R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23
La dignité humaine transcende les intérêts individuels et concerne la société en général.
[5] L’article 12 de la Charte confère une protection contre les peines et traitements cruels et inusités. Fondamentalement, cette disposition a pour objet de protéger la dignité humaine et d’assurer le respect de la valeur inhérente à chaque personne. Notre Cour a récemment affirmé, dans un contexte différent, que la dignité humaine transcende les intérêts individuels et concerne la société en général (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 33). En ce sens, la portée du présent pourvoi dépasse largement les faits qui lui sont propres.
…
[9] Pour assurer le respect de la dignité inhérente à chaque individu, l’art. 12 de la Charte commande que le Parlement laisse entre-ouverte la porte donnant accès à la réhabilitation, et ce, même dans les situations où cet objectif revêt une importance secondaire. Sur le plan pratique, cela signifie que tout détenu doit bénéficier d’une possibilité réaliste de demander la libération conditionnelle à tout le moins avant l’expiration d’un temps d’épreuve de 50 ans, lequel correspond à la période d’inadmissibilité minimale résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal en vertu de la disposition contestée en cas de meurtres au premier degré.
Les objectifs de la peine en droit canadien
[45] Avant d’entreprendre l’analyse fondée sur l’art. 12, un survol des objectifs de la peine s’impose pour trancher le litige dont notre Cour est saisie. En droit canadien, le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes qui visent un ou plusieurs objectifs, dont la dénonciation, la dissuasion et la réinsertion sociale, sur lesquels il convient de se pencher (art. 718 C. cr.).
[46] Tout d’abord, l’objectif pénologique de dénonciation exige que la peine exprime la réprobation de la société à l’égard de l’infraction commise. La peine représente le moyen par lequel la société communique ses valeurs morales (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 81). Cet objectif doit être soupesé avec prudence, car il pourrait, à lui seul, justifier des peines dont la sévérité est sans limites (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), §1.22).
[47] L’objectif de dissuasion, pour sa part, se décline en deux formes. La première, la dissuasion spécifique, vise à décourager le contrevenant lui-même de récidiver. La deuxième, la dissuasion générale, a pour but de décourager les membres du public qui pourraient être tentés de se livrer à l’activité criminelle dont le contrevenant a été déclaré coupable (R. c. B.W.P., 2006 CSC 27, [2006] 1 R.C.S. 941, par. 2). Dans la poursuite de cet objectif, le contrevenant est puni plus sévèrement afin de communiquer un message à la population, en d’autres termes pour servir d’exemple. La dissuasion générale est un objectif qui doit être soupesé par le tribunal, mais dont l’efficacité a souvent été remise en question. En dépit de ces réserves légitimes, il demeure que la certitude d’être puni, de même que l’ensemble des sanctions pénales, produisent néanmoins un certain effet dissuasif, quoique difficilement mesurable, chez les contrevenants potentiels (Ruby, §1.31; Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence : une approche canadienne (1987), p. 150-151).
[48] Enfin, l’objectif de réinsertion sociale vise à réformer le contrevenant en vue de sa réintégration dans la société, afin qu’il devienne un citoyen respectueux des lois. Cet objectif pénologique présuppose chez l’individu une capacité de prendre sa vie en main et de s’améliorer, avec pour conséquence ultime une meilleure protection de la société. Les auteurs M. Manning et P. Sankoff soulignent que la réhabilitation [traduction] « constitue probablement à long terme la solution la plus économique sur le plan financier et l’objectif pénologique le plus humain » (Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (5e éd. 2015), ¶1.155). Dans ce même ordre d’idées, je réitère, comme je l’ai affirmé dans l’arrêt R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, que « [c]et objectif fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde » (par. 4).
[49] L’importance relative de chacun des objectifs de la peine varie selon la nature du crime et les particularités du contrevenant (R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 329). Il n’existe aucune formule mathématique permettant de déterminer ce qui constitue une peine juste et appropriée. C’est pourquoi notre Cour a décrit la détermination de la peine comme un « art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent » (M. (C.A.), par. 91).
[50] Cependant, la détermination de la peine doit en toutes circonstances être guidée par le principe cardinal de la proportionnalité. La peine doit être suffisamment sévère pour dénoncer l’infraction, sans excéder « ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction » (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 42; voir aussi R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 37). La proportionnalité des peines est considérée comme un facteur essentiel au maintien de la confiance du public dans l’équité et la rationalité du système de justice pénal et criminel. L’application de ce principe permet d’assurer au public que le contrevenant mérite la punition qui lui a été infligée (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.-B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 533, la juge Wilson, motifs concordants).
