Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 :
La publicité des débats judiciaires, qui est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, est essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie. Reposant sur la liberté d’expression, le principe de la publicité des débats judiciaires est l’un des fondements de la liberté de la presse étant donné que l’accès aux tribunaux est un élément essentiel de la collecte d’information.
Le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires afin de servir d’autres intérêts publics est reconnu, mais il doit être exercé avec modération et en veillant toujours à maintenir la forte présomption selon laquelle la justice doit être rendue au vu et au su du public
Pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaire, le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.
[7] Pour les motifs qui suivent, je propose de reconnaître qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522. La tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité. Dans les cas où il est démontré que cette dimension plus restreinte de la vie privée, qui me semble tirer son origine de l’intérêt du public à la protection de la dignité humaine, est sérieusement menacée, une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut être justifiée.
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[30] La publicité des débats judiciaires, qui est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, est essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie (Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 23‑26). On dit souvent de la liberté de la presse de rendre compte des procédures judiciaires qu’elle est indissociable du principe de publicité. [traduction] « En rendant compte de ce qui a été dit et fait dans un procès public, les médias sont les yeux et les oreilles d’un public plus large qui aurait parfaitement le droit d’y assister, mais qui, pour des raisons purement pratiques, ne peut le faire » (Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161, par. 16, citant Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1326‑1339, le juge Cory). Le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires afin de servir d’autres intérêts publics est reconnu, mais il doit être exercé avec modération et en veillant toujours à maintenir la forte présomption selon laquelle la justice doit être rendue au vu et au su du public (Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 878; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 32‑39; Sierra Club, par. 56). Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires vise à maintenir cette présomption tout en offrant suffisamment de souplesse aux tribunaux pour leur permettre de protéger ces autres intérêts publics lorsqu’ils entrent en jeu (Mentuck, par. 33). Les parties conviennent qu’il s’agit du cadre d’analyse approprié à appliquer pour trancher le présent pourvoi.
[32] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec les fiduciaires pour dire que l’intérêt en matière de vie privée apparemment illimité qu’ils invoquent constitue un intérêt public important au sens de Sierra Club. Leur revendication large n’est pas axée sur les éléments de la vie privée qui méritent une protection publique dans le contexte de la publicité des débats judiciaires. Cela ne veut pas dire, cependant, que la protection de la vie privée ne peut jamais justifier une mesure exceptionnelle comme les ordonnances de mise sous scellés sollicitées en l’espèce. Bien que le simple embarras causé par la diffusion de renseignements personnels dans le cadre d’une procédure judiciaire publique ne suffise pas à justifier une limite à la publicité des débats judiciaires, il existe des circonstances où un aspect de la vie privée d’une personne revêt une dimension d’intérêt public manifeste.
[33] La diffusion de renseignements personnels dans le cadre de débats judiciaires publics peut être plus qu’une source de désagrément et peut aussi entraîner une atteinte à la dignité d’une personne. Dans la mesure où elle sert à protéger les personnes contre une telle atteinte, la vie privée constitue un intérêt public important qui est pertinent selon Sierra Club. La dignité en ce sens est une préoccupation connexe à la vie privée en général, mais elle est plus restreinte que celle‑ci; elle transcende les intérêts individuels et, comme d’autres intérêts publics importants, c’est une question qui concerne la société en général. Un tribunal peut faire une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, malgré la forte présomption en faveur de son application, si l’intérêt à protéger les aspects fondamentaux de la vie personnelle des individus qui se rapportent à leur dignité est sérieusement menacé par la diffusion de renseignements suffisamment sensibles. La question est de savoir non pas si les renseignements sont « personnels » pour la personne concernée, mais si, en raison de leur caractère très sensible, leur diffusion entraînerait une atteinte à sa dignité que la société dans son ensemble a intérêt à protéger.
