Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28
Le paragraphe 15(1) reflète un engagement profond à promouvoir l’égalité et à prévenir la discrimination contre les groupes défavorisés.
[27] Le paragraphe 15(1) reflète un engagement profond à promouvoir l’égalité et à prévenir la discrimination contre les groupes défavorisés (Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5 (CanLII), [2013] 1 R.C.S. 61, par. 332; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30 (CanLII), [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20). Pour prouver une violation prima facie du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi contestée ou l’acte de l’État :
• crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;
• impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage.
(Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17 (CanLII), [2018] 1 R.C.S. 464, par. 25; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18 (CanLII), [2018] 1 R.C.S. 522, par. 22.)
[28] Mme Fraser ne suggère pas que les conséquences négatives du partage de poste sur la pension sont explicitement fondées sur le sexe. Elle affirme plutôt qu’elles désavantagent les femmes ayant des enfants.
[29] Les universitaires se sont beaucoup penchés sur la façon dont les effets préjudiciables ou la discrimination systémique se traduisent (voir, par exemple, Colleen Sheppard, Inclusive Equality: The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 19‑21; Evelyn Braun, « Adverse Effect Discrimination: Proving the Prima Facie Case » (2005), 11 R. études const. 119; Jonnette Watson Hamilton et Jennifer Koshan, « Adverse Impact: The Supreme Court’s Approach to Adverse Effects Discrimination under Section 15 of the Charter » (2015), 19 R. études const. 191; Michèle Rivet et Anne‑Marie Santorineos, « Juger à l’ère des droits fondamentaux » (2012), 42 R.D.U.S. 363, p. 374; Diane L. Demers, « La discrimination systémique : variation sur un concept unique » (1993), 8 R.C.D.S. 83; Lisa Philipps et Margot Young, « Sex, Tax and the Charter: A Review of Thibaudeau v. Canada » (1995), 2 R. études const. 221). Comme le souligne la professeure Colleen Sheppard :
[traduction]
Pourquoi est‑ce aussi crucial de mieux comprendre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable? Parce que si nous ne le faisons pas, il y a un grand risque que la discrimination intégrée à des politiques, des règles ou des procédures institutionnelles qui semblent neutres ne soit pas reconnue comme de la discrimination. Ce risque est accentué par la nécessité, dans les lois anti‑discrimination, d’établir un lien entre l’expérience de l’exclusion, le préjudice ou le désavantage et un motif de discrimination reconnu. [. . .] Nous avons besoin d’une théorie sophistiquée et cohérente en matière de discrimination par suite d’un effet préjudiciable pour aider les demandeurs, les avocats et les décideurs à faire face aux complexités des manifestations de la discrimination systémique.
(« Of Forest Fires and Systemic Discrimination: A Review of British Columbia (Public Service Employee Relations Commission) v. B.C.G.S.E.U. » (2001), 46 R.D. McGill 533, p. 542; voir aussi Braun, p. 122.)
La discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. Plutôt que de cibler explicitement ceux qui font partie des groupes protégés contre une différence de traitement, la loi les désavantage indirectement.
Lutter contre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut être l’une des mesures juridiques les plus efficaces dont disposent les groupes défavorisés de la société pour faire valoir leur droit à la justice.
En reconnaissant l’effet d’exclusion qu’a ce genre de discrimination, les tribunaux peuvent mieux examiner la discrimination sous ses diverses formes, y compris sur le plan systémique ou institutionnel.
L’égalité réelle est la norme fondamentale du cadre établi à l’égard de l’art. 15 et que l’égalité réelle exige que l’on porte attention à tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs, à l’effet réel de la mesure législative sur leur situation et aux désavantages systémiques persistants qui ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes aux membres du groupe.
[30] Il est utile de commencer par définir le concept. La discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue (voir Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196; Sheppard (2001), p. 549; voir aussi Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 (CanLII), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64; Taypotat, par. 22). Plutôt que de cibler explicitement ceux qui font partie des groupes protégés contre une différence de traitement, la loi les désavantage indirectement (Sophia Moreau, « What Is Discrimination? » (2010), 38 Philosophy & Public Affairs 143, p. 155).
[31] La sensibilisation accrue à ce qu’est la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est [traduction] « une tendance centrale dans l’évolution du droit en matière de discrimination », qui marque le passage d’une conception de la discrimination fondée sur la faute vers un modèle fondé sur les effets qui examine avec un regard critique les systèmes, les structures et leurs répercussions sur les groupes défavorisés (Denise G. Réaume, « Harm and Fault in Discrimination Law: The Transition from Intentional to Adverse Effect Discrimination » (2001), 2 Theor. Inq. L. 349, p. 350‑351; voir aussi Béatrice Vizkelety, Proving Discrimination in Canada (1987), p. 18; Sheppard (2010), p. 19‑20). Ce passage s’est accompagné de la reconnaissance que la discrimination est [traduction] « souvent le résultat du fait d’agir comme nous l’avons toujours fait », et que les gouvernements doivent se montrer « particulièrement vigilants à l’égard des effets de leurs propres politiques » sur les membres de groupes défavorisés (Fay Faraday, « One Step Forward, Two Steps Back? Substantive Equality, Systemic Discrimination and Pay Equity at the Supreme Court of Canada » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 301, p. 310; Sophia Moreau, « The Moral Seriousness of Indirect Discrimination » dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 123, p. 145).