[51] Ainsi, « on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée à la seule fin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi » (Nur, par. 45). De même, le juge Vauclair affirme avec justesse que « la recherche de l’exemplarité au détriment des éléments de preuve qui démontrent le mérite des objectifs de réhabilitation est incompatible avec le principe d’individualisation » (Lacelle Belec c. R., 2019 QCCA 711, par. 30 (CanLII), citant R. c. Paré, 2011 QCCA 2047, par. 48 (CanLII), le juge Doyon). La proportionnalité joue un rôle restrictif et, en ce sens, elle est garante d’une peine qui est individualisée, juste et appropriée.
[52] Le principe de la proportionnalité est si fondamental qu’il possède une dimension constitutionnelle consacrée à l’art. 12 de la Charte, lequel interdit l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine (Nasogaluak, par. 41; Ipeelee,par. 36). En tant que principe de détermination de la peine, le principe de proportionnalité ne bénéficie toutefois d’aucune protection constitutionnelle en tant que tel, n’étant pas reconnu comme un principe de justice fondamentale visé à l’art. 7 de la Charte(R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 160; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 71).
[53] Les autres principes et objectifs de la détermination de la peine ne font pas non plus l’objet d’une protection constitutionnelle autonome. Il s’ensuit que « [l]e législateur peut les modifier et les abroger à son gré, sous réserve du seul respect de l’art. 12 de la Charte » (Safarzadeh‑Markhali, par. 71).
Bien que la dignité humaine ne soit pas reconnue comme un droit constitutionnel autonome, cette valeur fondamentale guide l’interprétation de l’ensemble des droits garantis par la Charte.
De manière générale, la notion de dignité évoque l’idée selon laquelle chaque personne possède une valeur intrinsèque et a, de ce fait, droit au respect. Ce respect est dû à chaque individu, sans égard à ses agissements.
[59] Pour bien saisir les deux volets de la protection offerte par l’art. 12 de la Charte, il est nécessaire de recentrer l’analyse sur l’objet de cette disposition. Notre Cour a récemment dit de l’art. 12 qu’il a pour objet « d’interdire à l’État d’infliger des douleurs et des souffrances physiques ou psychologiques par des traitements ou peines dégradants et déshumanisants. Cette disposition vise à protéger la dignité humaine et à assurer le respect de la valeur inhérente de chaque personne » (Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, par. 51, unanime sur ce point). Bien que la dignité ne soit pas reconnue comme un droit constitutionnel autonome, cette valeur fondamentale guide l’interprétation de l’ensemble des droits garantis par la Charte (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 77). De manière générale, la notion de dignité évoque l’idée selon laquelle chaque personne possède une valeur intrinsèque et a, de ce fait, droit au respect (Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 56; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand,1996 CanLII 172 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 211, par. 105). Ce respect est dû à chaque individu, sans égard à ses agissements (voir C. Brunelle, « La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne : de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale », [2006] R. du B. (numéro thématique) 143, p. 150-151).
Comme les normes de décence d’une société ne sont pas figées dans le temps, ce qui constitue une peine cruelle et inusitée par nature est appelé à évoluer, conformément au principe selon lequel notre Constitution est un arbre vivant capable de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles, de manière à répondre aux nouvelles réalités sociales, politiques et historiques du monde contemporain.
[65] Comme les normes de décence d’une société ne sont pas figées dans le temps, ce qui constitue une peine cruelle et inusitée par nature est appelé à évoluer, conformément au principe selon lequel notre Constitution est un arbre vivant capable de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles, de manière à répondre aux nouvelles réalités sociales, politiques et historiques du monde contemporain (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 22; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155-156; Edwards c. Attorney‑General for Canada, 1929 CanLII 438 (UK JCPC), [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 136). Comme le soulignait le juge Cory il y a plus de 30 ans, alors dissident sur un autre point dans l’affaire Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), 1991 CanLII 78 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 779, « [c]e qui est une peine acceptable pour une société dépend de la nature de cette dernière, de son degré de stabilité et de son niveau de maturité » (p. 818). Les châtiments que nous considérons aujourd’hui comme incompatibles avec la dignité humaine étaient répandus et acceptés à une autre époque. Le professeur A. N. Doob affirme avec justesse que « [l]a raison pour laquelle nous ne fouettons et ne pendons plus les gens n’est pas le manque de cuir ou de corde. C’est plutôt parce que ces châtiments ne sont plus en adéquation avec les valeurs canadiennes » (Ministère de la Justice du Canada, Une approche des objectifs et des principes de détermination de la peine basée sur les valeurs et sur les preuves (2017), p. 4).
