R. c. Costanzo-Peterson, 2024 QCCA 1282
On reconnaît qu’exceptionnellement, « si la poursuite retire l’accusation pour la remplacer par une autre mais pour la même affaire, le calcul du délai pourrait bien commencer à partir de la première accusation ».
[63] Je veux clarifier ce point. Pour calculer le délai dans cette affaire, il importe d’établir la date initiale d’inculpation. Je rappelle que dans l’arrêt R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561, le juge Cournoyer explique bien le droit à cet égard, retraçant les arrêts pertinents de la Cour suprême. Le début du calcul pour les besoins de l’alinéa 11b) de la Charte commence au moment où une personne est inculpée, c’est-à-dire « quand une dénonciation relative à l’infraction qu’on lui reproche est déposée ou quand un acte d’accusation est présenté directement sans dénonciation » : R. c. Kalanj, 1989 CanLII 63 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1594; R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561.
[64] On reconnaît qu’exceptionnellement, « si la poursuite retire l’accusation pour la remplacer par une autre mais pour la même affaire, le calcul du délai pourrait bien commencer à partir de la première accusation » : R. c. Carter, 1986 CanLII 18 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 981, p. 985. Ainsi, il est évident que les chefs 10 à 29 du nouveau dossier 206 sont identiques à ceux du dossier 191. À mon sens, il s’agit d’un cas clair du principe énoncé dans l’arrêt R. c. Antoine, 1983 CanLII 1743 (C.A.O.), repris notamment dans l’arrêt R. c. Poitras, 2022 QCCA 1561. Pour ces chefs, le point de départ est janvier 2020.
[65] La situation est différente pour les chefs de cybercriminalité, qui sont distincts. Le fait qu’ils découlent de la même enquête ou même qu’ils auraient pu être déposés plus tôt n’y change rien dans les circonstances. Il s’agit d’accusations entièrement nouvelles. L’appelant a raison de plaider que le point de départ du calcul du délai pour ces accusations est en septembre 2020.
[66] La situation paraît moins claire pour le second dossier qui concerne les accusations à l’encontre de Jacob. Ces nouvelles accusations sont intrinsèquement liées aux précédentes puisqu’elles ne font qu’ajouter des chefs d’avoir contrevenu à une ordonnance lui interdisant de posséder des armes. Néanmoins, je crois qu’il s’agit de nouvelles accusations dans le contexte de la présente affaire. La règle claire rappelée dans l’arrêt Poitras, est préférable. Cela dit, je n’exclus pas que le fait de garder en réserve de telles accusations dans le but de relancer une poursuite susceptible de s’effondrer en raison du dépassement des plafonds de l’arrêt Jordan entraînerait un examen plus attentif d’un possible abus de procédures, mais ce n’est pas le cas ici.
L’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, se prête à plusieurs interprétations pour déterminer le plafond applicable devant un juge de cour provinciale alors qu’il n’y a pas ou ne peut y avoir d’enquête préliminaire.
[73] Il faut rappeler que les actes criminels en cause ne sont pas de juridiction absolue d’un juge de la cour provinciale au sens de l’article 553 C.cr. Aucun n’entraîne la possibilité d’un emprisonnement de plus de 14 ans et, par conséquent, aucune enquête préliminaire ne peut être demandée : par. 536(2) C.cr.
[74] Toutefois, le Code criminel précise que le prévenu doit faire le choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale sans jury, par un juge sans jury ou encore par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Si aucun choix n’est fait, le prévenu est réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury : par. 536(2.1) C.cr.
[76] Après l’arrêt Jordan, les parties devraient se préoccuper du fait que le dossier est alors soumis à un plafond de 30 mois. En outre, le prévenu doit nécessairement tenir compte du fait que l’absence de choix ne peut avoir comme effet de créer un piège pour la poursuite : R. c. Lapointe, 2021 QCCA 152.
