Les éléments de preuve relatifs au comportement après le fait peuvent être admissibles pour établir l’intention
[130] La défense a soutenu — et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accepté — que le raisonnement suivi dans l’arrêt Rodgerson ne tenait pas en l’espèce parce que, dans cette affaire, des éléments de preuve matérielle et médicolégale avaient été présentés pour démontrer la nature et la gravité des blessures subies par la défunte. La défense a fait valoir que, faute d’éléments de preuve matérielle semblables portant sur la cause du décès ou la nature et la gravité des blessures de Mme Jordan, l’utilisation du comportement après le fait comme preuve de l’intention n’était que spéculation formulée sous forme d’inférence. En l’absence d’éléments de preuve sur la nature des blessures subies par Mme Jordan, ce raisonnement ne reposait sur aucune base. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont examiné les autres éléments de preuve présentés au procès pour décider s’il existait un lien logique suffisant entre ce comportement et l’intention de M. Calnen. Concluant à l’absence d’autres éléments de preuve de ce genre, les juges majoritaires ont statué que l’inférence recherchée au sujet de l’intention relevait simplement de la spéculation. Ils ont déclaré ce qui suit :
[traduction] Je voudrais élargir mon analyse pour englober d’autres affaires pour expliquer pourquoi, à mon sens, le comportement après le fait a, dans certains cas, une valeur probante quant à la question de l’intention, alors que, dans d’autres, il n’en a pas. Pour ce faire, je tiens compte du fait que le dossier porté en appel est quelque peu inusité. Hormis la déclaration que l’appelant a faite à la police et sa reconstitution des événements, la seule preuve dont nous disposons est une preuve circonstancielle fondée sur des messages textes en provenance et à destination du téléphone de Mme Jordan et sur le comportement de l’appelant après le fait, de sorte que le tribunal est directement saisi de la question des limites de l’utilisation du comportement après le fait pour prouver à la fois le lien de causalité et l’intention. Dans d’autres affaires où le comportement après le fait a été utilisé pour prouver l’intention, il existait d’autres éléments de preuve dont le tribunal pouvait tenir compte. [par. 56]
[131] À mon avis, cette supposée distinction n’est pas convaincante. Premièrement, le présent pourvoi n’oblige pas la Cour à trancher la question de savoir si les éléments de preuve relatifs au comportement après le fait, à eux seuls, peuvent être utilisés pour inférer l’intention. Il ne s’agit pas d’une affaire où la seule preuve présentée par la Couronne était la preuve contestée de comportement après le fait. Il y avait d’autres éléments de preuve à considérer en l’espèce. De fait, le paragraphe précité énumère certains autres éléments de preuve présentés au jury : des messages textes en provenance et à destination du téléphone de Mme Jordan, la déclaration de M. Calnen à la police et sa reconstitution des événements. Il y avait aussi la preuve non contestée de comportement après le fait, les photographies de la maison et de la cage d’escalier, les mesures de la cage d’escalier, le vol par Mme Jordan de la bague et de l’ordinateur portable de M. Calnen, et le témoignage du policier affirmant qu’aucune preuve médicolégale n’avait été trouvée dans la maison (notamment l’absence d’indices de nettoyage et de dommages matériels à la cage d’escalier, aux murs ou aux garde‑corps).