[66] Parmi les peines et traitements reconnus à ce jour comme intrinsèquement incompatibles avec la dignité humaine, mentionnons « l’imposition d’un châtiment corporel comme la peine du fouet, sans égard au nombre de coups de fouet imposé [. . .], la lobotomie de certains criminels dangereux, ou la castration d’auteurs de crimes sexuels » (Smith, p. 1074). La torture appartient également à cette catégorie, le but ultime de ce supplice étant « de priver une personne de son humanité » (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 51).
[67] Une peine est cruelle et inusitée par nature si le tribunal est convaincu que, compte tenu de sa nature et de ses effets, cette peine ne pourrait jamais être infligée d’une manière conforme à la dignité humaine dans le contexte pénal canadien. Une peine cruelle et inusitée par nature est « si intrinsèquement répugnante qu’elle ne saurait jamais constituer un châtiment approprié, aussi odieuse que soit l’infraction » (Suresh, par. 51). Pour déterminer si une peine est intrinsèquement incompatible avec la dignité, le tribunal doit évaluer si la peine est, par sa nature, dégradante ou déshumanisante. Les effets susceptibles d’être causés à l’ensemble des contrevenants condamnés à un tel châtiment peuvent également éclairer le tribunal et appuyer son analyse de la nature de la peine.
[68] L’analyse du tribunal doit demeurer centrée sur la nature de la peine plutôt que sur des considérations de proportionnalité entre la peine et la culpabilité morale du contrevenant. En effet, une peine cruelle et inusitée par nature est, par définition, « toujours exagérément disproportionn[ée] » (Smith, p. 1074). Une peine cruelle et inusitée par nature doit tout simplement être exclue de l’arsenal de sanctions à la disposition de l’État, ce qui signifie que ce dernier ne peut contourner les prescriptions de l’art. 12 en prévoyant certaines exemptions à l’infliction de cette peine ou en assujettissant celle-ci à la discrétion du tribunal. En d’autres termes, la simple possibilité qu’une peine cruelle et inusitée par nature puisse être infligée suffit pour enfreindre l’art. 12 de la Charte.
[69] En résumé, une peine peut violer l’art. 12 pour deux motifs distincts, soit parce qu’elle est exagérément disproportionnée dans un cas donné, soit parce qu’elle est intrinsèquement incompatible avec la dignité humaine. Lorsque les deux volets de la protection de l’art. 12 sont en cause dans une même affaire, l’analyse de la nature de la peine doit précéder celle de la disproportion exagérée. En effet, si la peine susceptible d’être infligée est cruelle et inusitée par nature, et donc intrinsèquement incompatible avec la dignité humaine, il n’est pas nécessaire — et je dirais même inutile — de s’interroger sur son caractère exagérément disproportionné dans un cas donné, puisqu’une peine cruelle et inusitée par nature est « toujours exagérément disproportionnée » (Smith, p. 1074; voir aussi Kerr et Berger, p. 238).
[70] Dans leur analyse de l’art. 12 de la Charte, les tribunaux doivent faire preuve de déférence envers les décisions de politique générale du législateur en matière de peines (Lloyd, par. 45). La limite fixée par la Constitution pour qu’une peine soit jugée exagérément disproportionnée se veut exigeante et ne sera atteinte qu’en de rares occasions (Boudreault, par. 45; Lloyd, par. 24; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417; Lyons, p. 345). De la même manière, les tribunaux doivent faire montre de prudence et de retenue lorsqu’une peine est contestée au motif qu’elle fait partie de la catégorie restreinte de peines cruelles et inusitées par nature. Cependant, [traduction] « le jugement définitif quant à savoir si une peine excède les limites constitutionnelles fixées par la Charte constitue à bon droit une fonction judiciaire » (Lloyd, par. 45, citant R. c. Guiller (1985), 48 C.R. (3d) 226 (C. dist. Ont.), p. 238). C’est l’analyse qu’il nous incombe maintenant d’effectuer.
Le cumul de périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans en cas de meurtres au premier degré, l’art. 745.51 C. cr. autorise l’infliction de peines d’emprisonnement à vie sans possibilité réaliste de libération conditionnelle avant la mort de tous les contrevenants qui sont assujettis à un tel cumul. De telles peines sont de nature dégradante, et donc contraires à la dignité humaine, puisqu’elles retirent aux contrevenants toute possibilité de réinsertion sociale, ce qui présuppose, de manière finale et irréversible, que ces derniers ne possèdent pas la capacité de s’amender et de réintégrer la société.