[77] Il faut aussi rappeler qu’à tout moment après qu’un prévenu est réputé avoir fait un choix, le paragraphe 574(1.1) C.cr. accorde au ministère public la possibilité de présenter un acte d’accusation contre lui à l’égard de tout chef d’accusation contenu dans une ou plusieurs dénonciations, ou à l’égard d’un chef d’accusation inclus. L’article 548 C.cr. ne s’appliquant pas en l’absence d’une enquête préliminaire, l’initiative appartient aux parties de porter le dossier devant la Cour supérieure, par exemple en formulant une demande pour la désignation d’un juge responsable de la gestion de l’instance suivant 551.1 C.cr. afin de faire progresser le dossier.
[78] Il est alors toujours possible pour le prévenu réputé avoir choisi d’être jugé autrement que par un juge de la cour provinciale, au plus tard soixante jours avant la date fixée pour son procès, de choisir un autre mode de procès qui n’est pas un procès devant un juge de la cour provinciale, sauf avec le consentement du ministère public : al. 561(1)b) C.cr.
[34] Elle sait aussi, dès le départ, qu’aucun chef d’accusation n’est assujetti à la tenue d’une enquête préliminaire, donc le plafond du délai s’avère de dix-huit mois. Elle doit donc se gouverner en conséquence avant d’entamer les procédures et avoir un plan d’action pour mener à bien son procès.
R. c. Costanzo-Peterson, 2022 QCCQ 1843, par. 34.
[80] L’appelant reproche à la juge de retenir que ce plafond lui était connu dès le début puisque les intimés n’avaient pas fait leur choix du mode de procès et étaient donc réputés avoir choisi un procès devant un juge et un jury. Je suis d’avis que l’appelant a raison de dire que le plafond de 30 mois s’appliquait, car les intimés n’avaient pas fait de choix, ils l’avaient réservé.
[81] À la décharge de la juge d’instance, l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 631 (ci-après « Jordan »), se prête à plusieurs interprétations pour déterminer le plafond applicable devant un juge de cour provinciale alors qu’il n’y a pas ou ne peut y avoir d’enquête préliminaire.
[82] Voici ce que la Cour suprême écrit à propos des plafonds, un concept au cœur du nouveau cadre d’analyse :
[49] La caractéristique la plus importante du nouveau cadre d’analyse réside dans le fait qu’il fixe un plafond au‑delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Dans le cas des affaires instruites devant une cour provinciale, il est fixé à 18 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Dans le cas des affaires instruites devant une cour supérieure, ce plafond est fixé à 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès[2]. Signalons que le plafond de 30 mois s’applique également aux affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire[3]. Comme nous le verrons, les portions du délai que la défense renonce à invoquer ou celui qui lui est imputable ne comptent pas dans le calcul pour déterminer si le plafond en question a été ou non atteint. Autrement dit, ces délais doivent être ignorés.
Jordan, par. 49, notes [2] et [3] omises, caractères gras ajoutés.
[83] La note [2] n’est pas pertinente en l’espèce, car elle précise que l’al. 11b) de la Charte s’applique à la détermination de la peine, mais que cette étape n’est pas incluse dans les plafonds. À l’inverse, la note [3] est pertinente. La Cour y reconnaît que :
Bien que la plupart des instances où il y a enquête préliminaire soient instruites subséquemment devant une cour supérieure, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, il se peut qu’une affaire soit instruite devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire si la province où se déroule le procès en offre la possibilité (comme le Québec), ou si l’accusé change d’avis et opte pour un procès devant une cour de ce type au terme d’une enquête préliminaire. Le plafond de 30 mois s’appliquerait dans les deux cas.
Jordan, par. 49, note [3].