[34] Cet intérêt du public à l’égard de la vie privée axe à juste titre l’analyse sur l’incidence de la diffusion de renseignements personnels sensibles, plutôt que sur le simple fait de cette diffusion, intérêt qui est fréquemment menacé dans les procédures judiciaires et qui est nécessaire dans un système qui privilégie la publicité des débats judiciaires. Il s’agit d’un seuil élevé — plus élevé et plus précis que le vaste intérêt en matière de vie privée invoqué en l’espèce par les fiduciaires. Cet intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à ce que l’on considère parfois comme l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.
[35] Je m’empresse de dire que la personne qui demande une ordonnance visant à faire exception au principe de la publicité des débats judiciaires ne peut se contenter d’affirmer sans fondement que cet intérêt du public à l’égard de la dignité est compromis, pas plus qu’elle ne le pourrait si c’était son intégrité physique qui était menacée. Selon Sierra Club, le demandeur doit démontrer, au vu des faits de l’affaire, qu’il y a un « risque sérieux » pour cette dimension de sa vie privée liée à sa dignité. Pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaire, le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.
Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires
[38] Le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires a été décrit comme une analyse en deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité de l’ordonnance proposée (Sierra Club, par. 53). Après un examen, cependant, je constate que ce test repose sur trois conditions préalables fondamentales dont une personne cherchant à faire établir une telle limite doit démontrer le respect. La reformulation du test autour de ces trois conditions préalables, sans en modifier l’essence, aide à clarifier le fardeau auquel doit satisfaire la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :
1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
Ce n’est que lorsque ces trois conditions préalables sont remplies qu’une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires — par exemple une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —pourra dûment être rendue. Ce test s’applique à toutes les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, sous réserve uniquement d’une loi valide (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7 et 22).
[39] Le pouvoir discrétionnaire est ainsi structuré et contrôlé de manière à protéger le principe de la publicité des débats judiciaires, qui est considéré comme étant constitutionnalisé sous le régime du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte (Nouveau‑Brunswick, par. 23). Reposant sur la liberté d’expression, le principe de la publicité des débats judiciaires est l’un des fondements de la liberté de la presse étant donné que l’accès aux tribunaux est un élément essentiel de la collecte d’information. Notre Cour a souvent souligné l’importance de la publicité pour maintenir l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, la confiance du public à l’égard de leur travail et sa compréhension de celui‑ci, et, au bout du compte, la légitimité du processus (voir, p. ex., Vancouver Sun, par. 23‑26). Dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick, le juge La Forest a expliqué que la présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires était devenue « [traduction] “l’une des caractéristiques d’une société démocratique” » (citant Re Southam Inc. and The Queen (No.1) (1983), 1983 CanLII 1707 (ON CA), 41 O.R. (2d) 113 (C.A.), p. 119), qui « fait en sorte que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit [. . .], situation qui favorise la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice » (par. 22). Le caractère fondamental de ce principe pour le système judiciaire sous‑tend la forte présomption — quoique réfutable — en faveur de la tenue de procédures judiciaires publiques (par. 40; Mentuck, par. 39).
[40] Le test fait en sorte que les ordonnances discrétionnaires ne soient pas assujetties à une norme moins exigeante que la norme à laquelle seraient assujetties des dispositions législatives qui limiteraient la publicité des débats judiciaires (Mentuck, par. 27; Sierra Club, par. 45). À cette fin, la Cour a élaboré un cadre d’analyse par analogie avec le test de l’arrêt Oakes, que les tribunaux utilisent pour déterminer si une limite imposée par un texte de loi à un droit garanti par la Charte est raisonnable et si sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (Sierra Club, par. 40, citant R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; voir également Dagenais, p. 878; Vancouver Sun, par. 30).