[73] Pour les motifs qui suivent, je conclus que, par le cumul de périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans en cas de meurtres au premier degré, l’art. 745.51 C. cr. autorise l’infliction de peines d’emprisonnement à vie sans possibilité réaliste de libération conditionnelle avant la mort de tous les contrevenants qui sont assujettis à un tel cumul. De telles peines sont de nature dégradante, et donc contraires à la dignité humaine, puisqu’elles retirent aux contrevenants toute possibilité de réinsertion sociale, ce qui présuppose, de manière finale et irréversible, que ces derniers ne possèdent pas la capacité de s’amender et de réintégrer la société. L’analyse des effets susceptibles d’être causés à l’ensemble des contrevenants assujettis à une peine d’emprisonnement sans possibilité réaliste de libération conditionnelle, ainsi qu’un tour d’horizon du droit international et du droit comparé, appuient la conclusion selon laquelle une telle peine est contraire à la dignité humaine. Enfin, le pouvoir discrétionnaire du tribunal ne peut sauvegarder la disposition contestée et la prérogative royale de clémence ne constitue pas une possibilité réaliste de remise en liberté pour l’individu purgeant une peine d’emprisonnement qui n’est assortie d’aucun autre mécanisme de révision.
…
[76] En cas de meurtres multiples au premier degré, la disposition contestée permet l’infliction de peines d’emprisonnement qui, dans les faits, privent tous les contrevenants visés d’une possibilité réaliste d’obtenir une libération conditionnelle. Dans le scénario le plus favorable au ministère public, mais par ailleurs rarissime, un contrevenant âgé de 18 ans qui prend le chemin de la prison et qui y demeure durant les 50 années suivantes de sa vie pourrait, en théorie, obtenir sa libération conditionnelle alors qu’il sera âgé de 68 ans. À titre d’information, il convient de signaler que l’espérance de vie moyenne des détenus qui décèdent de causes naturelles est d’environ 60 ans (Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada et Commission canadienne des droits de la personne, Vieillir et mourir en prison : enquête sur les expériences vécues par les personnes âgées sous garde fédérale (2019), p. 67), chiffre qui est nettement inférieur à l’espérance de vie moyenne au sein de la population générale (à titre indicatif, l’espérance de vie moyenne au Canada, tous sexes confondus, était de 81,7 ans en 2020; voir Statistique Canada, « Décès, 2020 », dans Le Quotidien, 24 janvier 2022 (en ligne)).
[77] Ainsi, au terme de 50 ans d’incarcération, certains contrevenants seront décédés, tandis que d’autres seront peut-être libérés une fois les années significatives de leur vie écoulées, faisant d’eux ce que certains auteurs appellent de [traduction] « véritables condamnés à perpétuité » (A. Iftene, « R. c. Bissonnette and the (Un)Constitutionality of Consecutive Periods of Parole Ineligibility for a Life Sentence : Why the QCCA Got It Right and Why Section 745.51 Should Never Be Re-Written » (2021), 69 Crim. L.Q. 312, p. 331). Pour les besoins de l’analyse de la constitutionnalité de la disposition contestée, cette dernière situation est assimilable à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle, dans la mesure où l’individu ne pourra jamais réintégrer la société et y contribuer en tant que citoyen actif, surtout lorsque l’on considère que les longues peines d’emprisonnement nuisent à la réinsertion sociale des contrevenants plus qu’elles ne la favorisent (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 54-57; Ruby, §1.63).
…
[80] J’entreprends donc l’analyse de la constitutionnalité de la disposition contestée en postulant qu’elle autorise, dans les faits, l’infliction d’une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle.
L’examen de la nature de la peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle mène à la conclusion qu’elle est incompatible avec la dignité humaine, valeur qui sous-tend la protection conférée par l’art. 12 de la Charte. Cette peine est de nature dégradante en ce qu’elle présuppose, dès l’infliction de la peine, et ce, de manière finale et irréversible, que le contrevenant est irrécupérable et ne possède pas l’autonomie morale nécessaire pour se réhabiliter.
[81] L’examen de la nature de la peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle mène à la conclusion qu’elle est incompatible avec la dignité humaine, valeur qui sous-tend la protection conférée par l’art. 12 de la Charte. Cette peine est de nature dégradante en ce qu’elle présuppose, dès l’infliction de la peine, et ce, de manière finale et irréversible, que le contrevenant est irrécupérable et ne possède pas l’autonomie morale nécessaire pour se réhabiliter. À lui seul, ce constat permet de conclure qu’il s’agit d’une peine cruelle et inusitée par nature. Il est néanmoins pertinent de procéder, de manière complémentaire, à l’analyse des effets susceptibles d’être causés par cette peine sur l’ensemble des contrevenants qui y sont assujettis.
