Denis-Damée c. R., 2018 QCCA 1251 

Lorsque l’emprisonnement s’avère nécessaire et même si l’infraction est jugée grave, il faut prendre en considération le contexte autochtone dans la détermination du terme d’emprisonnement

[61]        Les principes de la détermination de la peine sont prévus à l’article 718.2 du Code criminel. Chacun des principes énumérés dans cet article doit être considéré par le juge lors de l’évaluation de la peine, aucun ne primant de manière systématique sur les autres[28].

[62]        Il revient au juge du procès « d’arrêter la combinaison particulière d’objectifs de détermination de la peine et de circonstances aggravantes ou atténuantes devant être pris en compte […], sous réserve des lignes directrices et des principes fondamentaux énoncés au Code et dans la jurisprudence »[29].

[63]        L’alinéa 718.2e) du Code criminel traite du principe de l’examen de toutes les sanctions substitutives et offre une particularité touchant les délinquants autochtones. Cet article, dans sa version antérieure[30] applicable en l’espèce, est rédigé ainsi :

718.2 Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :

 

[…]

 

e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.

718.2 A court that imposes a sentence shall also take into consideration the following principles:

 

[…]

 

e) all available sanctions, other than imprisonment, that are reasonable in the circumstances and consistent with the harm done to victims or to the community should be considered for all offenders, with particular attention to the circumstances of Aboriginal offenders.

[Nous soulignons]

[64]        Il s’agit d’une disposition réparatrice visant à restreindre le recours à l’emprisonnement pour tous les délinquants, et jouant un rôle réparateur particulier à l’égard des autochtones[31].

[65]        À la suite d’une étude détaillée de la surreprésentation[32] des délinquants autochtones dans les pénitenciers, la Cour suprême du Canada déclare, en 1998, « qu’il y a une preuve que ce racisme largement répandu [envers les autochtones] s’est traduit par une discrimination systémique dans le système de justice pénale »[33].

[66]        Ce troublant constat mène le plus haut tribunal du pays à élaborer un cadre d’analyse particulier pour la détermination de la peine d’un délinquant autochtone dans l’affaire Gladue[34], cadre réexaminé et reconfirmé, treize années plus tard, dans l’arrêt Ipeelee[35].

[67]        Le cadre dégagé dans Gladue oblige le juge qui prononce la peine à infliger à un délinquant autochtone à tenir compte des deux volets suivants :

(A)  les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux;

(B)  les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou attaches autochtones.[36]

[68]        En ce qui a trait au volet rattaché aux facteurs systémiques ou historiques, le juge de première instance doit, « dans tous les cas », en prendre connaissance d’office et se pencher sur « l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération »[37].

[69]        La Cour suprême précisera subséquemment dans Ipeelee que l’étude de ces facteurs peut influer sur la culpabilité du délinquant en mettant en lumière un degré de culpabilité morale moindre chez ce dernier[38]. Il s’agit de circonstances atténuantes[39]. Les auteures Denis-Boileau et Sylvestre écrivent à ce sujet que : « [é]lément important et de droit nouveau, le juge LeBel ancre la considération des facteurs historiques et systémiques dans le principe de proportionnalité »[40].

[70]        Quant au volet lié aux sanctions appropriées en contexte autochtone, le plus haut tribunal du pays constate, dans Gladue, l’existence de conceptions différentes chez les autochtones en cette matière. Entre autres, il explique que les idéaux de justice corrective[41] revêtent une importance primordiale dans les notions traditionnelles de sanction chez la plupart des autochtones et que cette tradition est extrêmement importante pour l’analyse de l’article 718.2e) du Code criminel[42]. À ce compte, il arrive bien souvent que l’incarcération ne soit pas une solution adéquate pour un délinquant autochtone ou pour sa communauté, surtout dans les cas d’infractions mineures ou sans violence. Néanmoins, il est souligné, plus loin dans le même arrêt, qu’« [à] l’évidence, il existe des infractions graves et des délinquants pour lesquels l’isolement, la dénonciation et la dissuasion sont fondamentalement pertinents »[43].

[71]        Lorsque l’emprisonnement s’avère nécessaire et même si l’infraction est jugée grave, il faut prendre en considération le contexte autochtone dans la détermination du terme d’emprisonnement[44]. Il incombe au juge « de s’efforcer de se renseigner sur les circonstances dans lesquelles se trouve le délinquant en tant qu’autochtone »[45]. La Cour suprême va jusqu’à dire que « le juge prononçant la peine pourra et devrait, lorsque les circonstances s’y prêtent et que cela est concrètement possible, demander qu’on appelle des témoins en mesure de témoigner sur les solutions de rechange raisonnables[46].

[72]        Nous avons eu l’occasion de souligner plus haut que la Cour suprême a, dans l’arrêt Ipeelee, réexaminé et reconfirmé le cadre d’analyse de Gladue. Constatant des difficultés dans l’interprétation et l’application, tant de l’article 718.2e) que du jugement Gladue, elle rectifie la trajectoire jurisprudentielle sur deux sujets.

[73]        Le premier concerne l’établissement d’un lien de causalité entre les facteurs historiques et systémiques et la perpétration de l’infraction : un tel lien ne doit pas être exigé. Le second touche l’idée exprimée dans Gladue selon laquelle « [d]e façon générale, plus violente et grave sera l’infraction, plus grande sera la probabilité que la durée des peines d’emprisonnement des autochtones et des non-autochtones soit en pratique proche ou identique, même compte tenu de leur conception différente de la détermination de la peine »[47]. La Cour suprême affirme que c’est à tort que les tribunaux ont interprété cette observation générale comme une affirmation voulant que les principes de Gladue ne s’appliquent pas aux infractions graves[48]. Elle enchaîne en soulignant que le juge a l’obligation d’appliquer l’article 718.2e) et que « [s]i le délinquant est un Autochtone, le tribunal doit tenir compte de sa situation dans son ensemble, y compris les circonstances particulières décrites dans l’arrêt Gladue »[49].

[74]        Toujours dans Ipeelee, la Cour suprême rappelle le principe formulé dans l’article 718.2e) selon lequel le juge investi de la mission de déterminer la peine a l’obligation d’examiner toutes les sanctions substitutives raisonnables dans un contexte autochtone[50].

[75]        En somme, l’alinéa 718.2e) du Code criminel est donc « une application particulière du principe de l’individualisation de la peine tel qu’il est défini à travers le prisme de la réalité autochtone »[51].

Les ordonnances de probation accordent en effet aux juges dans les cas appropriés la souplesse leur permettant d’infliger des peines d’emprisonnement plus courtes et suivies de mesures de supervision dans la collectivité, plutôt que les peines plus longues qu’ils auraient autrement imposées inutilement

[117]     Les ordonnances de probation ont un caractère très contraignant et sont assimilables à une sanction substitutive[84]. Elles permettent à la fois d’assurer la protection de la société et de favoriser la réhabilitation des délinquants[85].

[118]     Ces ordonnances « accordent en effet aux juges [dans les cas appropriés] la souplesse leur permettant d’infliger des peines d’emprisonnement plus courtes et suivies de mesures de supervision dans la collectivité, plutôt que les peines plus longues qu’ils auraient autrement imposées inutilement »[86].

[119]     Il s’agit d’une « solution de rechange efficace et efficiente à l’emprisonnement » lorsqu’une longue peine d’emprisonnement n’est pas justifiée et qu’un potentiel de réhabilitation du délinquant est présent[87].