[41] La portée reconnue des intérêts qui pourraient justifier une exception discrétionnaire à la publicité des débats judiciaires s’est élargie au fil du temps. Dans l’arrêt Dagenais, le juge en chef Lamer a parlé de la nécessité d’un risque « que le procès soit inéquitable » (p. 878). Dans Mentuck, le juge Iacobucci a étendu cette condition à un risque « pour la bonne administration de la justice » (par. 32). Enfin, dans Sierra Club, le juge Iacobucci, s’exprimant encore une fois au nom de la Cour à l’unanimité, a reformulé le test de manière à englober tout risque sérieux pour un « intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige » (par. 53). Il a en même temps précisé que l’intérêt important doit être exprimé en tant qu’intérêt public. Par exemple, à la lumière des faits de cette affaire, le préjudice causé à un intérêt commercial particulier n’aurait pas été suffisant, mais « l’intérêt commercial général dans la protection des renseignements confidentiels » constituait un intérêt important en raison de son caractère public (par. 55). Cette conclusion est compatible avec le fait que ce test a été élaboré à l’égard de la jurisprudence relative à l’arrêt Oakes, laquelle met l’accent sur l’objectif « urgen[t] et rée[l] » d’un texte de loi d’application générale (Oakes, p. 138‑139; voir également Mentuck, par. 31). L’expression « intérêt important » vise donc un large éventail d’objectifs d’intérêt public.
[42] Bien qu’il n’y ait aucune liste exhaustive des intérêts publics importants pour l’application de ce test, je partage l’opinion du juge Iacobucci, exprimée dans Sierra Club, selon laquelle les tribunaux doivent faire preuve de « prudence » et « avoir pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires », même à la toute première étape lorsqu’ils constatent les intérêts publics importants (par. 56). Déterminer ce qu’est un intérêt public important peut se faire dans l’abstrait sur le plan des principes généraux qui vont au‑delà des parties à un litige donné (par. 55). En revanche, la conclusion sur la question de savoir si un « risque sérieux » menace cet intérêt est une conclusion factuelle qui, pour le juge qui examine le caractère approprié d’une ordonnance, est nécessairement prise eu égard au contexte. En ce sens, le fait de constater, d’une part, un intérêt important et celui de constater, d’autre part, le caractère sérieux du risque auquel cet intérêt est exposé sont, en théorie du moins, des opérations séparées et qualitativement distinctes. Une ordonnance peut donc être refusée du simple fait qu’un intérêt public important valide n’est pas sérieusement menacé au vu des faits de l’affaire ou, à l’inverse, parce que les intérêts constatés, qu’ils soient ou non sérieusement menacés, ne présentent pas le caractère public important requis sur le plan des principes généraux.
La protection de la vie privée est une valeur fondamentale des États démocratiques modernes. Étant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne, la notion de vie privée repose sur l’autonomie physique et morale — la liberté de chacun de penser, d’agir et de décider pour lui‑même »
[49] La proposition selon laquelle la vie privée est importante, non seulement pour la personne touchée, mais également pour notre société, est profondément enracinée dans la jurisprudence de la Cour en dehors du contexte du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Cela aide à expliquer pourquoi la vie privée ne saurait être rejetée en tant que simple préoccupation personnelle. Cependant, les différences clés dans ces contextes sont telles que l’importance pour le public de la vie privée ne saurait être transposée sans adaptation dans le contexte de la publicité des débats judiciaires. Seuls certains aspects particuliers des intérêts en matière de vie privée peuvent constituer des intérêts publics importants suivant l’arrêt Sierra Club.
[50] Dans le contexte de l’art. 8 de la Charte et des mesures législatives sur la protection de la vie privée dans le secteur public, le juge La Forest a cité un universitaire américain spécialiste de la vie privée, Alan F. Westin, à l’appui de la thèse selon laquelle la vie privée est une valeur fondamentale de l’État moderne; il l’a fait d’abord dans R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427‑428 (motifs concordants), puis dans Dagg, par. 65 (dissident, mais non sur ce point). Dans ce dernier arrêt, le juge La Forest a écrit : « La protection de la vie privée est une valeur fondamentale des États démocratiques modernes. Étant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne, la notion de vie privée repose sur l’autonomie physique et morale — la liberté de chacun de penser, d’agir et de décider pour lui‑même » (par. 65 (références omises)). Notre Cour a entériné à l’unanimité cette déclaration dans Lavigne, par. 25.