[32] L’arrêt Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971) a été l’un des premiers arrêts à appliquer ce concept, et il constitue un exemple classique de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. L’employeur obligeait ses employés à détenir un diplôme d’études secondaires et à réussir des tests uniformes pour pouvoir travailler dans certains services d’une centrale électrique. Aucune de ces exigences n’était liée substantiellement à un bon rendement au travail, mais les deux avaient pour effet de disqualifier les Afro‑Américains dans une proportion beaucoup plus élevée que les candidats blancs.
[33] La Cour suprême des États‑Unis a conclu que les exigences en matière d’études et les tests imposés allaient à l’encontre du titre VII du Civil Rights Act of 1964, Pub. L. 88‑352, 78 Stat. 241 (1964). La cour a souligné que cette loi interdisait les [traduction] « pratiques équitables sur le plan de la forme, mais discriminatoires dans leur application » :
[traduction]
Le Congrès reconnaît que les tests ou les critères d’emploi ou de promotion peuvent ne pas offrir une occasion équitable tout comme c’est le cas du lait offert dans la fable du renard et de la cigogne. Au contraire, il exige maintenant que la situation du chercheur d’emploi soit prise en compte. Pour reprendre le lien avec la fable, il prévoit que le récipient dans lequel le lait est offert en soit un que tous les chercheurs d’emploi peuvent utiliser. La Loi n’interdit pas seulement la discrimination manifeste, mais aussi les pratiques dont la forme est équitable, mais l’application est discriminatoire. [. . .] Une bonne intention ou une absence d’intention discriminatoire ne pardonne pas des procédures ou des mécanismes d’examen qui agissent comme un « obstacle intégré » à l’égard des groupes minoritaires et qui n’ont aucun lien avec l’évaluation des capacités à accomplir le travail demandé. [Je souligne; p. 431‑432.]
[34] L’arrêt Griggs explique que l’application de règles [traduction] « neutres » pourrait entraîner des inégalités de fond pour des groupes défavorisés. L’appartenance à ces groupes s’accompagne souvent d’un éventail unique d’obstacles physiques, économiques et sociaux. Les lois qui attribuent des avantages ou des fardeaux sans tenir compte de ces différences — sans tenir compte de la [traduction] « situation du chercheur d’emploi », comme dans l’arrêt Griggs — sont les principales cibles des allégations de discrimination indirecte. Je souscris à l’opinion suivante exprimée par les professeures Lisa Philipps et Margot Young :
[traduction]
nous ne sommes pas toujours conscients des façons dont les distinctions que nous établissons [. . .] font intervenir l’identité des groupes et en ciblent certains en les traitant différemment. Cela s’explique par le fait que la constellation de facteurs ou de caractéristiques qui forment l’identité passent souvent pour des traits, des comportements, des choix ou des situations purement individuels sans lien les uns avec les autres. Pourtant, dans la réalité sociale, ils peuvent être étroitement liés à un groupe ou à un autre. La loi doit donc reconnaître que les actes de l’État peuvent être discriminatoires, même s’il n’existe aucun élément de preuve évident d’une telle discrimination à première vue et si cela n’était pas l’intention. [p. 258.]
(Voir aussi Sandra Fredman, Discrimination Law (2e éd. 2011), p. 38 et 108.)
[35] Lutter contre la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut être l’une des [traduction] « mesures juridiques les plus efficaces dont disposent les groupes défavorisés de la société pour faire valoir leur droit à la justice » (Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, « Indirect Discrimination Law: Controversies and Critical Questions » dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 1, p. 30). Non seulement une telle discrimination est‑elle « beaucoup plus courante que la forme plus rudimentaire de discrimination directe flagrante »[5], mais elle représente souvent une plus grande menace pour les aspirations à l’égalité des groupes défavorisés :
[traduction]
[. . .] il est encore plus courant de voir des situations où la discrimination se manifeste dans une relation d’emploi, une loi ou un programme gouvernemental ou un contexte scolaire, où il n’y a pas de « vilain » identifiable, pas d’acte précis pouvant être considéré comme étant « discriminatoire » et où, vu de l’extérieur, un ensemble de règles ou de pratiques appliquées partout semble neutre. Cette structure invisible et les pratiques qui l’accompagnent sont une limite importante aux aspirations à l’égalité de beaucoup de gens qui doivent naviguer dans cette structure, mais dont les caractéristiques ne correspondent pas à celles des personnes à qui cette structure est censée profiter.
(Mary Eberts et Kim Stanton, « The Disappearance of the Four Equality Rights and Systemic Discrimination from Canadian Equality Jurisprudence » (2018), 38 R.N.D.C. 89, p. 92)
[36] En reconnaissant l’effet d’exclusion qu’a ce genre de discrimination, les tribunaux peuvent mieux examiner [traduction] « la discrimination sous ses diverses formes », y compris [traduction] « sur le plan systémique ou institutionnel » (Vizkelety, p. viii; voir aussi Colleen Sheppard, « Mapping anti‑discrimination law onto inequality at work: Expanding the meaning of equality in international labour law » (2012), 151 R. int. Trav. 1, p. 8; Faraday, p. 319). Remédier à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable permet aux tribunaux
[traduction]
[de toucher au] cœur de la question de l’égalité, [au] but de la transformation, [à] l’examen de la façon dont les institutions et les rapports doivent être modifiés pour les rendre disponibles, accessibles, significatifs et gratifiants pour la multitude de groupes qui composent notre société.