[84] On comprend que le plafond de 18 mois est celui d’un procès devant un juge de la cour provinciale, au sens de l’art. 2 C.cr., dont la définition inclut la Cour du Québec et les cours des poursuites sommaires :
juge de la cour provinciale Toute personne qu’une loi de la législature d’une province nomme juge ou autorise à agir comme juge, quel que soit son titre, et qui a les pouvoirs d’au moins deux juges de paix. La présente définition vise aussi les substituts légitimes de ces personnes. (provincial court judge) | provincial court judge means a person appointed or authorized to act by or pursuant to an Act of the legislature of a province, by whatever title that person may be designated, who has the power and authority of two or more justices of the peace and includes the lawful deputy of that person; (juge de la cour provinciale) |
[85] Au Canada, le juge de la cour provinciale entend les procès en matière sommaire (art. 785 C.cr.), les procès pour les actes criminels prévus à l’article 553 C.cr. ou, lorsque le Code criminel le permet, les procès des prévenus qui choisissent d’être jugés par un juge de cour provinciale (art. 554 C.cr.). Dans tous ces cas, aucune enquête préliminaire ne précède le procès.
L’absence de choix à la comparution a fait en sorte que les intimés étaient réputés avoir choisi de subir leur procès devant un juge de la Cour supérieure et un jury. La juge ne pouvait donc pas conclure que le plafond était de 18 mois dès le départ.
[95] Il faut noter que dans ces affaires de l’Ontario, le procès est alors véritablement un procès devant un juge de cour provinciale au sens du Code criminel, puisqu’un nouveau choix de procès devant un « juge sans jury » (art. 552 C.cr.) signifierait un procès devant la Cour supérieure.
[96] Ce n’est pas le cas au Québec. Le nouveau choix peut mener à un procès devant un « juge sans jury » au sens de l’art. 552 C.cr., lequel se tient alors devant la Cour du Québec. Dans l’arrêt Hamel, ce nouveau choix s’était manifesté pendant l’enquête préliminaire après une renonciation prévue (art. 549 C.cr.) Notre Cour a statué que le plafond était alors de 30 mois :
[96] Ce n’est pas le cas au Québec. Le nouveau choix peut mener à un procès devant un « juge sans jury » au sens de l’art. 552 C.cr., lequel se tient alors devant la Cour du Québec. Dans l’arrêt Hamel, ce nouveau choix s’était manifesté pendant l’enquête préliminaire après une renonciation prévue (art. 549 C.cr.) Notre Cour a statué que le plafond était alors de 30 mois :
[8] Il est vrai que l’appelant a renoncé à la tenue formelle de son enquête préliminaire, mais cette renonciation est intervenue dans le cadre de la tenue de cette enquête déjà fixée devant un juge de paix assigné à cette fin. C’est d’ailleurs précisément à ce stade des procédures que l’appelant est renvoyé à son procès. Le paragraphe 549(2)C.cr. prévoit les conséquences reliées à un renvoi au procès au stade de l’enquête préliminaire avec le consentement du prévenu et de la poursuivante :
549.(2) Lorsqu’un prévenu est astreint à passer en jugement aux termes du présent article, le juge de paix inscrit sur la dénonciation une mention du consentement du prévenu et du poursuivant, et le prévenu est par la suite traité à tous égards comme s’il était astreint à passer en jugement aux termes de l’article 548.
[9] La juge a donc eu raison de conclure que l’appelant subissait son procès devant la Cour du Québec après y avoir été renvoyé au terme d’une enquête préliminaire. La jurisprudence prévoit qu’un plafond de 30 mois s’applique à cette situation.
R. c. Hamel, 2022 QCCA 476, par. 8 et 9 (références omises, soulignement dans le texte).
[97] Dans le cas où un procès se tient devant elle, sans enquête préliminaire, à titre de juge au sens de 552 C.cr., la Cour du Québec est divisée sur le plafond applicable. Dans l’affaire R. c. Côté, 2018 QCCQ 1763, le juge a tranché que le plafond est de 18 mois. D’autres ont conclu que le plafond de 30 mois s’appliquait : R. c. Catania, 2016 QCCQ 15023; R. c. Deschenes et al., 2017 QCCQ 18086; R. c. Seepersad, 2024 QCCQ 1787.
[98] Je suis donc d’accord avec l’appelant que l’absence de choix à la comparution a fait en sorte que les intimés étaient réputés avoir choisi de subir leur procès devant un juge de la Cour supérieure et un jury. La juge ne pouvait donc pas conclure que le plafond était de 18 mois dès le départ.