[82] La nature de la peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle est différente de celle d’une peine d’incarcération assortie d’un mécanisme de révision, en ce que la première prive le contrevenant de toute possibilité de s’amender et de réintégrer la société (voir Lyons, p. 340-341; I. Grant, C. Choi et D. Parkes, « The Meaning of Life : A Study of the Use of Parole Ineligibility for Murder Sentencing » (2020), 52 R.D. Ottawa 133, p. 172, citant A. Liebling, « Moral performance, inhuman and degrading treatment and prison pain » (2011), 13 Punishm. & Soc.530, p. 536). Diverses expressions, qui évoquent toutes la mort inévitable du contrevenant derrière les barreaux, ont été employées pour décrire la nature de la peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle (p. ex. : [traduction] « condamnation à mourir à petit feu », « mort par incarcération », « sentence de mort virtuelle », « peine de mort lente », « peine de mort suspendue », « peine de mort sans date d’exécution », et « l’autre peine de mort »; voir J. S. Henry, « Death-in-Prison Sentences : Overutilized and Underscrutinized », dans C. J. Ogletree, Jr., et A. Sarat, dir., Life without Parole : America’s New Death Penalty? (2012), 66, p. 66). En effet, une fois entre les murs de l’établissement carcéral, le contrevenant est destiné à y rester jusqu’à son décès, et ce, sans égard à ses efforts de réhabilitation, malgré les effets dévastateurs que cela entraîne.
L’objectif de réinsertion sociale est intimement lié à la dignité humaine en ce qu’il exprime la conviction que chaque individu porte en lui la capacité de se réhabiliter et de réintégrer la société.
En retirant à l’avance aux contrevenants toute possibilité de réintégrer la société, la disposition contestée ébranle les fondements mêmes du droit criminel canadien.
Les fondements de notre système de justice pénale, dont il est question dans l’arrêt Boudreault, commandent de respecter la valeur inhérente de chaque individu, incluant les criminels les plus vils.
[83] L’objectif de réinsertion sociale est intimement lié à la dignité humaine en ce qu’il exprime la conviction que chaque individu porte en lui la capacité de se réhabiliter et de réintégrer la société. Comme l’écrivent avec justesse les auteures J. Desrosiers et C. Bernard, le droit criminel se construit, et doit se construire, « sur une conception de l’être humain comme agent libre et autonome et partant, capable de changement » (« L’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle : une peine inconstitutionnelle? » (2021), 25 Rev. can. D.P. 275, p. 303).
[84] Il est difficile, voire impossible de prédire la capacité d’un contrevenant de s’amender dans un horizon de 50 ans ou plus, et encore davantage de prédire s’il sera effectivement en mesure de le faire durant ses nombreuses années d’incarcération. En retirant à l’avance aux contrevenants toute possibilité de réintégrer la société, la disposition contestée ébranle les fondements mêmes du droit criminel canadien. La disposition réduit ainsi à néant l’objectif de réhabilitation dès le moment de l’infliction de la peine, ce qui a pour effet de nier toute autonomie aux contrevenants et de leur infliger une peine dégradante incompatible avec la dignité humaine.
[85] Pour respecter la dignité humaine, le Parlement doit laisser la porte entre-ouverte à la réhabilitation, même dans les cas où cet objectif revêt une importance minime. Si d’aventure un contrevenant parvenait à se réhabiliter, ce dernier doit avoir accès à un mécanisme de réexamen de sa peine, après avoir purgé une période d’incarcération qui est suffisamment longue pour dénoncer la gravité de l’infraction. Cette dernière précision est importante, car le Parlement dispose d’une latitude pour établir des peines dont la sévérité exprime la réprobation de la société à l’égard de l’infraction commise et, bien que ces peines puissent dans certaines circonstances avoir pour effet de condamner un contrevenant à mourir derrière les barreaux, elles ne constituent pas nécessairement une violation de l’art. 12 de la Charte.
[86] À titre d’illustration, dans l’arrêt Luxton, notre Cour a rejeté la prétention selon laquelle la peine obligatoire en cas de meurtre au premier degré viole l’art. 12 de la Charte. De l’avis de la Cour, le Parlement peut à bon droit traiter ce crime — le plus grave qui soit — avec un degré approprié de sévérité. La période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans exprime la réprobation de la société à l’égard de la perpétration d’un tel crime et ne constitue pas une atteinte à nos normes de décence (Luxton, p. 724-725). Un contrevenant reconnu coupable de meurtre au premier degré à un âge avancé n’aura donc que peu ou pas d’espoir de sortir de prison, vu la période de temps d’épreuve obligatoire de 25 ans. Mais, comme il a été jugé dans l’arrêt Luxton, cette peine demeure conforme à l’art. 12 de la Charte, car elle relève du pouvoir du Parlement de sanctionner le crime le plus odieux par une peine qui dénonce suffisamment la gravité de l’infraction, sans toutefois que cette peine outrepasse les limites constitutionnelles en privant d’emblée tous les contrevenants d’une possibilité de libération conditionnelle.
