La communication de la preuve par la partie principale
Le régime Stinchcombe
[18] Dans l’arrêt R c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326, la Cour a jugé que le ministère public avait l’obligation de communiquer tous les renseignements pertinents non protégés — inculpatoires ou disculpatoires — se trouvant en sa possession ou sous son contrôle. C’est ce que l’on appelle la communication de la preuve par la partie principale. L’obligation de communication incombant au ministère public correspond au droit constitutionnel de l’accusé à la communication de tous les documents qui satisfont à la norme énoncée dans Stinchcombe : R. c. Dixon, 1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244, par. 22. La communication a pour objet de protéger le droit à une défense pleine et entière conféré par la Charte à l’accusé, droit auquel il est porté atteinte lorsqu’il existe une « possibilité raisonnable que les renseignements non divulgués [aient] été utilisés pour réfuter la preuve du ministère public, pour présenter un moyen de défense ou, par ailleurs, pour prendre une décision qui aurait pu avoir une incidence sur la façon de présenter la défense » : ibid.
[19] L’obligation de communication incombant au ministère public entre en jeu sur demande, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la cour : Stinchcombe, p. 342‑343. Cette obligation est permanente, de sorte que, dès leur réception, les nouveaux renseignements doivent être communiqués : ibid.Cela dit, l’obligation de communication du ministère public n’est pas absolue. Ce dernier tient compte de la pertinence des renseignements, mais aussi des règles en matière de privilège. Advenant que le ministère public refuse de communiquer des éléments de preuve pour des motifs de privilège ou d’absence de pertinence, la défense peut demander que cette décision fasse l’objet d’un contrôle; en pareil cas, il incombera au ministère public de justifier son refus de communiquer les renseignements visés en démontrant qu’ils ne sont « manifestement pas pertinents » ou sont l’objet d’un privilège : Stinchcombe, p. 339‑340.
[20] Pour l’application de l’arrêt Stinchcombe, le terme « ministère public » ne renvoie pas à l’ensemble des entités étatiques, mais s’entend du seul poursuivant : McNeil, par. 22; R c. Quesnelle, 2014 CSC 46 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 390, par. 11. Toutes les autres entités du ministère public, y compris la police, sont des tiers pour les besoins de la communication. Elles ne sont pas assujetties au régime de production établi dans Stinchcome. La raison en est que la loi ne saurait imposer au ministère public l’obligation de communiquer des renseignements qu’il n’a pas en sa possession ou qu’il ne peut obtenir : McNeil, par. 22.
Le régime McNeil
[21] Dans l’arrêt McNeil, notre Cour a précisé que « le ministère public ne peut justifier la non‑communication de renseignements pertinents en faisant valoir que le service de police chargé de l’enquête a omis de les lui communiquer » : par. 24. Ainsi, le ministère public a l’obligation de se renseigner suffisamment auprès de la police ou d’autres entités étatiques lorsqu’il est informé de l’existence de renseignements potentiellement pertinents se trouvant en la possession de ces dernières : McNeil, par. 49. Du reste, la police a l’obligation correspondante de divulguer « tous les renseignements se rapportant à son enquête sur l’accusé » : McNeil, par. 23 et 52. Ces renseignements sont souvent appelés « les fruits de l’enquête » : McNeil, par. 14, 22 et 23. En outre, la police peut être tenue de transmettre des renseignements qui ne font pas partie des fruits de l’enquête si ces renseignements « se rapportent manifestement à la poursuite engagée contre l’accusé » (McNeil, par. 59), sont manifestement pertinents.
[22] Les « fruits de l’enquête » renvoient aux dossiers d’enquête de la police, par opposition aux dossiers opérationnels ou aux renseignements sur les antécédents. Ils sont générés au cours ou à la suite d’une enquête donnée concernant les accusations portées contre l’accusé. Pareils renseignements sont forcément soumis au régime de communication applicable à la partie principale selon l’arrêt Stinchcombe, car ils comprennent probablement :
[traduction]
de l’information pertinente non protégée qui se rapporte aux éléments de preuve que le ministère public entend produire contre un accusé ainsi que toute information pouvant raisonnablement aider l’accusé à exercer son droit à une défense pleine et entière. L’information peut porter sur le déroulement des faits importants, la crédibilité des témoins ou la fiabilité de la preuve susceptible de faire partie du dossier du ministère public.