[51] De plus, dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733 (« TTUAC »), qui a été jugé dans le contexte d’une loi régissant l’utilisation de renseignements par des organisations, il a été reconnu que l’objectif de fournir à une personne un certain droit de regard sur les renseignements la concernant était « intimement lié à son autonomie, à sa dignité et à son droit à la vie privée, des valeurs sociales dont l’importance va de soi » (par. 24). L’importance de la vie privée, son « caractère quasi constitutionnel » et son rôle dans la protection de l’autonomie morale continuent de trouver écho dans notre jurisprudence récente (voir, p. ex., Lavigne, par. 24; Bragg, par. 18, la juge Abella, citant Toronto Star Newspaper Ltd. c. Ontario, 2012 ONCJ 27, 289 C.C.C. (3d) 549, par. 40‑41 et 44; Douez c. Facebook, Inc., 2017 CSC 33, [2017] 1 R.C.S. 751, par. 59). Dans l’arrêt Douez, les juges Karakatsanis, Wagner (maintenant juge en chef) et Gascon ont insisté sur le même point, ajoutant que « la croissance d’Internet — un réseau quasi atemporel au rayonnement infini — a exacerbé le préjudice susceptible d’être infligé à une personne par une atteinte à son droit à la vie privée » (par. 59).
Protéger les gens contre la menace à leur dignité qu’entraîne la diffusion de renseignements révélant des aspects fondamentaux de leur vie privée dans le cadre de procédures judiciaires publiques constitue un intérêt public important pour l’application du test.
[71] Les atteintes à la vie privée qui entraînent une perte de contrôle à l’égard de renseignements personnels fondamentaux peuvent porter préjudice à la dignité d’une personne, car elles minent sa capacité à présenter de manière sélective certains aspects de sa personne aux autres (D. Matheson, « Dignity and Selective Self‑Presentation », dans I. Kerr, V. Steeves et C. Lucock, dir., Lessons from the Identity Trail : Anonymity, Privacy and Identity in a Networked Society (2009), 319, p. 327‑328; L. M. Austin, « Re‑reading Westin » (2019), 20 Theor. Inq. L. 53, p. 66‑68; Eltis (2016), p. 13). La dignité, employée dans ce contexte, est un concept social qui consiste à présenter des aspects fondamentaux de soi‑même aux autres de manière réfléchie et contrôlée (voir de manière générale Matheson, p. 327‑328; Austin, p. 66‑68). La dignité est minée lorsque les personnes perdent le contrôle sur la possibilité de fournir des renseignements sur elles‑mêmes qui touchent leur identité fondamentale, car un aspect très sensible de qui elles sont qu’elles n’ont pas décidé consciemment de communiquer est désormais accessible à autrui et risque de façonner la manière dont elles sont perçues en public. Cela a même été évoqué par le juge La Forest, dissident mais non sur ce point, dans l’arrêt Dagg, lorsqu’il a parlé de la notion de vie privée comme « [é]tant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne » (par. 65).
[72] En cas d’atteinte à la dignité, l’incidence sur la personne n’est pas théorique, mais pourrait entraîner des conséquences humaines réelles, y compris une détresse psychologique (voir de manière générale Bragg, par. 23). Dans l’arrêt Dyment, le juge La Forest a fait remarquer dans ses motifs concordants que la notion de vie privée est essentielle au bien‑être d’une personne (p. 427). Vu sous cet angle, un intérêt en matière de vie privée, lorsqu’il protège les renseignements fondamentaux associés à la dignité qui est nécessaire au bien‑être d’une personne, commence à ressembler beaucoup à l’intérêt relatif à la sécurité physique également soulevé en l’espèce, dont la nature importante et publique n’est pas débattue, et n’est pas non plus, selon moi, sérieusement discutable. Lorsque le fonctionnement des tribunaux menace le bien‑être physique d’une personne, l’administration de la justice en souffre, car un système judiciaire responsable est sensible aux dommages physiques qu’il inflige aux individus et s’efforce d’éviter de tels effets. De même, j’estime qu’un tribunal responsable doit être sensible et attentif aux dommages qu’il cause à d’autres éléments fondamentaux du bien‑être individuel, notamment la dignité individuelle. Ce parallèle aide à comprendre que la dignité est une dimension plus limitée de la vie privée, pertinente en tant qu’intérêt public important dans le contexte de la publicité des débats judiciaires.