(Meiorin, par. 41, citant Shelagh Day et Gwen Brodsky, « The Duty to Accommodate: Who Will Benefit? » (1996), 75 Rev. B. Can. 433, p. 462)
…
[42] Nos décisions subséquentes n’ont laissé aucun doute sur le fait que l’égalité réelle est la « norme fondamentale » du cadre établi à l’égard de l’art. 15 (Withler, par. 2; voir aussi Kapp, par. 15‑16; Alliance, par. 25) et que l’égalité réelle exige que l’on porte attention à « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs », à « l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » et aux « désavantages systémiques persistants [qui] ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes » aux membres du groupe (Withler, par. 43; Taypotat, par. 17; voir également Québec c. A, par. 327‑332; Alliance, par. 28; Centrale, par. 35).
…
[48] La « norme fondamentale » du cadre actuel de l’art. 15 garantissant l’égalité réelle est également la valeur centrale dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable (Withler, par. 2; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 192 et 197). Notre Cour n’a jamais laissé entendre que les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable devraient être réglées au moyen d’une approche différente (voir, par exemple, Andrews, p. 173‑174; Eldridge, par. 59‑60; Vriend, par. 81‑82 et 87‑89; Law, par. 36‑39; Taypotat, par. 19‑22; Alliance, par. 25). Au contraire, nous avons précisé que la même approche s’applique, peu importe que la discrimination alléguée soit directe ou indirecte. L’arrêt Withler laisse peu de doute à cet égard :
Comme nous l’avons vu, l’analyse de l’égalité réelle pour l’application du par. 15(1) comporte deux étapes [. . .] Le rôle de la comparaison consiste, à la première étape, à établir l’existence d’une « distinction ».
[. . .]
Dans certains cas, il sera relativement simple d’établir l’existence d’une distinction, par exemple lorsque la loi, à sa face même, crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (discrimination directe). [. . .] Dans d’autres cas, ce sera plus difficile, parce que les allégations portent sur une discrimination indirecte : bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues. [. . .] Dans ce cas, le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape. L’existence d’un désavantage historique ou sociologique pourrait aider à démontrer que la loi impose au demandeur un fardeau qu’elle n’impose pas à d’autres ou lui refuse un avantage qu’elle accorde à d’autres. Le débat sera centré sur l’effet de la loi et sur la situation du groupe de demandeurs. [Italiques ajoutés; par. 61‑62 et 64.]
Afin de prouver qu’il y a discrimination prohibée par le par. 15(1), les demandeurs doivent démontrer qu’une loi ou une politique crée une distinction fondée sur un motif protégé et qu’elle perpétue, renforce ou accentue un désavantage. Ces exigences ne nécessitent pas d’examen dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Il faut cependant expliquer clairement ce qui permet de reconnaître cette discrimination, car la loi contestée n’inclura pas, à première vue, de distinctions fondées des motifs interdits.
Cet examen est souvent qualifié de recherche de l’effet « disproportionné » sur les membres des groupes protégés.
Pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Si c’est le cas, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 est franchie.
[49] Dans le contexte des droits de la personne, notre Cour n’a pas utilisé d’analyses juridiques différentes pour la discrimination directe et la discrimination indirecte depuis l’arrêt Meiorin (par. 50‑54; voir aussi Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), 1999 CanLII 646 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 868, par. 18‑19; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 360, par. 61). À mon avis, une approche unifiée est tout aussi justifiée pour ce qui est de la Charte.
[50] Afin de prouver qu’il y a discrimination prohibée par le par. 15(1), les demandeurs doivent démontrer qu’une loi ou une politique crée une distinction fondée sur un motif protégé et qu’elle perpétue, renforce ou accentue un désavantage. Ces exigences ne nécessitent pas d’examen dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Il faut cependant expliquer clairement ce qui permet de reconnaître cette discrimination, car la loi contestée n’inclura pas, à première vue, de distinctions fondées des motifs interdits (Withler, par. 64). De telles distinctions doivent être établies en examinant l’incidence de la loi (Alliance, par. 25).
[51] Cet examen est souvent qualifié de recherche de l’effet « disproportionné » sur les membres des groupes protégés (voir Vriend, par. 82; Withler, par. 64; Taypotat, par. 21‑23; Action Travail, p. 1139; Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513, par. 138, les juges Cory et Iacobucci, dissidents; Moreau (2010), p. 154; Braun, p. 124‑125; Vizkelety, p. 176; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196; Collins et Khaitan, p. 3‑4; Dianne Pothier, « M’Aider, Mayday : Section 15 of the Charter in Distress » (1996), 6 R.N.D.C., p. 322).
[52] Autrement dit, pour qu’une loi crée par son effet une distinction fondée sur des motifs interdits, elle doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Si c’est le cas, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 est franchie.
