, notamment la réduction de la sanction et la modification de quelque ordonnance relative aux dépens.
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[126] Malgré ce qui précède, les actions du Barreau n’étaient pas irréprochables. Le Barreau s’est vu confier la responsabilité de veiller à l’autoréglementation de la profession, et par extension d’un aspect de la primauté du droit. Il devrait être pleinement conscient de l’importance que justice soit rendue en temps opportun; et il devrait déployer tous les efforts requis pour protéger l’équité procédurale. En ce sens, le Barreau devrait donner l’exemple à ses propres membres.