Dans son sens ordinaire, naturel et courant, l’expression « fruits de l’enquête » suppose un lien entre l’objet recherché et l’enquête à l’origine des accusations portées contre un inculpé.
(R. c. Jackson, 2015 ONCA 832 (CanLII), 128 O.R. (3d) 161, par. 92‑93)
[23] Outre les renseignements contenus dans le dossier d’enquête, la police devrait communiquer au poursuivant tous les renseignements additionnels qui « se rapportent manifestement » à la poursuite engagée contre l’accusé. Il ne faut pas considérer que les mots « se rapportent manifestement » ou « manifestement pertinents » dénotent une nouvelle norme ou un nouveau degré de pertinence : Jackson, par. 125, le juge Watt. Cette expression ne fait plutôt que désigner les renseignements qui ne font pas partie du dossier d’enquête, mais qui doivent néanmoins être communiqués selon l’arrêt Stinchcombe parce qu’ils concernent la capacité de l’accusé de réfuter la preuve du ministère public, de présenter un moyen de défense ou d’envisager autrement la conduite qu’adoptera la défense. L’arrêt McNeil oblige la police à transmettre ces renseignements au ministère public.
[24] De tels qualificatifs sont importants, puisqu’ils donnent à entendre que les dossiers de la police ne seront pas tous visés par le régime de communication applicable à la partie principale. Par exemple, ainsi que notre Cour l’a souligné dans McNeil, « les conclusions d’inconduite prononcées contre un policier qui participe à l’enquête ne seront pas toutes pertinentes quant à la poursuite engagée contre l’accusé » : par. 59. Dans la même veine, la Cour d’appel de l’Alberta a déclaré dans l’arrêt R c. Black, 2011 ABCA 349 (CanLII), 286 C.C.C. (3d) 432, aux par. 37‑38 :
[traduction]
Tout ce que l’arrêt McNeil a établi, c’est que la communication de dossiers relatifs à l’inconduite de policiers, dans les cas où de tels renseignements sont manifestement pertinents, relève de la communication par la partie principale. En parvenant à cette conclusion, la Cour suprême a fait un rapprochement entre ce type de dossiers et les dossiers ayant trait aux déclarations de culpabilité pour parjure de témoins cités par le ministère public. Seuls les renseignements relatifs à l’inconduite qui sont manifestement pertinents font partie des documents qui doivent être communiqués par la partie principale. À supposer que des dossiers concernant l’inconduite d’un policier ne soient pas manifestement pertinents, une personne accusée pourra tout de même y accéder en recourant à la procédure établie dans O’Connor relativement à la communication de renseignements détenus par des tiers.
Quant à tous les autres documents détenus par un organisme public, y compris la police, il convient toujours de faire la distinction entre les régimes de communication respectifs des arrêts Stinchcombe et O’Connor. La police est tenue de produire les dossiers de l’enquête en tant que documents visés par le régime de communication établi dans Stinchcombe pour la partie principale, alors que les autres dossiers qui se trouvent en la possession de la police sont soumis à la procédure énoncée dans O’Connor. Ces dossiers comprendraient les dossiers se rapportant à des plaintes déposées par des témoins du ministère public relativement à des activités criminelles, ainsi que les dossiers opérationnels de la force policière ou de l’organisme gouvernemental desquels on cherche à obtenir ces dossiers. [Je souligne.]
Il ressort de ce qui précède que le régime applicable à la communication de renseignements en la possession de tiers remplit une fonction importante lorsque les renseignements voulus ne font pas partie du dossier d’enquête et ne sont pas manifestement pertinents, et qu’ils ne font donc pas partie des renseignements à communiquer par la partie principale : McNeil, par. 60.