Par contre, dans le présent dossier, le plafond de 18 mois ne fait plus de doute après le 15 janvier 2021, date où les intimés choisissent un procès devant un juge de la cour provinciale.
[99] Par contre, dans le présent dossier, le plafond de 18 mois ne fait plus de doute après le 15 janvier 2021, date où les intimés choisissent un procès devant un juge de la cour provinciale. Aucune renonciation n’est invoquée.
[100] Je reprends les propos de la Cour qui, dans l’arrêt Lapointe, souligne :
[18] En effet, il serait décevant et inacceptable que le cadre d’analyse établi par la Cour suprême pour améliorer la performance de la justice criminelle au pays permette la création artificielle d’un problème de délai qui s’avérait inexistant puisque le cheminement des dossiers progressait normalement à l’intérieur du plafond de 30 mois jusqu’alors applicable.
R. c. Lapointe, 2021 QCCA 152, par. 18, citant R. c. Shaikh, 2019 ONCA 895, par. 57.
[101] En l’espèce, on ne peut pas dire que les intimés ont créé artificiellement le délai de 18 mois, auquel l’appelant a consenti. Je suis aussi d’avis que la suite des choses illustre que l’affaire n’a pas été menée avec la célérité voulue. L’appelant a notamment trébuché sur deux obstacles qu’il avait lui-même dressés sur le parcours, soit la communication de la preuve et son consentement à un procès devant un juge de la cour provinciale.
[102] Le déroulement du dossier soutient la conclusion de la juge. Pendant sept mois après la comparution initiale, l’enquête policière s’est poursuivie. Rien ne laisse entendre que l’appelant était prêt à procéder. Au contraire, il a porté de nouvelles accusations et cherchait à tenir un procès sur le tout.
[103] Je note qu’il ne s’écoule alors qu’environ quatre mois avant que les intimés fassent leur choix, que l’appelant a accepté. Ainsi, si le dossier évoluait initialement avec un plafond de 30 mois, l’appelant consent le 15 janvier 2021 à ce que les intimés choisissent un procès devant un juge de cour provinciale. L’arrêt R. c. Shaikh, 2019 ONCA 895 en rappelait les conséquences et il ne pouvait pas être ignoré. L’appelant ne montre pas qu’il s’en est préoccupé. Il s’est plutôt empêtré dans l’avancement de son dossier avec les difficultés créées par l’engagement de confidentialité et la communication de la preuve évolutive. Les faits au dossier décrivent l’appelant comme inébranlable lorsque, en octobre 2021, l’audition de la requête fondée sur l’alinéa 11b) est annoncée et fixée en mars 2021, soit 18 mois après la comparution de septembre 2020.
La crise sanitaire est une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.
[104] L’appelant fait grand cas des bouleversements engendrés par la pandémie. Il est indéniable que la mise à l’arrêt des activités judiciaires a pu avoir une incidence sur les dossiers qui progressaient devant les tribunaux. En l’espèce, il est évident et personne ne conteste que la crise sanitaire est une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.
[105] Si le dossier est effectivement déjà ouvert pendant l’arrêt des activités judiciaires, ce n’est que le 27 mai 2021 que l’appelant annonce qu’il est « prêt » pour le procès, soit 11 mois après la « reprise » du 29 juin 2020. La date du procès sera déterminée le 3 septembre 2020. Il s’est alors écoulé 14 mois depuis la « reprise ».
L’arrêt Jordan, notamment, exige qu’à la suite d’un événement distinct et exceptionnel — ce qui est le cas de la pandémie — le ministère public et les tribunaux doivent prendre des mesures pour atténuer le délai causé par cet événement, notamment en donnant la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant.
[106] Alors que la Cour entendait trois pourvois la même semaine mettant en cause la crise sanitaire et les délais qu’elle a occasionnés, elle s’est interrogée sur l’opportunité de fixer un délai présomptif pour cette circonstance exceptionnelle, et donc en faveur d’une déduction, mais il serait réfragable si l’accusé démontre qu’il est trop dans les circonstances de son dossier.