[53] Comment cela fonctionne‑t‑il en pratique? Plutôt que de se demander si une loi cible explicitement un groupe protégé et le traite différemment, le tribunal doit se demander si elle le fait indirectement par suite de son effet sur les membres de ce groupe (voir Eldridge, par. 60‑62; Vriend, par. 82). Par exemple, une loi peut comporter des règles en apparence neutres, des restrictions ou des critères qui agissent en fait comme des « obstacles intégrés » pour les membres des groupes protégés. L’obligation de passer des tests dont il est question dans l’arrêt Griggs en est l’exemple paradigmatique. Parmi les autres exemples, notons l’obligation de satisfaire à une norme aérobique dans l’arrêt Meiorin et la politique obligeant les employés à travailler les samedis dans l’arrêt Simpson‑Sears (voir aussi Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), 1990 CanLII 76 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 489). Pour évaluer l’effet préjudiciable de ces politiques, les tribunaux sont allés au‑delà des critères en apparence neutres sur lesquels elles reposaient et se sont demandé si elles avaient pour effet de désavantager les membres des groupes protégés (Moreau (2018), p. 125).
[54] Dans d’autres affaires, le problème n’est pas la présence d’ « obstacles » intégrés à la loi, mais l’absence de mesures d’adaptation pour les membres des groupes protégés (Tarunabh Khaitan, A Theory of Discrimination Law (2015), p. 77; Dianne Pothier, « Tackling Disability Discrimination at Work: Towards a Systemic Approach » (2010), 4 M.J.L.H. 17, p. 23‑24). L’arrêt Eldridge représente un bon exemple. Selon le régime de soins de santé en cause dans cette affaire, aucun patient ne pouvait obtenir les services d’interprètes gestuels — mais ce manque d’accès avait un effet disproportionné sur les personnes ayant une perte d’acuité auditive et qui avaient besoin d’un interprète pour bien communiquer avec les fournisseurs de soins de santé (par. 69, 71 et 83).
[55] Un effet disproportionné peut se prouver de différentes façons. Dans l’arrêt Eldridge, son existence a été établie parce que « la qualité des soins reçus par les [personnes ayant une perte d’acuité auditive] était inférieure à celle des soins offerts aux entendants » (par. 83 (italiques ajoutés)). Par comparaison, dans les affaires Griggs et Meiorin, l’effet pertinent était le taux plus élevé de disqualification des Afro‑Américains et des femmes en matière d’emploi. Ces deux cas sont des exemples de façons dont une loi ou une politique peut avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Les arrêts Griggs, Meiorin et d’autres décisions faisant autorité ne laissent aucun doute qu’un effet disproportionné peut être démontré si les membres de groupes protégés se voient refuser des avantages ou imposer des fardeaux plus fréquemment que d’autres. Une différence au titre de la « qualité » du traitement réservé aux personnes concernées, comme dans Eldridge, peut renforcer une allégation d’effet disproportionné, mais il ne s’agit pas d’un élément nécessaire (Philipps et Young, p. 244‑245; voir aussi Pothier (1996), p. 322; Selene Mize, « Indirect Discrimination Reconsidered » (2007), N.Z.L. Rev. 27, p. 39).
Deux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé.
Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs.
Le deuxième porte sur les conséquences de la loi.
[56] Deux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé. Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Le deuxième porte sur les conséquences de la loi.
[57] Les éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels qui décrivent « la situation du groupe de demandeurs » sont utiles aux tribunaux (Withler, par. 43; voir aussi par. 64). Ces éléments peuvent provenir du demandeur, de témoins experts ou d’un avis juridique (voir R. c. Spence, 2005 CSC 71 (CanLII), [2005] 3 R.C.S. 458). De tels éléments de preuve ont pour objectif de démontrer que l’appartenance au groupe de demandeurs est associée à certaines caractéristiques qui ont désavantagé des membres du groupe, comme l’incapacité de travailler les samedis ou une capacité aérobique moindre (Homer c. Chief Constable of West Yorkshire Police, [2012] UKSC 15, [2012] 3 All E.R. 1287, par. 14; Simpsons‑Sears; Meiorin, par. 11). Ces liens peuvent révéler que des politiques en apparence neutres sont « bien conçue[s] pour certains mais pas pour d’autres » (Meiorin, par. 41). Dans l’évaluation de la preuve au sujet du groupe, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que les questions qui touchent principalement certains groupes sont parfois sous‑documentées. Les demandeurs en question peuvent être obligés de recourir davantage à leurs propres éléments de preuve ou à ceux d’autres membres de leur groupe, plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’experts.
[58] Des éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée (ou d’une loi ou politique essentiellement semblable) sont également utiles aux tribunaux. Des éléments de preuve sur « les conséquences des pratiques et des systèmes » peuvent démontrer concrètement que les membres de groupes protégés subissent un effet disproportionné (Action Travail, p. 1139; Vizkelety, p. 170‑174). Cette preuve peut inclure des statistiques, surtout si le bassin de gens touchés négativement par un critère ou une norme compte à la fois des membres d’un groupe protégé et des membres des groupes plus avantagés (Sheppard (2001), p. 545‑546; Braun, p. 120‑121).