[132] Deuxièmement, rien de ce que notre Cour a dit dans l’arrêt Rodgerson ne permet de penser qu’une inférence d’intention dépend de l’existence d’autres éléments de preuve matérielle ou médicolégale tendant à démontrer la nature et la gravité des blessures subies par la victime. Ces autres éléments de preuve peuvent renforcer l’inférence d’intention, comme ce fut le cas dans l’arrêt Rodgerson, mais cet arrêt ne laisse pas entendre que les éléments de preuve matérielle qui existaient dans cette affaire étaient une condition préalable qui devait nécessairement être remplie pour qu’une inférence sur l’intention puisse être tirée. Le raisonnement qui a été suivi par la Cour dans l’arrêt Rodgerson et qui établissait un lien entre la destruction des éléments de preuve et l’intention de commettre un meurtre ne découlait pas de l’existence d’autres éléments de preuve corroborante ou contradictoire pas plus qu’il n’était fondé sur de tels éléments de preuve. Il n’existe aucune règle de droit qui exige que l’on établisse d’abord qu’une infraction a été commise avant que le juge des faits puisse utiliser des éléments de preuve relatifs au comportement après le fait pour déterminer l’intention de l’accusé; les éléments de preuve relatifs au comportement après le fait ne sont pas de simples éléments de preuve complémentaires.
[133] L’idée que la valeur probante d’un comportement après le fait particulier puisse être évaluée à la lumière de l’ensemble du dossier est simple : il faut tenir compte du contexte pour décider si une inférence est raisonnable et rationnelle. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’on ne puisse pas tirer d’inférence raisonnable et rationnelle du comportement après le fait s’il n’existe pas d’autres éléments de preuve directs qui confirment ou corroborent cette inférence dans un sens ou dans l’autre. Il se peut que d’autres éléments de preuve étayent une inférence particulière (comme le fait qu’un cadavre démontre que certaines blessures ont été subies), mais il ne s’agit pas d’une condition préalable qui doit être remplie dès lors que le bon sens, la logique et l’expérience humaine permettent de tirer cette inférence. La thèse suivant laquelle il est nécessaire de présenter d’autres éléments de preuve directs au sujet de la nature et de la gravité des blessures subies par la victime avant de pouvoir tirer une conclusion ne trouve aucun appui dans la jurisprudence et ne peut être conciliée avec les pratiques et principes généraux qui régissent les décisions en matière d’admissibilité. Il faut tenir compte du contexte pour évaluer le comportement après le fait. Son importance peut être renforcée ou affaiblie par la présence ou l’absence d’autres éléments de preuve, mais il ne s’agit pas d’un type de preuve secondaire.
[134] Non seulement fait‑on erreur en reléguant les éléments de preuve relatifs au comportement après le fait à un rôle de soutien ou à un rôle secondaire, mais il est aussi essentiel de conserver la distinction entre la norme minimale d’admissibilité de la preuve et la question distincte de savoir si la Couronne s’est acquittée de son fardeau ultime consistant à établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Le critère régissant l’admissibilité de la preuve s’intéresse en premier lieu à la pertinence, à savoir si la preuve tend, selon la logique, le bon sens et l’expérience humaine, à rendre la thèse qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle. La preuve relative au comportement après le fait, lorsqu’elle est admise, vient simplement étoffer la thèse de la Couronne ou celle de la défense. C’est au terme du procès, lorsqu’il a entendu toute la preuve, que le juge des faits est appelé à se prononcer sur le poids, s’il en est, de cette preuve, et qu’il décide comment elle s’insère avec le reste de la preuve, et si, vu l’ensemble de la preuve, la Couronne a fait la preuve des actes reprochés hors de tout doute raisonnable. Si l’on confond ces critères, les personnes chargées de la tâche difficile d’apprécier la preuve et de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité d’un accusé pourraient être privées d’éléments de preuve pertinents.
La pertinence du comportement après le fait en ce qui a trait à l’intention ne dépend pas de l’existence d’autres éléments de preuve
[135] De plus, en règle générale, l’absence d’éléments de preuve matérielle corroborante ne rend pas hypothétique l’inférence souhaitée. Conclure autrement reviendrait à restreindre indûment la portée de la preuve relative au comportement après le fait dans certains cas, et à rendre impossibles à prouver les situations dans lesquelles l’accusé a réussi à détruire le corps de la victime. Comme dans toutes les affaires où entre en jeu la preuve relative au comportement après le fait, la force de l’inférence sera déterminée par la nature du comportement, l’inférence que l’on cherche à tirer de ce comportement, la thèse des parties, et l’ensemble de la preuve : Smith, par. 77. Si l’ensemble de la preuve satisfait au raisonnement menant à une inférence en particulier, cette inférence peut alors être tirée, qu’il y ait ou non une preuve matérielle corroborante au dossier.