[107] Outre les dossiers Leclair no 500-10-007873-225, et Riverano 500-10-007606-211, qui pouvaient nourrir la réflexion, c’est le présent dossier qui la motivait. À la demande de la Cour, les parties dans ces trois dossiers ont présenté des observations écrites. Après avoir dûment considéré ces positions respectives, il m’apparaît inapproprié, dans les circonstances, d’attribuer un délai présomptif à la crise sanitaire.
[108] La possibilité d’attribuer un délai présomptif a fait surface au fil des plaidoiries. L’arrêt Jordan, notamment, exige qu’à la suite d’un événement distinct et exceptionnel — ce qui est le cas de la pandémie — le ministère public et les tribunaux doivent prendre des mesures pour atténuer le délai causé par cet événement, notamment en donnant la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant.
[75] La durée du délai causé par tout événement exceptionnel distinct doit être soustraite de la durée totale du délai lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a ou non dépassement du plafond applicable. Bien sûr, le ministère public doit toujours être prêt à atténuer le délai découlant d’une circonstance exceptionnelle distincte. Il doit en être de même du système de justice. Dans la mesure de ce qui est raisonnable, le ministère public et le système judiciaire devraient être en mesure de donner la priorité aux causes dont le déroulement a été défaillant en raison d’événements imprévus (voir R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625). Ainsi, toute portion du délai que le ministère public et le système judiciaire pourraient raisonnablement avoir atténué ne peut être soustraite du délai total écoulé (c.-à-d. qu’il pourrait ne pas être indiqué de soustraire l’entièreté de la période découlant des événements exceptionnels distincts).
Un dossier peut passer à travers les contrecoups de l’événement distinct et exceptionnel sans en être affecté. Par exemple, si pendant cette période le dossier est en préparation, l’impact peut-être nul.
[110] Face à la pandémie, la proposition est simple. Les tribunaux ont dû temporairement suspendre leurs activités. Incontestablement, tous en conviennent, il s’agit d’un événement distinct et exceptionnel. Réalistement, la pandémie a perturbé le cours normal des affaires et cela sans que le ministère public et le système de justice puissent le prévenir : Jordan, par. 75. Puisque la réorganisation judiciaire des dossiers touchés demande inévitablement un certain temps, l’impact causé par cet événement distinct et exceptionnel sur les délais s’est prolongé.
[111] Ainsi, la difficulté n’est pas de constater la survenance d’un événement distinct et exceptionnel, mais d’établir son effet dans le temps. Cette difficulté ne peut faire abstraction de la nature même de l’événement distinct et exceptionnel, dont l’effet atteint le système et non pas un dossier particulier.
[112] Toutefois, il est possible qu’un dossier n’en souffre pas, ou qu’il en souffre dans une moindre mesure. En effet, si les parties ne sont pas prêtes à procéder, l’effet de la pandémie devient relatif. Dit autrement, un dossier peut passer à travers les contrecoups de l’événement distinct et exceptionnel sans en être affecté. Par exemple, si pendant cette période le dossier est en préparation, l’impact peut-être nul.
[113] Le présent dossier en est une illustration et c’est la première raison qui m’amène à conclure qu’il n’est pas approprié de fixer un délai présomptif. Le dossier pourrait alors « bénéficier » d’un délai présomptif alors qu’il n’aurait pas souffert de l’événement distinct et exceptionnel.
[114] La seconde raison est la difficulté d’établir la durée des contrecoups. Dans leurs notes, les parties soulèvent des aspects pertinents sur ce point. Cependant, aucune observation ne permet de cibler adéquatement le délai approprié. Je partage l’opinion exprimée par l’appelant dans ses notes, dans le dossier Rivera, no 500-10-007606-211, qui souligne qu’« il est logique de croire qu’à mesure que le temps avance, les impacts de la pandémie se font moins ressentir ». Et j’ajoute, comme certaines parties l’ont écrit, que cela variera d’un district judiciaire à un autre.