[59] Il n’existe aucune mesure universelle permettant de déterminer le niveau de disparité statistique nécessaire pour démonter qu’il y a un effet disproportionné, et la Cour ne devrait pas, à mon avis, concevoir de règles rigides à cet égard. L’objectif de la preuve statistique, en fin de compte, est d’établir l’existence d’[traduction] « un comportement distinct d’exclusion ou de préjudice statistiquement important et qui n’est pas simplement le résultat de la chance » (Sheppard (2001), p. 546; voir aussi Vizkelety, p. 175; Fredman (2011), p. 186‑187). Le poids accordé aux statistiques dépendra, entre autres, de la qualité de celles‑ci et de la méthode utilisée pour les obtenir (Vizkelety, p. 178‑184).
[60] Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable doivent être étayées par des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs et sur les effets de la loi contestée. Sans autre chose, des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs peuvent constituer une simple « accumulation d’intuitions » s’ils sont trop éloignés de la situation réelle dans le lieu de travail, la communauté ou l’institution faisant l’objet de l’allégation de discrimination (Taypotat, par. 34). La preuve de disparité statistique, quant à elle, peut comporter des lacunes importantes laissant la porte ouverte à des résultats qui ne sont pas fiables. Les faiblesses de chaque type d’éléments de preuve peuvent être surmontées si les deux types sont présents (Braun, p. 135; Vizkelety, p. 192; Vancouver Area Network of Drug Users c. Downtown Vancouver Business Improvement Association (2018), 10 B.C.L.R. (6th) 175 (C.A.), par. 98). La professeure Colleen Sheppard (2001) reconnaît cette possibilité :
[traduction]
Bien que dans certains cas, la correspondance évidente entre certaines catégories et le genre ou la composition raciale de cette catégorie rende les allégations de discrimination fondée sur le sexe ou la race relativement faciles à étayer, dans d’autres cas, la prépondérance statistique peut être moins prononcée. Dans de tels cas, il peut aussi être important d’examiner les composantes qualitatives du préjudice qui constitue la discrimination. [p. 548]
[61] Cela ne veut pas dire, évidemment, que les deux types d’éléments de preuve sont toujours requis. Dans certains cas, les éléments de preuve concernant un groupe démontreront un lien si puissant avec certains traits — comme celui entre la grossesse et le sexe — que l’effet disproportionné sur les membres de ce groupe « sera visible et immédiat » (Taypotat, par. 33; voir aussi Fredman (2011), p. 187‑188; Sheppard (2001), p. 544‑545; Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2011 QCCA 1201, par. 27 et 47 (CanLII); Oršuš c. Croatie, No 15766/03, CEDH 2010‑II, par. 153).
[62] De même, des disparités statistiques claires et constantes peuvent démontrer l’existence d’un effet disproportionné sur les membres de groupes protégés, même si la raison précise de l’effet est inconnue. La professeure Sandra Fredman s’oppose vigoureusement à l’idée d’obliger les demandeurs à préciser [traduction] « la raison pour laquelle » ils sont désavantagés par une règle ou une politique :
[traduction]
Le fait d’exiger des demandeurs qu’ils démontrent la « raison pour laquelle » la PCP [la politique, le critère ou la pratique] désavantage le groupe dans son ensemble en revient à mal interpréter de manière fondamentale la signification de la discrimination indirecte. C’est l’effet distinct d’une politique, d’un critère ou d’une pratique en soi sur le groupe qui constitue de la discrimination à première vue.
(« Direct and Indirect Discrimination: Is There Still a Divide? » dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 31, p. 46; voir aussi Sandra Fredman, « The Reason Why: Unravelling Indirect Discrimination » (2016), 45 Indus. L.J. 231.)
Je ne vois aucune raison d’exiger de ceux‑ci qu’ils assument le fardeau additionnel d’expliquer pourquoi la loi a un tel effet. Un demandeur n’a pas besoin d’établir la raison pour laquelle le groupe subit un désavantage particulier.
[63] Je suis d’accord. S’il existe des disparités claires et constantes dans la façon dont une loi affecte un groupe de demandeurs, je ne vois aucune raison d’exiger de ceux‑ci qu’ils assument le fardeau additionnel d’expliquer pourquoi la loi a un tel effet. En pareils cas, la preuve statistique est en soi un signe convaincant que la loi n’a pas été structurée de manière à tenir compte de la situation du groupe protégé (voir Fredman (2011), p. 181; Vizkelety, p. 174‑176; Action Travail, p. 1139).
[64] La Cour suprême du Royaume‑Uni est parvenue à une conclusion semblable dans l’arrêt Essop c. Home Office (U.K. Border Agency), [2017] UKSC 27, [2017] 3 All E.R. 551. La question en litige dans cette affaire concernait un processus d’évaluation des qualifications essentielles que les agents d’immigration devaient réussir pour être promus. Il a été démontré que les minorités raciales et les candidats plus âgés étaient moins susceptibles de réussir l’évaluation, mais on ne disposait d’aucun élément de preuve expliquant cette disparité (par. 9).
[65] La Cour suprême a conclu qu’il y avait un effet distinct. Lady Hale, présidente adjointe de la cour, a expliqué qu’un demandeur n’a pas besoin [traduction] « d’établir la raison pour laquelle le groupe subit un désavantage particulier » (par. 33). Elle a souligné qu’une telle exigence faisait en sorte qu’il était plus difficile de lutter contre « les obstacles cachés qui ne sont pas faciles à prévoir ou à déceler » (par. 25). Elle a également reconnu qu’il arrive « fréquemment que l’existence d’un effet distinct ou d’un désavantage particulier soit établie au moyen d’une preuve statistique » — ce qui serait impossible si les demandeurs étaient tenus d’expliquer chaque disparité statistique (par. 28).