[73] Je suis donc d’avis que protéger les gens contre la menace à leur dignité qu’entraîne la diffusion de renseignements révélant des aspects fondamentaux de leur vie privée dans le cadre de procédures judiciaires publiques constitue un intérêt public important pour l’application du test.
[74] Insister sur la valeur sous-jacente de la vie privée lorsqu’il s’agit de protéger la dignité d’une personne de la diffusion de renseignements privés dans le cadre de débats judiciaires publics permet de surmonter les critiques selon lesquelles la vie privée sera toujours menacée dans un tel cadre et constitue une notion théoriquement complexe. La publicité des débats donne lieu à des atteintes à la vie privée personnelle dans presque tous les cas, mais la dignité en tant qu’intérêt public dans la protection de la sensibilité fondamentale d’une personne entre plus rarement en jeu. Plus précisément, et conformément à l’approche prudente servant à reconnaître des intérêts publics importants, cet intérêt en matière de vie privée, bien qu’il soit déterminé par rapport au contexte factuel plus large, ne sera sérieusement menacé que lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne.
[75] S’il porte essentiellement sur la protection de la dignité d’une personne, cet intérêt sera miné dans le cas de renseignements qui révèlent quelque chose de sensible sur elle en tant qu’individu, par opposition à des renseignements d’ordre général révélant peu ou rien sur ce qu’elle est en tant que personne. Par conséquent, les renseignements qui seront révélés en raison de la publicité des débats judiciaires doivent être constitués de détails intimes ou personnels concernant une personne — ce que notre Cour a décrit, dans sa jurisprudence relative à l’art. 8 de la Charte, comme le cœur même des « renseignements biographiques » — pour qu’un risque sérieux pour un intérêt public important soit reconnu dans ce contexte (R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 60; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 46). La dignité transcende les inconvénients personnels en raison de la nature très sensible des renseignements qui pourraient être révélés. Notre Cour a tracé dans l’arrêt Cole une ligne de démarcation similaire entre le caractère sensible des renseignements personnels et l’intérêt du public à protéger ces renseignements en ce qui a trait au cœur même des renseignements biographiques. Elle a conclu que « les Canadiens raisonnables et bien informés » seraient plus disposés à reconnaître l’existence d’un intérêt en matière de vie privée lorsque les renseignements pertinents concernent le cœur même des « renseignements biographiques » ou, « [a]utrement dit, plus les renseignements sont personnels et confidentiels » (par. 46). La présomption de publicité des débats signifie que le simple désagrément associé à des atteintes moindres à la vie privée sera généralement toléré. Cependant, il est dans l’intérêt public de veiller à ce que cette publicité n’entraîne pas indûment la diffusion de ces renseignements fondamentaux qui menacent la dignité — même s’ils sont « personnels » pour la personne touchée.
[76] Selon le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, il incombe au demandeur de démontrer que l’intérêt public important est sérieusement menacé. Reconnaître que la vie privée, considérée au regard de la dignité, n’est sérieusement menacée que lorsque les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles permet d’établir un seuil compatible avec la présomption de publicité des débats. Ce seuil est tributaire des faits. Il répond à la préoccupation, mentionnée précédemment, portant que les dossiers judiciaires comportent fréquemment des renseignements personnels, mais conclure que cela suffit à franchir le seuil du risque sérieux dans tous les cas mettrait en péril la structure du test. Exiger du demandeur qu’il démontre le caractère sensible des renseignements comme condition nécessaire à la conclusion d’un risque sérieux pour cet intérêt a pour effet de limiter le champ d’application de l’intérêt aux seuls cas où la justification de la non‑divulgation des aspects fondamentaux de la vie privée d’une personne, à savoir la protection de la dignité individuelle, est fortement en jeu.