[87] Par contraste, la disposition contestée en l’espèce autorise le cumul de périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle d’une durée de 25 ans chacune pour chaque meurtre au premier degré, ce qui a pour résultat de priver tout contrevenant visé de la possibilité de s’amender et de réintégrer la société. L’auteure Henry dit avec justesse que [traduction] « les peines [d’emprisonnement jusqu’à ce que mort s’ensuive] sont sévères et dégradantes parce que, tout comme la peine capitale, elles ne reconnaissent pas la valeur intrinsèque de la personne incarcérée. L’absence de toute possibilité de rédemption nie la dignité humaine » (p. 76). Comme le souligne la juge Martin dans l’arrêt Boudreault, dans lequel la Cour a invalidé la disposition portant sur la suramende compensatoire, « [l]’incapacité des contrevenants de s’acquitter entièrement de leur dette envers la société, d’obtenir la réinsertion sociale et de demander pardon va à l’encontre des fondements mêmes de notre système de justice pénale » (par. 79). Bien que le contexte de cet arrêt diffère de celui en l’espèce, son enseignement selon lequel chaque contrevenant doit bénéficier de la possibilité de s’amender et de réintégrer la société est d’application générale. Les fondements de notre système de justice pénale, dont il est question dans l’arrêt Boudreault, commandent de respecter la valeur inhérente de chaque individu, incluant les criminels les plus vils.
[88] Contrairement aux prétentions des parties appelantes, il ne s’agit pas ici de faire primer l’objectif de réhabilitation sur tous les autres, mais bien de lui préserver une certaine place dans un système pénal fondé sur le respect de la dignité inhérente à chaque individu. Dans le contexte de l’infraction de meurtre au premier degré, la réhabilitation est déjà subordonnée aux objectifs de dénonciation et de dissuasion, comme en témoigne la sévérité de la peine.
[89] Les objectifs de dénonciation et de dissuasion sont déjà réalisés par l’infliction de la peine minimale obligatoire la plus sévère que prévoit le Code criminel : l’emprisonnement à perpétuité (art. 235 C. cr.). Le fait de croire que la libération conditionnelle met fin à la peine du contrevenant relève du mythe. La mise en liberté sous condition a uniquement pour effet de modifier les conditions dans lesquelles la peine est purgée, mais la peine elle-même demeure en vigueur, et ce, pour toute la durée prévue, c’est-à-dire jusqu’à la mort du contrevenant (M. (C.A.), par. 57). Le contrevenant qui obtient une libération conditionnelle « porte encore les stigmates sociétaux découlant de sa condition de condamné en train de purger une peine criminelle » (M. (C.A.), par. 62). De surcroît, dans l’éventualité où le contrevenant obtient sa libération conditionnelle parce qu’il ne pose plus un danger pour la société, il demeure « assujetti à la surveillance stricte du système de libération conditionnelle, et sa liberté continue d’être considérablement restreinte » (M. (C.A.), par. 62). La menace de réincarcération pèse toujours sur lui en cas de bris de condition (Loi sur la mise en liberté sous condition, art. 135). Contrairement à la croyance populaire, [traduction] « [l]a personne en liberté sous condition n’est pas une personne libre » (R. c. Wilmott, 1966 CanLII 222 (ON CA), [1967] 1 C.C.C. 171 (C.A. Ont.), p. 181).
Dans un système juridique fondé sur le respect des droits et libertés, la loi du talion est inapplicable.
[93] Les parties appelantes insistent sur l’importance de dénoncer avec plus de rigueur les meurtres multiples par l’infliction d’une peine qui reflète la valeur de chaque vie humaine perdue. Une telle peine repose sur une approche rétributiviste, approche qui pourrait à elle seule justifier une peine d’une sévérité illimitée, voire justifier une peine établissant une correspondance réelle entre le crime commis et le châtiment infligé. Mais, pour reprendre les termes des auteures Desrosiers et Bernard, « dans un système juridique fondé sur le respect des droits et libertés, la loi du talion est inapplicable » (p. 292). Les tribunaux doivent établir une limite au pouvoir de l’État de sanctionner les contrevenants, en conformité avec la Charte.