[115] Dans le présent dossier, l’appelant a tenté d’évaluer ce délai. Il indique que « les données en preuve dans cette affaire permettent de constater un allongement médian des délais de 4 à 5 mois dans les centres urbains pour la période de 12 mois suivant la réouverture des tribunaux en comparaison avec l’année 2019 ». Cherchant à établir le délai présomptif à déduire pour « la période où les restrictions sanitaires couplées au ressac causé par la fermeture de la société et des tribunaux », en excluant la période de fermeture qui est nécessairement déduite, l’appelant suggère « un délai présomptif de 7 mois ou plus attribuable à la pandémie, et dans tous les cas d’au moins 5 mois ».
[116] Or, le présent dossier n’est « prêt » que bien au-delà de cette période. Il aurait ainsi traversé cette période présomptive alors qu’il était en « préparation » pour le procès.
[117] Enfin, la troisième raison met en cause les conséquences d’établir un délai présomptif sur le droit en vigueur et le déséquilibre que cela créerait. À la réflexion, je ne suis pas convaincu qu’il faille sacrifier un droit constitutionnel au nom d’une certaine efficacité. En fait, je ne suis pas convaincu qu’un délai présomptif réfragable simplifierait les choses. Il ne ferait que renverser le fardeau de la preuve sur les épaules de l’accusé. Il augmenterait aussi, et artificiellement, les plafonds établis par l’arrêt Jordan et de façon uniforme à travers les districts judiciaires alors que les réalités peuvent être différentes et que, dans les faits, les acteurs locaux peuvent « réagir » ou ont réagi différemment face à l’événement distinct et exceptionnel constaté.
[118] En définitive, il apparaît plus sage de laisser les parties faire la preuve nécessaire dans le cadre souple de l’arrêt Jordan.
…
[123] En fin de compte, la preuve autorise la juge à conclure que le dossier a cheminé à travers l’événement distinct et exceptionnel alors qu’il était lui-même dans sa phase de préparation. Le déroulement de l’instance ne permet pas d’intervenir sur l’évaluation des faits ni sur cette conclusion. Je rejette donc ce moyen d’appel.
La seule affirmation du ministère public qu’il est « prêt » ne déclenche automatiquement pas la responsabilité de la défense pour les délais qui suivent.
[125] D’abord, je rappelle que « la défense cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle » : Jordan, par. 64; Rice par. 160;
[126] Ensuite, « [p]our éviter toute confusion », l’arrêt Jordan précise« que le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations portées contre elle est exclu du délai qui lui est imputable » : Jordan, par. 65; Rice, par. 52.
[127] Ainsi, la seule affirmation du ministère public qu’il est « prêt » ne déclenche automatiquement pas la responsabilité de la défense pour les délais qui suivent.
[128] Il est difficile de faire un reproche à la juge qui considère que l’enquête policière était en cours depuis plusieurs mois, voire années, avant le dépôt des accusations et que, malgré tout, la communication de la preuve a été laborieuse en raison notamment, des exigences de confidentialité imposées par l’appelant.
Il est indiscutable que bien « préparé, le ministère public peut entreprendre des procédures particulièrement complexes qui justifieront un dépassement des plafonds établis par la Cour suprême et je conviens dans ces cas, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, que l’État n’a pas à subir de pressions indues pour abandonner une poursuite par ailleurs bien fondée ou à accepter toutes les propositions de la défense dans l’espoir d’abréger les procédures ».
[143] En somme, il est indiscutable que bien « préparé, le ministère public peut entreprendre des procédures particulièrement complexes qui justifieront un dépassement des plafonds établis par la Cour suprême et je conviens dans ces cas, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, que l’État n’a pas à subir de pressions indues pour abandonner une poursuite par ailleurs bien fondée ou à accepter toutes les propositions de la défense dans l’espoir d’abréger les procédures » : Rice, par. 95 (référence omise).