…
[138] Il n’existe donc pas de règle de droit interdisant catégoriquement d’utiliser la preuve relative au comportement après le fait pour inférer l’intention de l’accusé. La jurisprudence est claire : les éléments de preuve relatifs au comportement après le fait peuvent être pertinents lorsque vient le temps de trancher la question de l’intention. De plus, contrairement à ce que prétend l’avocat de la défense, selon la jurisprudence, la pertinence du comportement après le fait en ce qui a trait à l’intention ne dépend pas de l’existence d’autres éléments de preuve (comme la présence d’un cadavre).
Si la juge d’un procès conclut qu’un élément de preuve n’est pas pertinent à l’égard d’une question en litige (c.‑à‑d. s’il est incapable de rendre la thèse pour laquelle il a été présenté plus vraisemblable qu’elle ne le serait en l’absence de cette preuve), il lui incombe d’exclure la preuve, ou, si celle‑ci est déjà admissible à une autre fin, de donner une directive restrictive ou une directive indiquant qu’elle n’a aucune valeur probante
[142] Rappelons que si la juge d’un procès conclut qu’un élément de preuve n’est pas pertinent à l’égard d’une question en litige (c.‑à‑d. s’il est incapable de rendre la thèse pour laquelle il a été présenté plus vraisemblable qu’elle ne le serait en l’absence de cette preuve), il lui incombe d’exclure la preuve, ou, si celle‑ci est déjà admissible à une autre fin, de donner une directive restrictive ou une directive indiquant qu’elle n’a aucune valeur probante. Toutefois, si la preuve est jugée pertinente (c.‑à‑d. qu’elle tend d’une façon quelconque à rendre la thèse plus vraisemblable), il appartiendra au juge des faits de décider du poids à lui attribuer.
[143] La défense soutenait que, comme on pouvait avancer plusieurs raisons pour expliquer le comportement de M. Calnen, toute inférence sur son intention était dépourvue de force probante et de pertinence. Le comportement de M. Calnen peut s’expliquer de multiples façons, notamment par le fait que ce dernier a paniqué et qu’il tenait à ce que personne ne sache que Mme Jordan était décédée, qu’il a essayé de dissimuler le fait que sa mort n’était pas accidentelle, mais qu’elle avait bien été causée par lui ou qu’il voulait dissimuler les blessures qui révélaient qu’il avait l’intention de causer la mort de Mme Jordan.
[144] Cependant, le simple fait qu’il existe deux ou plusieurs explications plausibles pour un comportement après le fait donné ne rend pas ce comportement tout aussi compatible avec ces explications au point de faire perdre sa force probante à l’inférence proposée. De plus, le fait que diverses explications peuvent être avancées pour un comportement après le fait ne signifie pas automatiquement que ce comportement est tout aussi compatible avec la perpétration de multiples infractions; cela signifie simplement qu’il existe d’autres explications et qu’elles sont défendables.
[145] La réponse à la question de savoir s’il est permis de tirer une inférence donnée dépend de ce qui est raisonnable et rationnel, selon la logique, l’expérience humaine et le bon sens. C’est cette combinaison de facteurs qui permet de juger si la preuve contestée rend la proposition avancée plus ou moins vraisemblable. On ne peut faire échec à cette évaluation en se contentant d’énumérer d’autres explications possibles. Dès lors que la preuve est plus susceptible d’étayer l’inférence souhaitée que les autres inférences, il appartient au juge des faits, après avoir tenu compte de toutes les explications avancées, de décider s’il y a lieu le cas échéant d’accepter une inférence et le poids, s’il en est, qu’il accorde à un élément de preuve circonstancielle.