[94] Par ailleurs, les objectifs de dénonciation et de dissuasion ne sont pas mieux servis par l’infliction de peines excessives. En effet, passé un certain seuil, ces objectifs perdent toute leur valeur fonctionnelle, particulièrement lorsque la peine infligée dépasse largement l’espérance de vie humaine. L’infliction de peines excessives qui ne remplissent aucune fonction, par exemple le temps d’épreuve de 150 ans réclamé initialement par le ministère public en l’espèce, a uniquement pour effet de déconsidérer l’administration de la justice et de miner la confiance du public dans la rationalité et l’équité du système de justice criminelle. Et c’est sans compter le fait que l’infliction de peines extrêmement sévères tend à banaliser de telles peines et à entraîner un effet inflationniste sur l’ensemble des peines infligées (Grant, Choi et Parkes, p. 138, citant M. Hamilton, « Extreme Prison Sentences : Legal and Normative Consequences » (2016), 38 Cardozo L. Rev. 59, p. 106-111).
[95] Comme l’a affirmé à juste titre la Cour d’appel, l’infliction d’une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle qui dépasse l’espérance de vie humaine « relève de l’absurdité. [. . .] Un tribunal ne doit pas rendre une ordonnance qui ne peut jamais se réaliser » (par. 93). Bien qu’un tel châtiment soit susceptible de réjouir la galerie, il est contraire aux valeurs fondamentales de la société canadienne. La soif de vengeance qui peut nous animer lorsque nous sommes devant un crime atroce commis par l’un de nos semblables ne saurait justifier l’infliction d’une peine qui, aussi sévère soit-elle, ne pourra jamais effacer l’horreur de son geste.
[96] Sur le plan des effets, les contrevenants qui n’ont aucune possibilité réaliste de libération conditionnelle sont privés de tout incitatif à se réformer. Déjà en 1956, le Rapport Fauteux énonçait clairement que « [j]amais le détenu ne devrait avoir un motif de se sentir oublié. [. . .] Les prisonniers devraient avoir l’espoir que leur emprisonnement prendra fin un jour, ce qui les encouragerait à se réformer et à se réhabiliter » (p. 52).
[97] Les conséquences psychologiques découlant d’une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité réaliste de libération conditionnelle sont, à certains égards, comparables à celles vécues par les détenus dans le couloir de la mort, puisque seul le décès mettra fin à leur incarcération. En tout état de cause, [traduction] « [b]ien que tous ne s’accordent peut-être pas pour dire que les peines [d’emprisonnement jusqu’à ce que la mort s’ensuive] sont pires que la mort, il est clair que ces peines sont exceptionnellement sévères et dégradantes en soi » (Henry, p. 75 (en italique dans l’original)). Pour les contrevenants condamnés à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle, le sentiment de mener une existence monotone, futile et isolée de leurs proches et du monde extérieur est très difficile à supporter. Certains d’entre eux préfèrent mettre fin à leurs jours plutôt que de mourir à petit feu et endurer des souffrances qui leur paraissent interminables (R. Johnson et S. McGunigall-Smith, « Life Without Parole, America’s Other Death Penalty » (2008), 88 Prison J. 328, p. 332-336; voir aussi R. Kleinstuber et J. Coldsmith, « Is life without parole an effective way to reduce violent crime? An empirical assessment » (2020), 19 Criminol. & Pub. Pol’y617, p. 620). De tels effets appuient la conclusion selon laquelle une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité réaliste de libération conditionnelle est de nature dégradante et donc intrinsèquement incompatible avec la dignité humaine. Il s’agit d’une peine cruelle et inusitée par nature qui viole l’art. 12 de la Charte.
…
[111] Quoi qu’il en soit, je suis d’avis, comme il a été expliqué précédemment, que l’existence d’un pouvoir discrétionnaire ne saurait sauvegarder une disposition qui permet l’infliction d’une peine cruelle et inusitée par nature. En effet, aucun crime, aussi odieux soit-il, ne peut justifier l’infliction d’une peine intrinsèquement incompatible avec la dignité humaine, telle une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité réaliste de libération conditionnelle. Étant donné qu’une telle peine doit purement et simplement être exclue de l’arsenal des mesures punitives à la disposition de l’État, la simple possibilité qu’elle puisse être infligée constitue une violation de l’art. 12 de la Charte. Par analogie, une disposition qui prévoirait l’infliction d’un châtiment corporel à titre de peine pour la commission de meurtres multiples — peine qui serait infligée à la discrétion du tribunal et réservée aux criminels les plus ignobles — ne saurait, pour des raisons évidentes, être déclarée conforme à l’art. 12 de la Charte. La même conclusion s’impose ici.