[77] Il n’est aucunement nécessaire en l’espèce de fournir une liste exhaustive de l’étendue des renseignements personnels sensibles qui, s’ils étaient diffusés, pourraient entraîner un risque sérieux. Qu’il suffise de dire que les tribunaux ont démontré la volonté de reconnaître le caractère sensible des renseignements liés à des problèmes de santé stigmatisés (voir, p. ex., A.B., par. 9), à un travail stigmatisé (voir, p. ex., Work Safe Twerk Safe c. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, 2021 ONSC 1100, par. 28 (CanLII)), à l’orientation sexuelle (voir, p. ex., Paterson, par. 76, 78 et 87‑88), et au fait d’avoir été victime d’agression sexuelle ou de harcèlement (voir, p. ex., Fedeli c. Brown, 2020 ONSC 994, par. 9 (CanLII)). Je prends acte également de l’observation du Centre d’action pour la sécurité du revenu, intervenant, selon laquelle des renseignements détaillés quant à la structure familiale et aux antécédents professionnels pourraient, dans certaines circonstances, constituer des renseignements sensibles. Dans chaque cas, il faut se demander si les renseignements révèlent quelque chose d’intime et de personnel sur la personne, son mode de vie ou ses expériences.
Dans les cas où les renseignements sont suffisamment sensibles pour toucher au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, le tribunal doit alors se demander si le contexte factuel global de l’affaire permet d’établir l’existence d’un risque sérieux pour l’intérêt en cause.
[79] Dans les cas où les renseignements sont suffisamment sensibles pour toucher au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, le tribunal doit alors se demander si le contexte factuel global de l’affaire permet d’établir l’existence d’un risque sérieux pour l’intérêt en cause. Bien qu’il s’agisse manifestement d’une question de fait, il est possible de faire certaines observations générales en l’espèce pour guider cette appréciation.
[80] Je souligne que la mesure dans laquelle les renseignements seraient diffusés en l’absence d’une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut avoir une incidence sur le caractère sérieux du risque. Si le demandeur invoque le risque que les renseignements personnels en viennent à être connus par un large segment de la population en l’absence d’une ordonnance, il s’agit manifestement d’un risque plus sérieux que si le résultat était qu’une poignée de personnes prendrait connaissance des mêmes renseignements, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Par le passé, l’obligation d’être physiquement présent pour obtenir des renseignements dans le cadre de débats judiciaires publics ou à partir d’un dossier judiciaire signifiait que les renseignements étaient, dans une certaine mesure, protégés parce qu’ils n’étaient [traduction] « pratiquement pas connus » (D. S. Ardia, « Privacy and Court Records : Online Access and the Loss of Practical Obscurity » (2017), 4 U. Ill. L. Rev. 1385, p. 1396). Cependant, aujourd’hui, les tribunaux devraient prendre en considération le contexte des technologies de l’information, qui a facilité la communication de renseignements et le renvoi à ceux‑ci (voir Bailey et Burkell, p. 169‑170; Ardia, p. 1450‑1451). Dans ce contexte, il peut fort bien être difficile pour les tribunaux d’avoir la certitude que les renseignements ne seront pas largement diffusés en l’absence d’une ordonnance.