[66] L’arrêt Essop a confirmé une approche souple permettant d’établir l’existence d’un effet distinct, selon laquelle une preuve de disparité statistique et de désavantage sur le groupe dans son ensemble pouvait suffire à étayer une allégation, mais ne constituait pas une exigence rigide (voir aussi O’Connor c. Bar Standards Board, [2017] UKSC 78, [2018] 2 All E.R. 779, par. 43). La Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi conclu que, « lorsqu’il s’agit d’évaluer l’incidence de mesures ou de pratiques sur un individu ou sur un groupe, les statistiques qui, après avoir été soumises à un examen critique de la Cour, paraissent fiables et significatives suffisent pour constituer le commencement de preuve à apporter par le requérant »; cependant, « [c]ela ne veut [. . .] pas dire que la production des statistiques soit indispensable pour prouver la discrimination indirecte » (D.H. c. République Tchèque, No 57325/00, CEDH 2017‑IV, par. 188 (italiques ajoutés); voir aussi Oršuš, par. 152‑153; Horváth et Kiss c. Hongrie, [2013] E.L.R. 102 (C.E.D.H.), par. 107).
[67] Je souscris à cette approche. Tant une preuve de disparité statistique qu’une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble peuvent démontrer un effet disproportionné, mais aucune n’est obligatoire et leur importance variera selon l’affaire.
Quelques précisions
[69] Premièrement, la question de savoir si le législateur avait l’intention de créer un effet distinct n’est pas pertinente (Sheppard (2001), p. 543‑544; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 196‑197; Faraday, p. 310). Il n’a jamais été obligatoire de fournir une preuve de l’intention discriminatoire pour étayer une allégation de violation du par. 15(1) (Andrews, p. 173‑174; Eldridge, par. 62; Vriend, par. 93; Alliance, par. 28; Centrale, par. 35). L’existence d’un objectif d’amélioration de la situation ne suffit pas non plus à soustraire une loi à l’examen fondé sur le par. 15(1) de la Charte (Centrale, par. 8 et 35; Alliance, par. 32‑33).
[70] Deuxièmement, si les demandeurs réussissent à démontrer qu’une loi a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé, ils n’ont pas besoin de prouver indépendamment que la caractéristique protégée a [traduction] « causé » l’effet disproportionné (Tarunabh Khaitan et Sandy Steel, « Wrongs, Group Disadvantage and the Legitimacy of Indirect Discrimination Law » dans Hugh Collins et Tarunabh Khaitan, dir., Foundations of Indirect Discrimination Law (2018), 197, p. 203‑204 et 220; Fredman (2018), p. 46; Braun, p. 146; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 197; West Yorkshire Police, par. 12‑14; Essop, par. 24‑27). Autrement dit, il n’était pas nécessaire pour le demandeur dans l’affaire Griggs d’aborder la question de savoir si son exclusion était fondée sur sa race ou sur le fait qu’il ne possédait pas de diplôme d’études secondaires. L’objectif global de l’analyse de l’effet préjudiciable était de démontrer que le fait d’exiger un diplôme d’études secondaires comme critère d’emploi avait un effet disproportionné sur les Afro‑Américains (Fredman (2011), p. 189).
[71] Il n’est pas non plus nécessaire de se demander si la loi a en soi pour effet de créer des obstacles sociaux ou physiques de fond qui ont rendu une règle, une exigence ou un critère particulier désavantageux pour le groupe de demandeurs. Si l’on revient à l’affaire Griggs, cela reviendrait à se demander si Duke Power Co. était responsable du pourcentage peu élevé d’Afro‑Américains détenant un diplôme d’études secondaires. Visiblement, ce n’était pas le cas — mais cette question n’était absolument pas pertinente pour décider si un effet disproportionné avait été établi. Il a toujours été nécessaire dans l’examen requis par le par. 15(1) de porter attention aux désavantages systémiques touchant les membres des groupes protégés, même si ces désavantages ne sont pas créés par l’État (Alliance, par. 41; Centrale, par. 32; Vriend, par. 84 et 97; Eldridge, par. 64‑66; Eaton, par. 67; R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1331‑1332).
[72] Troisièmement, les demandeurs n’ont pas à démontrer que les critères, les caractéristiques ou les autres facteurs utilisés dans la loi contestée affectent tous les membres d’un groupe protégé de la même manière. Notre Cour considère depuis longtemps que le fait « [q]ue la discrimination ne soit que partielle n’en change pas la nature » (Brooks c. Canada Safeway Ltd., 1989 CanLII 96 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1248, citant James MacPherson, « Sex Discrimination in Canada: Taking Stock at the Start of a New Decade » (1980), 1 C.H.R.R. C/7, p. C/11). Dans l’arrêt Brooks, la Cour a jugé que le fait que le régime établi par une entreprise refusait des prestations aux employées durant leur grossesse constituait de la discrimination fondée sur le sexe. L’employeur avait fait valoir que le régime ne refusait pas de prestations aux « femmes », mais seulement aux « femmes enceintes » (p. 1248, citant MacPherson, p. C/11). S’exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Dickson a expliqué que les pratiques « partiellement discriminatoires » ne sont pas moins discriminatoires que celles qui défavorisent tous les membres d’un groupe protégé (p. 1247‑1248).