Tout contrevenant qui, en vertu de l’art. 745.51 C. cr., s’est vu imposer une période de temps d’épreuve de 50 ans ou plus — que ce soit pour des meurtres multiples au premier degré, au deuxième degré ou une combinaison des deux — doit pouvoir demander réparation.
En dernier lieu, comme notre Cour a limité son analyse à l’infliction de périodes d’inadmissibilité de 50 ans et plus, rien n’empêche les contrevenants assujettis à un cumul de moins de 50 ans en vertu de la disposition invalidée de faire valoir une violation continue de leur droit constitutionnel, à charge d’en faire la démonstration dans chaque cas.
[135] Lorsqu’une disposition législative inconstitutionnelle est déclarée inopérante immédiatement, en application du par. 52(1), elle cesse à partir de ce moment de s’appliquer. Une telle déclaration a généralement une portée rétroactive qui invalide la disposition à partir de la date de son adoption (Albashir, par. 38-39 et 43; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 82-83; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 28). La rétroactivité bénéficie aux parties en ce qu’elle permet de remonter dans le temps pour annuler les effets de la disposition jugée inconstitutionnelle (Hislop, par. 82; voir aussi Boudreault, par. 103). Le bénéfice de la rétroaction permet de plus aux personnes dont l’affaire est toujours « en cours » de faire appel pour des motifs constitutionnels (Boudreault, par. 103; R. c. Thomas, 1990 CanLII 141 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 713, p. 716).
[136] La doctrine de l’autorité de la chose jugée tempère toutefois l’application du principe selon lequel les réparations accordées en vertu du par. 52(1) ont un effet rétroactif (Albashir, par. 61). L’autorité de la chose jugée empêche de « rouvrir les dossiers sur lesquels les tribunaux ont statué en fonction de lois invalides » (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 757). En matière de condamnation pénale, il est généralement établi que les dossiers qui ne sont plus en cours dans le système ne peuvent être rouverts, même si les dispositions en vertu desquelles les accusés ont été reconnus coupables ont été ultérieurement déclarées inconstitutionnelles (R. c. Wigman, 1985 CanLII 1 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 246, p. 257; Thomas, p. 716; Sarson, par. 25-27). Les tribunaux peuvent toutefois accueillir « une demande de réparation fondée sur la Charte dans une situation où il y a “actuellement violation continue” d’un droit protégé par la Charte, même si l’atteinte tire ses origines d’une ordonnance valide et inattaquable au plan juridique » (Boudreault, par. 107, citant R. c. Gamble, 1988 CanLII 15 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 595, p. 630).
[137] Dans l’arrêt Boudreault, notre Cour a conclu que la primauté du droit, dont l’un des piliers est le principe de l’autorité de la chose jugée, ne saurait autoriser « l’infliction continue d’une peine cruelle et inusitée qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique » (par. 105-106). Cette conclusion est d’autant plus vraie dans le cas d’une peine cruelle et inusitée par nature comme en l’espèce. Dans la présente affaire, il est question du cumul de périodes d’inadmissibilité de 25 ans en cas de meurtres multiples au premier degré en vertu de l’art. 745.51 C. cr. En application de cette disposition inconstitutionnelle, des contrevenants ont été condamnés à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 50 ans, et même 75 ans. Une telle peine est de nature dégradante, et donc contraire à la dignité humaine, car elle anéantit toute possibilité de réinsertion sociale. Tout contrevenant qui, en vertu de l’art. 745.51 C. cr., s’est vu imposer une période de temps d’épreuve de 50 ans ou plus — que ce soit pour des meurtres multiples au premier degré, au deuxième degré ou une combinaison des deux — doit pouvoir demander réparation. Si le dossier de certains d’entre eux n’est plus devant les tribunaux, la violation de leur droit garanti à l’art. 12 de la Charte, elle, est continue, dans la mesure où ces derniers demeurent totalement privés d’accès à la libération conditionnelle. L’autorité de la chose jugée ne peut interdire la présentation de demandes visant à faire cesser cette violation continue de l’art. 12 de la Charte. Ces personnes pourraient donc s’adresser aux tribunaux et demander réparation, notamment en vertu du par. 24(1) de la Charte (Boudreault,par. 109; Gamble, p. 649). En dernier lieu, comme notre Cour a limité son analyse à l’infliction de périodes d’inadmissibilité de 50 ans et plus, rien n’empêche les contrevenants assujettis à un cumul de moins de 50 ans en vertu de la disposition invalidée de faire valoir une violation continue de leur droit constitutionnel, à charge d’en faire la démonstration dans chaque cas.