La communication de renseignements en la possession de tiers : le régime O’Connor
[25] La communication de dossiers en la possession de tiers est traitée dans l’arrêt O’Connor. Pour obtenir la production de ces dossiers, l’accusé doit en faire la demande à la cour. Premièrement, c’est à lui qu’il incombe de prouver que ces dossiers sont « vraisemblablement pertinents ». Deuxièmement, une fois que l’accusé se sera acquitté de ce fardeau, le juge examinera les dossiers en question pour décider s’ils devraient être transmis à l’accusé, et si oui, dans quelle mesure.
[26] Les renseignements seront « vraisemblablement pertinents » dans le cas où il existe « une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l’habilité à témoigner d’un témoin » : O’Connor, par. 22 (soulignement supprimé). Ce critère de la « pertinence probable » a été qualifié d’important, sans être onéreux : O’Connor, par. 24; McNeil, par. 29. Il est « important » en ce qu’il permet aux tribunaux de jouer le rôle de gardien, de manière à éviter les demandes de production « qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires » : O’Connor, par. 24, citant R c. Chaplin, 1995 CanLII 126 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 727, par. 32.
[27] Néanmoins, le fardeau qui incombe à l’accusé n’est pas onéreux. Du reste, le critère de « la pertinence vraisemblable » — moins rigoureux que celui de « la pertinence véritable » — a une « portée très large » qui « comprend des renseignements qui seraient raisonnablement susceptibles d’aider l’accusé dans l’exercice de son droit à une défense pleine et entière » : McNeil, par. 44; voir également O’Connor, par. 21. Ce n’est qu’une fois établie la pertinence vraisemblable des renseignements qu’ils renferment que les tribunaux évalueront la pertinence véritable des dossiers réclamés. C’est à ce moment‑là, c.‑à‑d. à la deuxième étape d’une demande de type O’Connor, que les intérêts opposés en jeu seront pris en compte par les tribunaux : McNeil, par. 39. De fait, « l’examen par la cour pourrait révéler que la prétention de pertinence vraisemblable établie à la première étape de la demande de type O’Connor n’est simplement pas étayée » : McNeil, par. 40.
[28] Il existe deux raisons qui expliquent pourquoi le critère préliminaire à satisfaire dans le cadre d’une demande de type O’Connor n’est pas exigeant. D’abord, à cette première étape, l’unique question à trancher est celle de la « pertinence probable » des renseignements. Le juge saisi de la demande ne se prononce pas sur l’admissibilité des documents demandés, et n’en est pas encore au stade d’examiner les intérêts opposés en jeu : O’Connor, par. 24. Ensuite, à cette étape, l’accusé se retrouve dans la situation difficile de devoir présenter des arguments sans connaître le contenu des dossiers demandés : O’Connor, par. 25. Ainsi, le critère de la pertinence probable est une première étape de l’analyse qui vise à éviter les recherches à l’aveuglette, mais rien de plus.
Le résumé
[29] En résumé, deux régimes différents régissent la communication de la preuve dans les affaires criminelles. D’une part, le régime de communication par la partie principale — comme il a été exposé dans Stinchcombe, et complété par les obligations incombant au ministère public et au service de police chargé de l’enquête, suivant l’arrêt McNeil — exige la communication, sur demande, de tous les renseignements pertinents que ces derniers ont en leur possession. Si le ministère public refuse cette communication, il lui appartient de démontrer que les renseignements concernés ne sont « manifestement pas pertinents ». D’autre part, le régime applicable à la communication de renseignements en la possession de tiers établi dans O’Connor nécessite la présentation à la cour d’une demande de production de dossiers détenus par un tiers — lorsque ceux‑ci ne relèvent pas des documents devant être communiqués par la partie principale — dont la défense est tenue de démontrer qu’ils sont « vraisemblablement pertinents ». Dans les deux cas, l’objectif est « [de] protéger le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, tout en reconnaissant la nécessité de restreindre la communication au besoin » : Groupe de la Banque mondiale c. Wallace, 2016 CSC 15 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 207, par. 115. De telles restrictions visent notamment à empêcher les recherches à l’aveuglette d’éléments de preuve.