[73] La Cour a réitéré ce principe dans l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., 1989 CanLII 97 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1252, où elle a conclu que le harcèlement sexuel dont avait fait l’objet deux employées constituait de la discrimination fondée sur le sexe. Elle a rejeté l’argument de l’employeur selon lequel il n’y avait eu aucune discrimination fondée sur le sexe, parce que certaines des employées du magasin avaient été harcelées sexuellement. Le juge en chef Dickson a réitéré l’approche relative à la discrimination partielle qu’il avait précédemment exposée dans l’arrêt Brooks :
S’il fallait, pour conclure à la discrimination, que tous les membres du groupe visé soient traités de façon identique, la protection législative contre la discrimination aurait peu ou pas de valeur. En effet, il arrive rarement qu’une mesure discriminatoire soit si nettement exprimée qu’elle s’applique de façon identique à tous les membres du groupe‑cible. Dans presque tous les cas de discrimination, la mesure discriminatoire comporte divers éléments de sorte que certains membres du groupe concerné ne sont pas atteints, tout au moins de façon directe, par la mesure discriminatoire. Refuser de conclure à la discrimination dans les circonstances de ce pourvoi équivaut à nier l’existence de la discrimination chaque fois que les pratiques discriminatoires ne touchent pas l’ensemble du groupe‑cible. C’est affirmer, par exemple, que l’employeur qui n’engage une femme que si elle a deux fois plus de diplômes qu’un homme n’est pas coupable de discrimination sexuelle si, en dépit de cette politique, il engage tout de même quelques femmes. [Italiques ajoutés; p. 1288‑1289.]
[74] L’approche adoptée par la Cour dans les arrêts Brooks et Janzen [traduction] « a eu des répercussions évidentes pour les demandes fondées sur de nombreux motifs de discrimination » (Dianne Pothier, « Connecting Grounds of Discrimination to Real People’s Real Experiences » (2001), 13 C.J.W.L. 37, p. 58). Comme l’a expliqué Dianne Pothier :
[traduction]
Il est facile de passer de l’affirmation, comme dans Janzen, que toutes les femmes n’ont pas à être touchées pour qu’il y ait discrimination fondée sur le sexe à accepter également que divers groupes de femmes [. . .] peut être atteintes différemment par ce type de discrimination ou vivre des expériences différentes à cet égard. L’arrêt Janzen établit en outre qu’on ne peut faire échec à une demande reposant, par exemple, à la fois sur le sexe et la race simplement en disant qu’il ne pouvait s’agir de discrimination fondée sur le sexe parce que les femmes blanches n’ont pas été touchées ou qu’il ne pouvait s’agir de discrimination fondée sur la race parce que les hommes noirs ne l’ont pas été. [p. 58]
[75] La Cour a par la suite confirmé que « l’hétérogénéité d’un groupe de demandeurs n’est pas fatale à une plainte de discrimination » (Québec c. A, par. 354). Par exemple, dans l’arrêt Québec c. A, elle a conclu que certaines dispositions du Code civil du Québec établissant une distinction entre les conjoints de fait et les couples légalement mariés aux fins du soutien alimentaire et du partage des biens constituaient de la discrimination fondée sur l’état matrimonial. Elle a tiré cette conclusion même s’il existait « un éventail de besoins ou de situations de vulnérabilité à l’intérieur du groupe des conjoints de fait » (par. 354). De même, dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54 (CanLII), [2003] 2 R.C.S. 504, la Cour a conclu qu’un régime d’indemnisation provincial offrant des prestations moins élevées aux personnes souffrant de douleur chronique constituait de la discrimination fondée sur l’incapacité. Elle a confirmé qu’une « différence de traitement peut reposer sur un motif énuméré même lorsque les membres du groupe pertinent ne sont pas tous également maltraités » (par. 76; voir aussi Centrale, par. 28; Pothier (2010), p. 35‑36; Watson Hamilton et Koshan (2015), p. 197‑198; Braun, p. 147; Sheppard (2001), p. 549).
Cela nous amène à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 : la question de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage.
L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché. Le préjudice peut inclure une exclusion ou un désavantage économique, une exclusion sociale , des préjudices psychologiques, des préjudices physiques ou une exclusion politique, et il doit être examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels fait face le groupe de demandeurs.
[76] Cela nous amène à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 : la question de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage (Alliance, par. 25). Cet examen se déroule habituellement de la même façon dans les cas d’effet distinct et de discrimination explicite. Il n’existe pas de « modèle rigide » de facteurs pertinents à prendre en considération dans cette analyse (Québec c. A, par. 31, citant Withler, par. 66). L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché. Le préjudice peut inclure [traduction] « une exclusion ou un désavantage économique, une exclusion sociale [. . .] des préjudices psychologiques [. . .] des préjudices physiques [. . .], [ou] une exclusion politique », et il doit être examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels fait face le groupe de demandeurs (Sheppard (2010), p. 62‑63 (soulignement supprimé)).