[81] Il y aura lieu, bien sûr, d’examiner la mesure dans laquelle les renseignements font déjà partie du domaine public. Si la tenue de procédures judiciaires publiques ne fait que rendre accessibles ce qui est déjà largement et facilement accessible, il sera difficile de démontrer que la divulgation des renseignements dans le cadre de débats judiciaires publics entraînera effectivement une atteinte significative à cet aspect de la vie privée se rapportant à l’intérêt en matière de dignité auquel je fais référence en l’espèce. Cependant, le seul fait que des renseignements soient déjà accessibles à un segment de la population ne signifie pas que les rendre accessibles dans le cadre d’une procédure judiciaire n’exacerbera pas le risque pour la vie privée. La vie privée n’est pas une notion binaire, c’est‑à‑dire que les renseignements ne sont pas simplement soit privés, soit publics, d’autant plus que, en raison de la technologie en particulier, il vaut mieux considérer la confidentialité absolue comme difficile à atteindre (voir, de manière générale, R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 37; TTUAC, par. 27). Le fait que certains renseignements soient déjà accessibles quelque part dans la sphère publique n’empêche pas qu’une diffusion additionnelle de ceux‑ci puisse nuire davantage à l’intérêt en matière de vie privée, en particulier si la diffusion appréhendée de renseignements très sensibles est plus large ou d’accès plus facile (voir de manière générale Solove, p. 1152; Ardia, p. 1393‑1394; E. Paton‑Simpson, « Privacy and the Reasonable Paranoid : The Protection of Privacy in Public Places » (2000), 50 U.T.L.J. 305, p. 346).
[82] De plus, la probabilité que la diffusion évoquée par le demandeur se produise réellement a également une incidence sur le caractère sérieux du risque. Je m’empresse de dire qu’il est implicite dans la notion de risque que le demandeur n’a pas besoin d’établir que la diffusion appréhendée se produira assurément. Cependant, plus la probabilité de diffusion des renseignements est grande, plus le risque pour l’intérêt en matière de vie privée lié à la protection de la dignité sera sérieux. Bien qu’elle l’ait fait dans un contexte différent, la Cour a déjà conclu que l’ampleur du risque est le fruit de la gravité du préjudice appréhendé et de sa probabilité (R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 86).
[83] Cela dit, la probabilité que les renseignements personnels très sensibles d’une personne soient diffusés en l’absence de mesures de protection de la vie privée sera difficile à quantifier avec précision. Il convient également de souligner que la probabilité dans ce contexte n’a pas à être quantifiée en termes mathématiques ou numériques. Les tribunaux peuvent plutôt simplement déterminer cette probabilité à la lumière de l’ensemble des circonstances et mettre en balance ce facteur avec d’autres facteurs pertinents.
[84] Enfin, rappelons que la susceptibilité individuelle à elle seule, même si elle peut théoriquement être associée à la notion de « vie privée », est généralement insuffisante pour justifier de restreindre la publicité des débats judiciaires lorsqu’elle ne surpasse pas les inconvénients et les désagréments inhérents à la publicité des débats (MacIntyre, p. 185). Un demandeur ne pourra établir que le risque est suffisant pour justifier une limite à la publicité des débats que dans des cas exceptionnels, lorsque la perte de contrôle appréhendée des renseignements le concernant est fondamentale au point de porter atteinte de manière significative à sa dignité individuelle. Ces circonstances mettent en jeu « des valeurs sociales qui ont préséance », qui vont au‑delà des atteintes plus ordinaires propres à la participation à une procédure judiciaire et qui, comme l’a reconnu le juge Dickson, pourraient justifier de restreindre la publicité des débats (p. 186‑187).
[85] En résumé, l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. Le public a certainement un intérêt dans la publicité des débats, mais il a aussi un intérêt dans la protection de la dignité : l’administration de la justice exige que, lorsque la dignité est menacée de cette façon, des mesures puissent être prises pour tenir compte de cette préoccupation en matière de vie privée. Bien qu’il soit évalué en fonction des faits de chaque cas, le risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité. La reconnaissance de cet intérêt est conforme à l’accent mis par la Cour sur l’importance de la vie privée et de la valeur sous-jacente de la dignité individuelle, tout en permettant aussi de maintenir la forte présomption de publicité des débats.