Le régime O’Connor s’applique à la communication des registres d’entretien en matière d’alcool au volant
[33] Compte tenu de la précédente analyse des différents régimes de communication, il y a lieu de se poser les questions suivantes au moment de décider lequel des deux régimes s’applique : (1) les renseignements demandés se trouvent‑ils en la possession ou sous le contrôle du poursuivant? et (2) les renseignements recherchés sont‑ils d’une nature telle que la police ou l’autre entité étatique qui les a en sa possession ou sous son contrôle aurait dû les transmettre au poursuivant? Tel sera le cas si les renseignements visés peuvent être considérés comme faisant partie des « fruits de l’enquête » ou comme étant « manifestement pertinents ». Une réponse affirmative à l’une ou l’autre de ces questions commandera l’application du régime de communication par la partie principale[1]. Sinon, le régime de communication de renseignements en la possession de tiers s’appliquera. Pour les motifs ci‑après, les registres d’entretien sont soumis au régime de communication des dossiers en la possession de tiers.
…
[52] À la lumière de ce qui précède, je conclus que les documents demandés ne font pas partie de ceux à communiquer par la partie principale. Non seulement ne se trouvent‑ils pas en la possession ou sous le contrôle du poursuivant, mais ils ne font pas partie des « fruits de l’enquête ». Il ressort également de la preuve en l’espèce que les registres d’entretien ne sont pas « manifestement pertinents » pour les poursuites engagées contre les accusés MM. Gubbins et Vallentgoed. Il s’ensuit que la norme applicable dans les présents pourvois est celle établie dans l’arrêt O’Connor; par conséquent, les registres d’entretien sont soumis au régime de communication des renseignements en la possession de tiers.
[53] Cette conclusion cadre avec l’objet du régime général de communication de la preuve, qui consiste à fournir à l’accusé des renseignements pertinents tout en empêchant les recherches à l’aveuglette d’éléments de preuve et autres demandes d’information dilatoires. Le pourvoi connexe, R. c. Awashish, 2018 CSC 45, portait à l’origine sur une demande de communication présentée par la défense en vue d’obtenir 50 documents additionnels. Les motifs de ma collègue n’aident guère à résoudre ces problèmes. En conséquence, les recherches à l’aveuglette se poursuivraient. Dans bien d’autres affaires, l’accusé a obtenu un arrêt des procédures fondé sur le refus du ministère public de communiquer les registres d’entretien, même si l’alcoolémie de l’accusé dépassait 80 mg par 100 ml de sang, et que l’alcootest n’avait pas affiché de message d’erreur. Un tel résultat ne respecte pas l’intention du législateur de créer une présomption légale d’exactitude concernant les appareils.
Le régime de communication de la preuve lorsque le ministère public nie ou ignore l’existence des documents en cause : le régime Chaplin
[26] Le ministère public a nié l’existence des documents en l’espèce. Quand le ministère public nie l’existence des documents en cause, le cadre d’analyse applicable est celui établi dans R. c. Chaplin, 1995 CanLII 126 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 727, où le juge Sopinka a décrit la procédure suivante, au par. 30 :
Du moment que le ministère public affirme avoir rempli son obligation de produire, on ne saurait le contraindre à justifier la non‑divulgation de renseignements dont il ignore ou nie l’existence. Le ministère public n’est donc tenu de rien faire d’autre tant que la défense n’a pas établi des motifs sur lesquels le juge qui préside peut se fonder pour conclure à l’existence d’autres renseignements qui sont peut‑être pertinents.
[27] Mme Awashish n’a pas établi des motifs de conclure à l’existence ou à la pertinence des documents. Le ministère public n’était donc pas tenu de se pencher sur la question. La juge Paradis a eu tort de conclure le contraire. Toutefois, comme elle n’a commis aucune erreur de compétence, le certiorari ne peut servir à corriger l’erreur en cause.