[77] Le but de l’examen est de faire en sorte que le par. 15(1) reste axé sur la protection des groupes qui sont défavorisés et exclus en raison de leurs caractéristiques, de même que sur la protection des personnes [traduction] « qui appartiennent à plus d’un groupe socialement défavorisé dans la société » (Colleen Sheppard, « Grounds of Discrimination: Towards an Inclusive and Contextual Approach » (2001), 80 Rev. B. can. 893, p. 896; voir aussi Withler, par. 58). Comme la Cour l’a précisé dans Québec c. A au moment d’aborder la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 15 :
À la base, l’art. 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination. [par. 332]
(Voir aussi Taypotat, par. 20.)
[78] En particulier, la présence de préjugés et l’application de stéréotypes sociaux ne sont pas nécessairement des facteurs à prendre en compte dans l’analyse relative au par. 15(1). Ceux‑ci peuvent aider à démontrer qu’une loi a des effets négatifs sur un groupe particulier, mais ils ne sont « ni des éléments particuliers du critère établi dans l’arrêt Andrews, ni des catégories auxquelles doit se rattacher la plainte de discrimination » (Québec c. A, au para. 329), car
[i]l faut se garder de considérer que les arrêts Kapp et Withler ont pour effet d’imposer aux demandeurs invoquant l’art. 15 l’obligation additionnelle de prouver qu’une distinction perpétue une attitude imbue de préjugés ou de stéréotypes à leur endroit. Une telle démarche s’attache à tort à la question de savoir s’il existe une attitude, plutôt qu’un effet, discriminatoire, contrairement aux enseignements des arrêts Andrews, Kapp et Withler. [En italiques dans l’original; par. 327.]
(Voir aussi par. 329‑331.)
[79] Qui plus est, la perpétuation du désavantage ne devient pas moins grave au regard du par. 15(1) simplement parce qu’elle était pertinente à l’égard d’un objectif légitime de l’État. Je suis d’accord avec la doyenne Mayo Moran sur le fait que l’ajout d’un critère de pertinence à l’analyse relative au par. 15(1) — même en tant que facteur contextuel parmi d’autres — risque de réduire l’examen à une simple recherche du [traduction] « fondement rationnel » de la loi contestée (« Protesting Too Much: Rational Basis Review Under Canada’s Equality Guarantee » dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns: Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 71, p. 81‑84; Eberts et Stanton, p. 90 et 119‑120; Sheilah McIntyre, « Deference and Dominance: Equality Without Substance » dans Sheila McIntyre et Sanda Rodgers, dir., Diminishing Returns: Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2006), 95, p. 108‑113). Le critère à appliquer pour déterminer s’il y a violation à première vue du par. 15(1) concerne l’effet discriminatoire de la loi sur les groupes défavorisés et non la question de savoir si la distinction est justifiée, un examen qu’il convient d’effectuer au regard de l’article premier (Andrews, p. 181‑182; Turpin, p. 1325‑1326; Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418, par. 129‑130; Eldridge, par. 77 et 79; Québec c. A, par. 333; Centrale, par. 35).
[80] De même, un demandeur n’est pas tenu de prouver que la distinction est arbitraire pour démontrer une violation à première vue du par. 15(1). C’est au gouvernement qu’il incombe de démontrer que la loi n’est pas arbitraire dans les observations qu’il présente pour justifier l’atteinte au regard de l’article premier (voir Eberts et Stanton, p. 117; Jonnette Watson Hamilton et Jennifer Koshan, « Kahkewistahaw First Nation v. Taypotat: An Arbitrary Approach to Discrimination » (2016), 76 S.C.L.R. (2d) 243, p. 259‑260; Alicja Puchta, « Quebec v. A and Taypotat: Unpacking the Supreme Court’s Latest Decisions on Section 15 of the Charter » (2018), 55 Osgoode Hall L.J. 665, p. 704).
En résumé, donc, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 vise à établir que la loi impose un traitement différent sur la base de motifs protégés, soit explicitement soit par un effet préjudiciable. À la deuxième étape, la Cour doit se demander si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage.
Lorsque c’est possible, les deux étapes de l’analyse doivent rester distinctes, mais il se peut évidemment qu’il y ait un chevauchement dans les cas d’effet préjudiciable en raison de l’impossibilité d’établir des catégories strictes. En fin de compte, ce qui importe, c’est que le tribunal se pose les questions pertinentes nécessaires lors de l’analyse relative au par. 15(1) et y réponde, et non qu’il maintienne des cloisons étanches entre les deux étapes de l’analyse.
[81] En résumé, donc, la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 vise à établir que la loi impose un traitement différent sur la base de motifs protégés, soit explicitement soit par un effet préjudiciable. À la deuxième étape, la Cour doit se demander si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage (Alliance, par. 25).
[82] Lorsque c’est possible, les deux étapes de l’analyse doivent rester distinctes, mais il se peut évidemment qu’il y ait un chevauchement dans les cas d’effet préjudiciable en raison de [traduction] « l’impossibilité d’établir des catégories strictes » (Sheppard (2010), p. 21). En fin de compte, ce qui importe, c’est que le tribunal se pose les questions pertinentes nécessaires lors de l’analyse relative au par. 15(1) et y réponde, et non qu’il maintienne des cloisons étanches entre les deux étapes de l’analyse.